“SOS Retraites en péril !” par Jacques Bichot

Article de Jacques Bichot, écrit le 17/02/2020 et publié le 19/02/2020 sur Breizh-Info Parviendra-t-on à finaliser la réforme des retraites annoncée par Emmanuel Macron lorsqu’il était candidat à la présidence de la République ? L’affaire se présente plutôt mal. Petite histoire d’une réforme maudite : les débuts. Une année et demie de travaux conduits par Jean-Paul Delevoye en tant que Haut-commissaire à la réforme des retraites, en étroite liaison avec les partenaires sociaux, a débouché sur un projet : celui-ci fut aussitôt fortement attaqué par les organisations syndicales, de salariés et de professions libérales, qui avaient pourtant été constamment consultées durant sa gestation. La technique des points, bien connue des partenaires sociaux qui l’avaient adoptée il y a longtemps tant pour les salariés du secteur privé (régimes AGIRC puis ARRCO) que pour les professionnels libéraux, n’a plus trouvé grâce à leurs yeux. L’âge pivot, en usage dans de nombreux pays, indispensable pour donner une grande liberté de choix aux assurés sociaux sans pour autant mettre en péril l’équilibre d’un régime, fut conspué. La valse des ministres. À ces problèmes de fond sont venus s’ajouter des questions de personnes : on découvrit, peu après la publication de son projet, que le Haut-Commissaire traînait des casseroles ; il fut renvoyé quelques semaines après être entré au Gouvernement. Très logiquement, le dossier retraite fut confié à Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé, auprès de laquelle Delevoye était « délégué ». Elle ne connaissait peut-être pas grand-chose aux retraites, et elle n’a pas eu le temps de s’y mettre, désignée qu’elle fut pour candidater à la mairie de Paris. Le dossier retraites fut plus spécifiquement confié à un certain Laurent Pietraszewski en tant que secrétaire d’état auprès de madame Buzyn. Mais cette dernière fut priée d’aller conquérir la mairie de Paris, et remplacée avenue de Ségur par Olivier Véran, député de l’Isère, lui aussi LREM et médecin. Le harcèlement par les amendements. Olivier Véran et Laurent Pietraszewski se trouvent face à une Assemblée nationale où il est possible de déposer, sur un projet de loi, autant d’amendements que le veulent les plus trublions des parlementaires : dans ce cas, environ 41 000, dont 23 000 en provenance du seul petit groupe de La France Insoumise. Inutile de préciser qu’il est impossible d’examiner un tel nombre de propositions ! Telles sont, à l’heure où j’écris, les nouvelles concernant la gestion d’une réforme d’importance capitale, lancée dans l’improvisation la plus totale par un jeune candidat à la présidence de la République, et gérée avec un amateurisme confondant. Et tout ça pour quoi ? Comme nous allons le voir, pour une réforme qui, même si elle aboutit, n’apportera pas une solution juste, viable et pérenne, faute de connaissances du fonctionnement réel des retraites par les personnes qui sont à la manœuvre. La persévérance dans l’erreur. Le projet de réforme est basée sur l’idée saugrenue que nous préparons nos retraites en cotisant pour celles que nos aînés ont déjà liquidées. Or l’argent ainsi collecté n’est pas investi : il est distribué aux retraités, qui le dépensent pour la plus grosse partie. S’il était investi, les cotisants pourraient estimer à juste titre préparer réellement leur retraite, mais ce n’est pas le cas : ils ne la préparent que juridiquement, dans le cadre de lois passablement loufoques. Le problème a été très bien exposé par Alfred Sauvy, fondateur de l’INED, l’Institut National d’Études Démographiques. L’histoire remonte au milieu des années 1970, il y a presque un demi-siècle. La forte natalité de l’après-guerre, le baby-boom, cédait alors la place à un certain malthusianisme : pas assez d’enfants pour assurer le renouvellement des générations. Sauvy s’en est publiquement inquiété, disant en substance que, s’il y a aujourd’hui beaucoup de berceaux vides, il y aura dans vingt, trente, quarante, cinquante ans, moins de travailleurs, et donc moins de cotisants pour payer des pensions aux retraités. Une journaliste du Monde fit un billet pour dire que ce Sauvy était un alarmiste ridicule, qu’elle cotisait, que cela lui donnait des droits, qu’elle ferait valoir en temps voulu, pourquoi donc s’inquiéter ? Sauvy, qui venait sinon de prendre sa retraite – il n’était pas du genre à laisser tomber ses recherches – du moins de liquider sa pension, lui répondit en la remerciant de cotiser à son profit, ce qui lui permettait de voyager et de vivre très correctement. Mais, ajoutait-il, ses cotisations, étant ainsi complètement dépensées au fur et à mesure, ne servaient rigoureusement à rien pour la préparation de sa retraite à elle, la jeune Claude Sarraute. Ce qui lui reviendrait un jour, ce seraient les cotisations des bébés d’aujourd’hui, devenus travailleurs. Et, bien évidemment, sauf à écraser les générations montantes sous les prélèvements obligatoires, leurs faibles effectifs se traduiraient par des pensions modestes, pour elle et ses contemporaines. En 2020, les pensions sont encore assez généreuses, grâce à une augmentation très forte des taux de cotisation vieillesse au fil des décennies, mais le taux des prélèvements obligatoires est à la limite du supportable : il est temps de regarder les réalités en face. Il faudrait prendre pour base des droits à pension, non pas les cotisations vieillesse, mais l’investissement dans la jeunesse. Puisque ce qui prépare véritablement les futures retraites des actifs actuels, c’est ce qu’ils font en faveur des nouvelles générations, la logique et l’équité voudraient que l’on attribue les droits à pension au prorata des investissements réalisés dans la jeunesse. Ces investissements prennent principalement deux formes : en nature et en argent. En nature, c’est mettre au monde des enfants, puis les éduquer et les entretenir durant une vingtaine d’années, plus ou moins selon les cas. En argent, c’est payer les impôts qui permettent la scolarisation des enfants et des jeunes, et les cotisations qui permettent le versement de prestations familiales et la prise en charge des frais de maternité et des dépenses de santé des enfants. C’est cela qui devrait donner des points de retraite. En imitant ce que font quelques pays comme la Suède et quelques régimes … Lire la suite

Jacques Bichot : Le rôle assurantiel de l’Etat en période de « cygnes noirs »

Article de Jacques Bichot, écrit le 16 avril 2020 et publié le 17 avril 2020 sur Économie-Matin La crise économique liée au coronavirus va, d’ici quelques mois, passer au premier plan par rapport à la crise sanitaire. Un nombre impressionnant d’entreprises de toutes tailles se retrouvent déjà avec d’énormes difficultés. Pour ne prendre qu’un exemple, celui des entreprises liées au transport, la SNCF et les entreprises de transport urbain, à commencer par la RATP, ne fonctionnent plus qu’au dixième de leur niveau habituel ; les constructeurs d’automobiles n’en vendent plus guère ; les avions sont entreposés sur certaines pistes, attendant d’avoir à nouveau des passagers ; les bateaux de croisière, particulièrement les monstres flottants faits pour embarquer des milliers de touristes, restent à quai. Que ce soit pour les salariés ou pour les actionnaires, c’est la catastrophe. Mais c’est aussi la Bérézina pour l’hôtellerie, la restauration, les centres commerciaux, le BTP, etc. Que faire pour que l’activité puisse redémarrer lorsque le COVID-19 aura été dompté ? La puissance de l’imprévisible Les sinistres « ordinaires » sont pris en charge par des organismes d’assurance. Ceux-ci disposent d’actuaires, spécialistes du calcul des probabilités, qui étudient la fréquence et la gravité des sinistres : cela permet aux assureurs de promettre une indemnisation convenable, en cas de sinistre, à ceux qui paient les primes. Mais le métier d’assureur a des limites : il ne peut se pratiquer correctement que si les sinistres surviennent avec une sage régularité. Pour les accidents de la circulation, en période normale leur nombre, leur répartition par niveaux de gravité, peuvent être prévus à l’avance, si bien que les assureurs peuvent calculer les primes à demander à leurs clients : suffisantes pour indemniser comme prévu et dégager une marge, sans être excessives, ce qui se traduirait par une fuite de la clientèle vers des assureurs moins gourmands. Mais les prévisions, les beaux calculs probabilistes, peuvent se trouver totalement démentis. C’est le moment de lire ou de relire l’ouvrage qui a donné un nom à ces évènements qui sortent de l’ordinaire : cygnes noirs. Nassim Nicholas Taleb a publié en 2007 The Black Swan. The impact of the Highly improbable. La traduction française a suivi en 2011, aux Belles Lettres. Le sous-titre est important lui aussi : La puissance de l’imprévisible. Nous sommes précisément, depuis quelques mois, confrontés à un puissant imprévisible. Nous avions vu défiler depuis des lustres beaucoup de cygnes blancs, des événements susceptibles d’être traités statistiquement au moyen de la fameuse courbe de Gauss ; puis est arrivé celui que personne n’attendait, celui qui vient « tous les 36 du mois », comme on dit familièrement, et pour lequel on n’avait donc pas mis de couvert pour le repas auquel, sans prévenir, il s’est invité. Mon histoire de convive imprévu n’est pas complète : il faut ajouter que ce pique-assiette n’est pas n’importe qui. Le cygne noir de Taleb n’est pas simplement imprévu : il est extraordinairement important. L’invité surprise n’est pas un ancien condisciple perdu de vue depuis trente ans : c’est la reine d’Angleterre ! Ou disons plutôt, vu l’origine de l’épidémie, que c’est Xi Jinping, l’homme le plus puissant de notre planète … Mais je sous-estime encore ce cygne noir : la puissance du coronavirus dépasse même celle du potentat chinois. Comment assurer l’inassurable ? Nous sommes dans une de ces situations exceptionnelles, où les manières usuelles de penser et d’agir sont inefficientes. L’assurance classique est impuissante contre la morsure du cygne noir. La catastrophe internationale ne peut être traitée que par le recours au contrat de solidarité implicite qui nous lie en tant qu’êtres humains. Cela signifie premièrement un traitement à l’échelle de chaque nation, et deuxièmement un traitement international. En ce qui concerne notre pays, les pouvoirs publics ont un devoir bien plus difficile à remplir que la simple mise en place du confinement : il s’agit en quelque sorte de remplacer les assurances, parce que le sinistre qui s’est produit est d’une ampleur qui les dépasse. C’est à l’Etat de répartir entre les citoyens la perte infligée par l’épidémie. L’expression « citoyens » n’est d’ailleurs pas vraiment adéquate, car il convient de réaliser une péréquation des pertes non seulement entre les ménages, mais aussi entre tous les corps intermédiaires, à commencer par les entreprises. Si l’on veut utiliser le mot « solidarité » pour ce partage a posteriori des conséquences économiques désagréables de l’épidémie, faisons-le, mais en ayant bien conscience du fait qu’il s’agit plutôt d’une assurance implicite liée à notre commune citoyenneté. Le pacte national qui nous lie les uns aux autres et à la France inclut en quelque sorte une disposition analogue à celle qui existe pour chaque famille, et qui est la base du mariage : « unis pour le meilleur et pour le pire ». Le pire étant arrivé, comment organiser la mise en commun qu’implique le mot « fraternité », l’un des trois mots fondateurs de notre pacte national ? Il va falloir évaluer les dommages subis, et déterminer les prélèvements à effectuer sur les moins touchés au profit des plus atteints. Concrètement, trois instruments peuvent jouer un rôle essentiel : la fiscalité, les dédommagements, et les prélèvements, dont l’érosion monétaire sera probablement le principal. Crédit et inflation La fiscalité permet théoriquement de prélever sur les ménages qui auront été relativement épargnés par la crise au profit de ceux qui ont été touchés de plein fouet. Mais ne nous faisons pas d’illusion : le produit des impôts sera en baisse, insuffisant pour couvrir les dépenses habituelles de l’Etat, il ne faut donc pas trop compter sur la fiscalité, même si un relèvement temporaire de la pression fiscale sur les hauts revenus doit évidemment faire partie du plan d’ensemble. La technique la plus efficiente, dont la mise en œuvre a déjà commencé, est le recours massif de l’Etat à l’endettement, recours suivi d’une hausse du niveau général des prix. C’est la manière la moins mauvaise de procéder pour étaler dans le temps le prélèvement qui sera inévitablement pratiqué sur les ménages (à l’exception des pauvres). Autrement dit, le recours à l’endettement public va permettre de ne pas immédiatement faire sentir aux ménages l’ampleur de leur appauvrissement, conséquence inéluctable de ce … Lire la suite

Jacques Bichot : “Les retraites ont besoin d’une réforme systémique, mais laquelle ?”

Article de Jacques Bichot publié le 21/04/2018 sur Économie-Matin De retour du colloque organisé au Sénat sur la réforme des retraites, où l’on m’avait demandé d’intervenir, je suis frappé par le peu de place que les intervenants, dans leur majorité, accordèrent à la démographie et à l’investissement dans la jeunesse.   Il me semble donc utile de rappeler, comme je l’ai fait au Sénat, mais de façon plus organisée qu’au cours d’une table ronde, la façon dont fonctionnent les retraites par répartition, au-delà des artefacts juridiques, et la nécessité pour le législateur de comprendre et respecter ces réalités économiques finalement assez simples. L’utilisation du mot « réforme » La loi a été utilisée à diverses reprises pour modifier des paramètres de gestion des régimes, tels que les âges de la retraite et le nombre de trimestres nécessaires pour accéder au taux plein. C’est une erreur. La gestion doit être laissée aux gestionnaires, qui doivent être responsables, et donc sanctionnables. Le Législateur, lui, n’étant pas sanctionnable, ne doit pas prendre des mesures qui relèvent de la gestion courante. Les partenaires sociaux n’ont heureusement pas besoin de la loi pour modifier la valeur de service du point ou son prix d’achat, c’est-à-dire accomplir des actes de gestion courante. La loi devrait être réservée aux réformes dites « structurelles », comme le remplacement de plusieurs régimes par un seul. Une absence de taille dans le projet de réforme actuel Ce projet prévoit à terme un seul régime par répartition, le même pour tous les Français, au lieu de 3 douzaines. Dans ce régime unique, disons France-retraite, les droits à pension seraient représentés par des points : soit des points analogues aux points ARRCO, soit des euros notionnels, forme particulière de points, dont le prix d’achat sera invariant : un euro de contribution donne un euro sur le compte notionnel. Mais le mode d’attribution des droits à pension envisagé n’est pas correct. Il semble en effet que l’attribution des points restera basée sur les cotisations vieillesse, lesquelles servent à payer les pensions actuelles conformément à la formule « pay-as-you-go », alors qu’elle devrait être rendue cohérente avec le théorème de Sauvy : « nous ne préparons pas nos pensions par nos cotisations, mais par nos enfants ». Un seul régime par répartition Un régime unique implique que la même formule de calcul des points soit utilisée pour tous les assurés sociaux. Cela ne veut pas dire que tous seront clients de la même institution : chacun pourra choisir celle qu’il préfère, par exemple parce qu’elle s’occupe aussi de produits complémentaires : retraite par capitalisation, fourniture de rente viagère contre un versement monétaire ou un bien immobilier, assurance dépendance, complémentaire santé, épargne salariale, et différentes formules de prévoyance. Le régime France-retraite sera moins généreux que beaucoup de régimes spéciaux. Cela ne veut pas dire que les cheminots, par exemple, n’auront rien de plus que les salariés du privé, mais que ce qu’ils auront en plus relèvera de la capitalisation. N’importe quelle entreprise ou administration pourra de même organiser pour ses salariés une retraite complémentaire fonctionnant en capitalisation. Choisir plutôt des points de type ARRCO-AGIRC que des comptes notionnels Pourquoi importer une formule suédoise alors que les partenaires sociaux français ont adopté une formule qui marche bien et qui est familière à 80 % des Français ? D’autant que le compte notionnel présente un grave inconvénient : il supprime une variable de commande, à savoir le prix d’achat du point (un euro-point est toujours payé un euro-monnaie). La gestion de l’AGIRC-ARRCO a montré qu’il est très utile de pouvoir modifier ce paramètre. La répartition actuelle est un monstre économique. Il faut rendre le droit des retraites par répartition cohérent avec la réalité économique La formule de Sauvy déjà citée, « nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations, mais par nos enfants », est irréfutable. Dans le courant des années 1970, quand au baby-boom a succédé une fécondité inférieure à 2 enfants par femmes, Sauvy a poussé un cri d’alarme signifiant : « aïe, aïe, aïe pour nos retraites ». Claude Sarraute, dans Le Monde, a écrit en substance : « Cet illustre démographe radote, je paie mes cotisations, j’aurai droit à ma pension ». Sauvy, qui venait de liquider sa pension, lui a répondu à peu près ceci dans le même quotidien : « Madame, vous cotisez, je vous en remercie, car on me donne votre cotisation, ainsi que quelques autres, ce qui me permet de bien vivre. Mais quand vous serez vieille, moi je serai mort, et je ne vous rembourserai rien ! En revanche, les enfants qui naissent aujourd’hui cotiseront pour que vous ayez une pension. Et ça marchera mieux si ces enfants sont nombreux et bien formés que s’il y en a peu et qu’on ne leur apprend pas grand-chose. » Le président de la République, dans son interview au JT de TF1 il y a quelques jours, a repris (sans le citer) la première moitié du théorème de Sauvy : il a reconnu que les cotisations vieillesse ne préparent pas, économiquement, les pensions de ceux qui les versent. Malheureusement, il n’a pas abordé la seconde moitié du théorème : celle qui dit que les pensions futures, en répartition, sont préparées par la mise au monde et l’éducation des enfants. Cette lacune est très regrettable, car ce que le Législateur devrait faire, c’est transposer sous forme juridique cette réalité économique. S’il le fait, la France aura adopté pour elle-même et apporté au monde entier la bonne formule de retraite par répartition. S’il ne le fait pas, ce sera une belle occasion manquée. Concrètement, comment faire pour que le droit des retraites par répartition devienne cohérent avec leur fonctionnement économique réel ? Comme la capitalisation, la répartition se prépare en accumulant du capital. La différence est simple : dans un cas il s’agit du capital physique et technologique (des infrastructures, des bâtiments, des machines, des brevets), et dans l’autre cas il s’agit du capital humain. Il n’y a aucune opposition entre capitalisation et répartition, mais complémentarité comme entre les machines et les hommes. Il serait donc juste d’accorder les droits à pension dans un régime par répartition au prorata de ce que chacun … Lire la suite

“Comment sortir du piège des régimes spéciaux ?”, par Jacques Bichot

Article de Jacques Bichot publié dans Économie-Matin le 20/11/2019. La réforme des retraites est actuellement dans l’impasse à cause, notamment, de l’absence de traitement du problème posé par les avantages spécifiques qu’accordent les régimes spéciaux. Le passage au points, préconisé par Jacques Bichot depuis fort longtemps, a été envisagé par les pouvoirs publics en 2002, et s’est heurté à ce même problème. Il est intéressant de prendre connaissance de la solution que cet économiste proposait alors pour résoudre le dit problème, solution qui permettrait aujourd’hui d’avancer sans qu’une grève, qui peut être très perturbante et de longue durée, se charge de faire capoter les velléités réformatrices du président de la République, dont on a déjà remarqué la propension à ne pas aller au bout de ce qu’il annonce (voir par exemple son objectif de réduire le déficit public). Après les manifestations du 3 octobre puis du 26 novembre 2002 pour défendre statuts et régimes de retraites, après le tollé provoqué par une modification des règles de compensation démographique favorable aux régimes spéciaux et coûteuse pour le régime général, après la mise en extinction du congé de fin d’activité dans la fonction publique et l’utilisation in extremis de ce dispositif par un homme politique de premier plan, après le « non » apporté par une majorité des salariés et retraités d’EDF/GDF au protocole d’accord élaboré à grand peine, la réforme des régimes spéciaux de retraites, pour nécessaire qu’elle soit au dire des spécialistes, se présente de plus en plus comme un piège pour le Gouvernement. Lui est-il possible d’éviter ce piège autrement qu’en faisant comme ses prédécesseurs, c’est-à-dire rien ? Une solution existe. Il faudrait simplement prendre au sérieux quatre principes : Les retraites par répartition relèvent de la solidarité nationale, et non pas de solidarités professionnelles ou catégorielles. Quelques milliers de mineurs en sursis et leurs entreprises qui n’extraient presque plus ni charbon ni minerai pourraient-ils entretenir des retraités vingt ou trente fois plus nombreux ? Comment les exploitants agricoles en activité payeraient-ils la retraite de leurs anciens, cinq fois plus nombreux ? Exemples et analyse montrent que les régimes catégoriels ne sont pas viables à long terme ; les plus florissants aujourd’hui (par exemple celui des fonctionnaires territoriaux et hospitaliers) passeront eux aussi par une étape où ils manqueront de cotisants en proportion de leurs retraités. Il faut en prendre acte : les faits ont donné raison à Pierre Laroque qui, à la Libération, voulait instaurer un régime unique. Les engagements pris doivent être tenus. Si quelqu’un a travaillé pendant trente ans avec la promesse qu’il aurait à tel âge une pension calculée sur la base de 2 % de son salaire de fin de carrière par année validée, l’État doit s’interdire de ramener ce pourcentage en dessous de 60 % par un texte à caractère rétroactif, même si le rapport Charpin le lui conseille. L’État est fait pour définir les règles de solidarité nationale qui s’imposent à tous, tandis que les partenaires sociaux ont vocation à négocier des accords spécifiques et à gérer des institutions. Quand l’État va jouer dans la cour des partenaires sociaux, au lieu de poser les règles du jeu et de surveiller les joueurs, il n’inspire plus le respect et la « chienlit », aurait dit de Gaulle, s’instaure rapidement. En matière de retraites, équité et responsabilité s’appuient sur une discipline scientifique : l’actuariat. La neutralité actuarielle est le moyen d’éviter que les uns ne profitent au détriment des autres ; c’est aussi (avec le plein emploi) le moyen de mettre chacun en position d’arbitrer entre toucher plus tôt une pension mensuelle plus modeste, ou plus tard des mensualités plus importantes. Si l’on décidait de mettre en place un régime unique de retraites par répartition, au lieu de vouloir traiter au cas par cas chaque régime spécial, bien des choses deviendraient possibles : Renoncer aux inégalités catégorielles, mais sans effet rétroactif, en intégrant les régimes spéciaux au sein du régime unique, en même temps que les régimes de non salariés et le régime général de la sécurité sociale complété par l’ARRCO et l’AGIRC Faire fonctionner par points ce régime unique, car cette formule assure une meilleure gouvernance : il a fait ses preuves à l’ARRCO et à l’AGIRC Confier la gestion de ce régime unique aux partenaires sociaux, qui auraient enfin une responsabilité à leur mesure. Eux aussi ont fait leurs preuves à l’ARRCO et à l’AGIRC, y compris quand il s’est agi d’unifier une multiplicité de régimes. A l’occasion de la conversion en points des annuités validées, conserver la valeur de tous les avantages gagnés avant la réforme dans des régimes spécifiques. Les salariés d’EDF, de GDF, de la SNCF, les fonctionnaires et bien d’autres conserveraient ainsi la totalité de ce qu’ils ont acquis dans le cadre des règles en vigueur avant la réforme. La charge en incomberait naturellement aux générations suivantes, mais, en répartition, c’est toujours le cas : seule la tuyauterie des prélèvements diffère. Conserver les caisses catégorielles, en regroupant le cas échéant celles qui, pour la même catégorie, gèrent les unes un régime dit de base, et les autres un régime obligatoire et par répartition dit complémentaire, formant ensemble ce qui, selon les standards internationaux, constitue le « premier pilier ». Là où il n’en existe pas (fonctionnaires de l’État, notamment), créer de telles caisses, dont les partenaires sociaux assureraient la gestion. Créer une Caisse Nationale qui centraliserait les cotisations collectées par les caisses catégorielles et reverserait à chacune d’elles les sommes requises pour servir les pensions à ses adhérents retraités. Cela remplacerait la compensation démographique, et mettrait fin aux conflits et protestations qui en découlent. Laisser les caisses catégorielles libres d’organiser des régimes complémentaires par capitalisation en sus de la gestion pour leurs adhérents du régime unique obligatoire. Quand celui-ci serait moins avantageux pour l’acquisition de droits dans le futur (et dans le futur seulement, les droits acquis antérieurement à la réforme étant intégralement respectés) que tel régime spécial, les partenaires sociaux pourraient négocier la création d’un fonds de pension permettant de tenir compte de la pénibilité de certains travaux (dont la liste gagnerait à être … Lire la suite

“Ce rapport de la Cour des comptes à qui l’on fait trop souvent dire tout et n’importe quoi”, par Jacques Bichot

Article de Jacques Bichot, écrit le 25/02/2020 et publié le 26/02/2020 sur Atlantico La Cour des comptes fait son travail de manière rigoureuse mais les commentaires médiatiques ne mesurent pas forcément la propension exacte des données. Un rapport dont le premier tome comprend 537 pages ne se résume pas en 2 ou 3 feuillets : c’est un peu comme si vous vouliez, en 2 ou 3 heures, avoir acquis une bonne connaissance des œuvres qu’abrite le musée du Louvre. Néanmoins, au terme d’une pérégrination que l’on sait partielle, quelques impressions se dégagent. Voici donc ce qui m’a paru particulièrement important au sortir d’une première lecture. Le brouillard comptable. La comptabilité publique est un art difficile à pratiquer et difficile à interpréter. Dans une grande ville, à la brume naturelle qui monte des rivières et des plans d’eau s’ajoutent les effets de la pollution, toutes ces particules en provenance des cheminées et des pots d’échappement : la visibilité s’en ressent, les perspectives sont parfois brouillées, incertaines. Il en va de même pour les comptes publics d’une nation. Les chiffres de dépenses et de recettes sont entourés de deux sortes de halos ; l’un provient des difficultés naturelles de la comptabilité (une même dépense peut servir à deux objectifs différents, par exemple améliorer la productivité d’un service et augmenter la sécurité) ;et l’autre résulte de la tendance des responsables politiques et administratifs à procéder à de nombreux changements dont l’utilité n’est pas évidente, mais qui manifestent leur pouvoir, et qui contribuent à rendre très problématiques les comparaisons d’un exercice à l’autre. Les séries chronologiques couvrant des périodes telles qu’une décennie ne sont pas toujours cohérentes. Comme exemple concret, prenons le déficit public, exprimé en points de PIB. Il présente officiellement une forte progression de 2018 à 2019 : de 2,5 à 3,1 points de PIB. Mais il ne faut pas prendre ces chiffres trop au sérieux. Si l’on creuse un peu – et c’est ce que fait la Cour dans ce cas comme en bien d’autres – on s’aperçoit que le remplacement du CICE par une réduction de charges sociales, réalisé en 2019, est à l’origine de cette forte augmentation du déficit « officiel » en 2019, et sera pour 2020 la cause d’une réduction du même agrégat (pronostic de la Cour : 2,2 points de PIB). Autrement dit, cet indicateur très important fourni une information certes exacte en comptabilité, mais trompeuse pour l’appréciation de l’état de nos finances. La raison technique est que le CICE, mesure fiscale, engendre des paiements décalés d’un exercice par rapport à la date de naissance des créances, tandis que les réductions de cotisations sociales ont un effet immédiat en trésorerie. Mr Dupont et Mme Durand, n’ayant pas connaissance de ces subtilités, risquent donc de s’inquiéter pour rien à propos des difficultés de nos finances en 2019, et de se réjouir sans raison valable à propos de leur amélioration en 2020. Les silhouettes que l’on aperçoit dans le brouillard comptable ne donnent pas forcément une idée très juste de la situation réelle des finances de la France ! Les tendances robustes Les évolutions révélées par les séries statistiques longues sont plus « lisibles », moins sujettes à des erreurs d’interprétation, que les comparaisons d’un exercice à l’autre. La progression à long terme de la dette publique est un exemple de la robustesse d’une tendance malheureuse, l’accroissement de la dette publique. Limitons-nous au XXIe siècle : cette dette représentait 58 % du PIB en l’an 2000, puis 82 % en 2009, et enfin 98,8 % fin 2019. Cette fois, peu importe que chaque chiffre annuel puisse faire l’objet de discussions à la marge, l’accroissement est massif, il n’y a pas lieu d’en douter. Les coups de projecteur fort utiles La Cour consacre 25 pages à la question des drones militaires. On pourrait être tenté de penser que ce sujet, certes important pour notre défense nationale, ne requiert pas d’aussi longs développements dans un document centré sur nos finances publiques : on aurait tort. Car c’est en explorant un tel sujet de façon suffisamment approfondie que la Cour peut être utile à la fois à Bercy, en charge de financer l’équipement de nos armées comme le fonctionnement de notre Éducation Nationale, et aux chefs de nos armées. Les militaires ne sont généralement pas des comptables, mais ils ont tout intérêt à utiliser au mieux les budgets, plutôt étriqués, qui leur sont alloués. Le simple fait de constater que les « pékins » de la Cour s’intéressent à leurs problèmes est réconfortant, surtout si leurs observations sont judicieuses.En fait, ces observations restent assez légères, sauf sur la question de coopération avec nos alliés dans le programme MALE (une nouvelle génération de drones). Les magistrats de la Cour n’apportent pas de réponse au problème du remplacement des drones américains Reaper, question importante pour nos forces armées, mais ils s’en préoccupent, glissent un ou deux conseils : cela suffit, la Grande muette, comme on appelle notre armée, a surtout besoin de savoir que les magistrats de la rue Cambon sont à leurs côtés. Les retraites complémentaires Consacrer 23 pages au régime AGIRC-ARRCO, le mastodonte de la retraite complémentaire, au moment où la réforme des retraites risque de tout chambouler, montre que la Cour ne cherche pas à éviter les sujets délicats. Certes, l’une de ses recommandations est quasiment psychédélique : « renforcer la gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences pour prendre compte les mutations en cours », comme si dans le brouillard opaque au sein duquel est plongée la réforme des retraites les prévisions pouvaient être prises au sérieux ! En revanche, j’ai apprécié la recommandation visant à « amplifier les économies de gestion, compte tenu des réformes récentes et à venir et en accentuant le parangonnage entre les IRC. » Certes, il faut commencer par comprendre cette phrase, destinée aux professionnels et non à l’homme de la rue. Les IRC sont les Institutions de Retraite Complémentaire, qui concrètement encaissent les cotisations versées par les employeurs et suivent les dossiers … Lire la suite

Les 80-20 appliqués au système économique

Article Dominique Michaut La distribution statistique des 80-20 a été théorisée par le sociologue et économiste italien Vilfredo Pareto, dans les années 1890, à partir d’investigations sur la fiscalité. Le plus gros du produit des impôts, typiquement 80 %, provient d’une petite partie des contribuables, typiquement 20 %. Pour beaucoup d’entreprises, il est très fréquent que le plus gros du chiffre d’affaires provienne d’une petite partie des produits vendus et d’une petite partie des clients. Originellement en gestion des stocks et désormais en brassages de données d’une grande variété de sortes, il y a dans ce qui a été tiré de la distribution statistique théorisée par le successeur de Léon Walras à la chaire d’économie politique de l’Université de Lausanne l’analyse ABC. Le principe empirique aussi fréquemment dit des 80-20 que des 20-80 sert également à étayer une conception de l’efficacité, aux origines bien plus anciennes que beaucoup de ceux qui la prescrivent le croient comme en atteste l’adage latin De minimis non curat praetor – le chef ne s’occupe pas de l’accessoire, sous-entendu : parce qu’il se concentre sur l’essentiel. L’essentiel, à la lumière de cette généralité, réside partout dans le petit nombre d’idées qui produisent le plus gros des résultats. L’étude et le pilotage du système économique ne font pas exception. Les considérations premières dont ils procèdent sont particulièrement critiques puisque ce sont elles qui l’orientent dans le domaine qui leur est propre. C’est pourquoi aussitôt que ce propre est défini, il est bon de donner une vue d’ensemble sur le résultat pouvant être obtenu, ainsi que sur la méthode à utiliser. Mon introduction à l’économie définie le fait dans un chapitre où il est question d’abord de huit questions principales puis de l’avenue du plein échange. Les huit questions proviennent du repérage des quatre points cardinaux que se fixe l’économie définie : par ordre alphabétique, la concurrence, l’emploi, la monnaie, les revenus. Dans chacune de ses directions, deux questions principales se posent. Concernant les revenus, la première question est la tendance normale de leur répartition en économie de marché et la seconde l’existence ou non du réglage naturel par le corps social des inégalités de rémunération du travail. Suite

Dépense publique : ces (instructives) leçons que pourraient retenir le gouvernement du dernier rapport de la Cour des comptes

Article de Jacques Bichot publié le 8 février 2017 sur Atlantico Le rapport de la Cour des comptes pointe du doigt les fragilités de la loi de programmation des finances publiques. Toutefois, plus que le budget, c’est la gestion qui importera. Atlantico : Le rapport annuel de la Cour des comptes, publié ce 7 février met en cause la stratégie budgétaire du gouvernement actuel en indiquant : « La trajectoire de finances publiques présentée dans la loi de programmation des finances publiques est affectée de nombreuses fragilités », notamment en raison du manque d’efforts consentis à la réduction de la dépense publique. Cette remise en question de la vertu budgétaire, qui a pu être mise en avant par Emmanuel Macron pendant ses premiers mois à l’Elysée, est-elle justifiée ? Peut-on constater un décalage entre le discours volontariste et la réalité des faits ? Jacques Bichot : Il faut se rendre compte que la réduction de la dépense publique dépend moins d’une stratégie budgétaire que d’une stratégie gestionnaire. Le budget, c’est-à-dire les quantités de chiffres fixés par la loi de finances (LF) et la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) est une abstraction ; en exagérant un peu, ces textes multiplient les « Faut qu’on… » et « Y a qu’à … ». La vraie question est celle de la gestion concrète de chaque entité. La Cour ne l’ignore d’ailleurs pas. Parmi les centaines de pages de son énorme rapport, il y en quelques-unes qui concernent un petit établissement médico-social de la région de Saumur, l’hôpital de Longué-Jumelles, qui est principalement un EPADH (établissement pour personnes âgées dépendantes) et secondairement un centre de soins de suite et de soins de longue durée. La Cour régionale des comptes s’y est intéressée la première, ce qui est bien normal pour une structure dont le chiffre d’affaires annuel est seulement de 9 millions d’euros environ, et la Cour (nationale) a repris son diagnostic en détail, probablement parce qu’elle estime que c’est à ce niveau, celui du terrain, que l’on peut vraiment faire avancer les choses. Qu’est-ce qui a été détecté ? Le fait qu’une reconstruction complète entre 2013 et 2016, pour un coût de 26 M€ (quasiment 3 années de frais de fonctionnement), n’a pas diminué mais amplifié le déficit de gestion. Les problèmes avaient été mal diagnostiqués, on a cru les résoudre en faisant un gros investissement, et le but n’a pas été atteint. La Cour relève aussi une comptabilité mal tenue, peu fiable (par exemple, les charges de personnel figurant dans les comptes ne correspondent pas aux emplois effectivement pourvus et aux rémunérations affichées pour chacun d’eux), et des retards de paiement systématiques. Bref, cet établissement semble bien être géré en dépit du bon sens, et l’Agence régionale de santé (ARS) qui devrait veiller au grain, puisque son rôle est notamment de taper sur les doigt des gestionnaires incompétents ou négligents, n’a apparemment pas fait son travail. C’est cela qui est vraiment intéressant dans le rapport de la Cour, parce qu’il s’agit de la vraie vie, de l’un de ces innombrables petits ruisseaux de la mauvaise gestion qui, en définitive, alimentent le fleuve du déficit public. Que les thuriféraires de la présidence de la République et du Gouvernement s’attribuent le mérite d’une légère infériorité du déficit constaté par rapport au défit prévu par la LF 2017, c’est de bonne guerre, et personne n’est dupe : les hommes politiques de tout crin et de tout poil disent toujours, si quelque chose va un peu mieux, que c’est grâce à eux. À cet égard, rappelons-nous la fable de La Fontaine, la mouche du coche qui s’attribue le mérite d’avoir fait repartir le véhicule en bourdonnant aux oreilles des chevaux. Ce dont nous avons besoin, c’est moins de mesures législatives et réglementaires que d’une action de terrain pour redresser ce qui ne va pas, et gérer correctement ce qui était géré à la va-comme-je-te-pousse. En indiquant que l’effort structurel du gouvernement ne se résume qu’à 0.1%, la Cour des Comptes pointe la trop grande dépendance de la stratégie budgétaire à la croissance du pays. Quel est le risque pris par le gouvernement en agissant de la sorte ? Les notions d’effort structurel et de déficit structurel ne sont pas inutiles, mais elles sont difficiles à manier correctement.  En effet, comment dire si une meilleure rentrée de tel impôt, grâce à une amélioration des méthodes de recouvrement et à un renforcement des contrôles, relève de l’effort structurel ? Des spécialistes, parfaitement au courant de ce que l’on met sous le terme « structurel », et capable de dire si c’est bien la même chose au niveau européen qu’au niveau de Bercy, peuvent se servir utilement de ces notions. Pour le grand public, pour la majorité des hommes politiques, et même pour la majorité des économistes — tous ceux qui n’ont pas accès aux modalités exactes de calcul de ces agrégats « structurels », ou qui estiment avoir mieux à faire que de passer beaucoup de temps à examiner cette mécanique comptable passablement compliquée sans être forcément pertinente — je crois qu’il n’y a pas grande utilité à ergoter sur un chiffre de 0,1 % relatif à un objet budgétaire difficilement identifiable. Que la Cour des comptes fasse joujou avec ces 0,1 %, libre à elle, mais nous ne sommes pas obligés de considérer cela comme une donnée sûre, significative et importante. Il est autrement utile de savoir quelles mesures prendre pour éviter que se reproduisent de graves erreurs, comme le recours aux emprunts toxiques effectué à grande échelle par un bon nombre de grosses collectivités territoriales et certains hôpitaux — un gâchis dont la Cour nous annonce que, fort heureusement, on commence à voir la fin. La Cour formule également des doutes concernant les résultats à attendre du contrat entre gouvernement et collectivités locales en vue de la réduction des dépenses. Quelles sont les failles de l’entreprise du gouvernement en la matière ? Premièrement, il faudrait que les collectivités territoriales aient comme recettes quasiment exclusives des impôts dûment identifiables par les contribuables : ceux-ci éviteraient de réélire les … Lire la suite

Disparition du “Courrier d’Aix”: un cas emblématique

Article Laurent Barthélémy Disparition d’un petit journal aixois d’annonces légales, d’articles de fond et de nouvelles locales : l’événement est  bien trop mince pour intéresser les économistes et figurer dans les colonnes d’un journal de grande audience. On peut pourtant y voir un effet collatéral caractéristique du matérialisme mondialisé et de la dictature de la finance. Le Courrier d’Aix assurait non seulement la publication d’annonces légales, mais aussi celle d’articles de fond, souvent courts mais toujours denses et de bonne tenue. Ainsi que des actualités locales où chacun pouvait trouver quelque chose d’intéressant en cherchant un peu, sur fond d’ancestrale et picrocholine rivalité entre Marseille et Aix (ou entre Aix et Marseille, allez savoir si vous n’êtes pas né ici). Sans oublier un éditorial en provençal rédigé par le vicaire général de l’Archevêché d’Aix-Arles. Bref, une feuille de chou locale, ancrée dans la vie hebdomadaire de personnes elles-mêmes plus ou moins enracinées dans la vie locale («enracinées» : relire L’enracinement, de Simone Weil : fait partie des œuvres qui méritent d’être lues au moins deux fois). Racines plus ou moins anciennes, notamment celles des transfuges (dont l’auteur de ces lignes fait partie), venant du Nord (de la Loire, ou simplement d’Avignon), qui ont déferlé sur la Provence, avant ou après le TGV Sud-Est. L’initiative du Courrier d’Aix en 1944 revient à un imprimeur local (on en trouve de moins en moins, ce qui révèle également une certaine régression de notre société) dont la descendance a vaillamment pris le relais. Selon le journal, l’arrêt des publications est dû aux difficultés financières engendrées par la baisse de chalandise pour les annonces légales (trustées de plus en plus par les éléphants). Le Courrier d’Aix a mis la clef sous la porte en ce mois de janvier, après l’avoir annoncé à ses lecteurs et abonnés. Minuscule événement à l’échelle de la planète voire à l’échelle nationale (même si ce dernier qualificatif a un sens économique de moins en moins clair). Evénement sans doute dérisoire eu égard aux malheurs et aux difficultés dans lequel notre monde est enlisé. Et pourtant… Quelles que soient les causes, le fait est là. On est probablement en présence du résultat direct des effets conjugués de la pression concurrentielle, des charges croissantes pesant sur les entreprises et du désert que crée progressivement dans le tissu économique et social la course au gigantisme et à la standardisation : pour survivre il faut être de plus en plus gros et conforme à un modèle de «business» (pardon pour le mot) bien précis, d’inspiration anglo-saxonne. Pour prendre trois éminents représentants du versant méridional de la France, il y a là de quoi faire se retourner dans leur tombe Jaurès l’occitan (un coup à gauche), Maurras le martégal et félibre (un coup à droite), et Mistral (pour l’éditorial en provençal). Par ricochet, destruction continue d’un certain art de vivre, que reflétait fidèlement ce journal. Gageons que cette destruction du tissu social et économique est en cours, de façon similaire en d’autres lieux dans l’Hexagone, pas que pour des journaux du type du Courrier d’Aix. La main invisible de Smith et des libéraux extrêmes est à l’œuvre, la «destruction créatrice» chère à Schumpeter aussi, mais le résultat dans ce cas précis est bien inquiétant. Même si, d’après les sources administratives il subsiste encore quelques journaux locaux plus ou moins comparables, au moins pour les annonces légales: L’Agriculteur provençal (Aix), L’Homme de Bronze (Arles). Comme toute science, la science économique se nourrit de faits, et non d’idées. Celui-ci rejoint la cohorte des statistiques. Plutôt que se lamenter il faut se retrousser les manches. Sans doute, mais il n’est pas défendu de faire les deux, si de saluer au passage un témoin d’une époque où le «vivre ensemble» (comme on dit) était sans doute une réalité (pas nécessairement toujours rose) et non une incantation.

PACTE : 5/1/2018, Une heureuse initiative du gouvernement, concernant l’objet social des entreprises. Pourquoi pas la SOSE ou la SCS

Article Laurent Barthélémy Le gouvernement Philippe vient de terminer la consultation préalable sur le Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (PACTE) et lance les initiatives nécessaires, en vue d’un projet de loi au printemps 2018: PACTE 2018. Une consultation publique en ligne est prévue à partir du 15 janvier. Les travaux préparatoires incluent une mission « Entreprise et intérêt général » confiée le 5 janvier dernier à Nicole Notat (fondatrice de Vigeo désormais Vigeo-Eris) et Jean-Dominique Sénard président du groupe Michelin: mission Notat-Sénard. Cette mission s’inscrit dans le thème n°2 du PACTE : «Partage   de   la   valeur   et   engagement   sociétal   des entreprises». On ne peut que saluer cette attention portée au rôle sociétal de l’entreprise. Ce n’est pas le lieu de gloser sur la différence entre rôle et responsabilité (RSE), même si elle est grande, ni entre bien commun et intérêt général (même si elle est abyssale : l’intérêt général est toujours le résultat d’un calcul d’optimisation et d’un compromis, même s’il suppose de sacrifier des intérêts particuliers audit intérêt général ; le bien commun est un ensemble de conditions permettant à chacun d’atteindre son bien particulier (matériel, moral, spirituel). Le bien commun est supérieur aux biens particuliers (individu, famille, entreprise, autres corps intermédiaires) sans s’y opposer ; ils sont reliés par une causalité réciproque.) Ne pas confondre non plus avec les biens communs, qui sont des biens matériels publics et non privés (pour faire simple). La mission ne semble pas faire l’unanimité entre les ministères concernés ni avec les parties prenantes notamment patronales (Pierre Gattaz aurait qualifié une évolution de la notion d’objet social de : «boîte de Pandore juridique»). On risque bien de voir ressurgir le vieil antagonisme « shareholder/stakeholder », en d’autres termes la thèse de Friedman (« La responsabilité sociale de l’entreprise est d’augmenter son profit etc. », célèbre article du NYT Magazine du 13/09/1970) contre celle de la RSE (responsabilités sociétales et environnementales, pas qu’économiques) des entreprises. Ou, sous une autre forme, la difficile conciliation entre liberté économique (au sens libéral du terme) et bien commun: cf le colloque 2016 de l’AEC https://presses-universitaires.univ-amu.fr/liberte-economique-bien-commun Cette initiative est d’autant plus intéressante qu’elle saisit quelque chose qui est dans l’air du temps. En effet, nous allons voir que la réflexion sur l’objet social et le rôle de l’entreprise a produit des résultats intéressants ces dernières années. D’autant plus intéressant que ce ne sont pas la simple répétition psittacique (pour le sens de ce mot voir Tintin et Milou) en français de doctrines (excellentes au demeurant) venues d’Outre-Atlantique. C’est l’occasion de pousser les idées (concrétisées de façon assez limitée jusqu’à présent) de SOSE (société à objet social étendu) et de SCS (société de capitalisme solidaire), dues respectivement à Segrestin-Hatchuel-alii et à Villechenon, dont j’ai proposé une recension dans mon article AEC de novembre: Une évolution du droit des entreprises vers le bien commun ou la RSE?