Note publiée en mai 2020 sur le site de l’Académie catholique de France CRISE ET APRÈS-CRISE : UN REGARD CHRÉTIEN SUR L’ÉCONOMIE Prologue Crise d’abord sanitaire, et douloureuse pour des millions de personnes, la crise que nous subissons est tout autant économique, et c’est sur ce plan une crise exceptionnelle, comparable à la seule crise de 1929 — qui a eu des effets dévastateurs. Il importe donc de bien réagir. Nous faisons face à un triple danger : le danger émotionnel, conduisant à de mauvaises décisions politiques, hâtives et mal considérées. Le danger d’actions décidées localement, mais mal articulées entre elles. Et le danger d’agir au mauvais rythme, soit trop vite, soit trop lentement. Pourtant, nous devons agir, et énergiquement, étant donné la gravité de la situation. La pensée chrétienne a dégagé des repères pour l’action qui s’avèrent précieux ici. Le premier, dont nous mesurons plus que jamais la centralité, est le bien commun. Le bien de chacun n’existe pas sans le bien de tous. Quoi de plus pertinent, pour rappeler ce principe, que la solidarité physique que crée l’épidémie, couplée avec l’évidente interdépendance de tous sur cette planète, dans cette terrible combinatoire que nous subissons tous ? Et comment sortir au mieux de cette épreuve, sinon par le souci de chacun tourné vers le bien de tous, et donc de chacun ? Un deuxième ensemble de principes, immédiatement parlants dans ce que nous vivons, est le couple solidarité et subsidiarité. Solidarité bien sûr : nous sommes à l’évidence dans le même bateau et nous nous sortirons ensemble de cette épreuve. Subsidiarité aussi, à savoir le recours maximal à l’initiative et à la créativité de chacun et des groupes intermédiaires, car les grands appareils centralisés n’ont pas pu assurer toute la protection qu’on attendait d’eux. Ce à quoi nous pouvons ajouter le rappel du principe de participation, car l’effort immense fourni par tant d’hommes et de femmes implique reconnaissance de leur contribution essentielle à l’effort commun. Le tout dans le respect de ces autres valeurs également mises en exergue par la pensée chrétienne : vérité, liberté, et justice — toutes trois malmenées dans cette épreuve. Encore faut-il ne pas perdre de vue les autres grands problèmes antérieurement existants de notre humanité : environnement, dette et déséquilibres financiers, injustices, mais aussi migrations. Car loin d’être relativisés par cette crise, ils s’en trouvent exacerbés. Là aussi, en un sens, tout est lié. Encore faut-il faire surtout un diagnostic juste de ce qui s’est passé, sans projeter sur les événements, qui ont surpris la plupart des participants, des idées préconçues quelles qu’elles soient. Le débat est ouvert, mais les faits suivants nous paraissent avérés. La question centrale de l’État et de la dépense publique Une crise externe à la sphère économique et financière Le fait premier est que la crise actuelle n’a rien à voir directement ni avec la finance, ni avec la spéculation, ni avec l’économie de marché en général. Ce n’est pas 2008. Cela ne dédouane pas ces réalités de leurs défauts et limites, mais nous sommes devant le cas d’une crise économique majeure qui n’est pas d’origine économique ou financière. Bien sûr, elle a mis en évidence et aggravé les fragilités de cette économie, notamment sur le plan financier avec l’endettement généralisé. Elle a montré aussi les limites de la mondialisation commerciale et industrielle, avec son culte des flux tendus et des délocalisations et ses concentrations de production en Chine, qui nous ont laissés terriblement démunis. Cela nous permet de prendre vraiment conscience (ce qui n’a probablement pas été suffisamment le cas auparavant) du fait qu’un phénomène comme la mondialisation, qui a eu des bienfaits considérables, tant pour les consommateurs des pays avancés que pour les producteurs des pays en développement, peut aussi être source de terribles vulnérabilités. Une première leçon en découle, qui est le besoin de ne pas se fier à des slogans abstraits ou des idéologies toutes faites. Une seconde leçon est que l’économie doit être réencastrée dans le contexte des communautés qui en vivent, cela incluant la responsabilité politique des dirigeants pour la protection de leurs peuples, dans le souci constant du Bien commun. Une défaillance majeure des politiques publiques, dans leurs priorités et leurs modes de gestion plus que dans les moyens déployés Un thème fréquemment évoqué a été celui des restrictions opérées dans de nombreux pays dans les politiques publiques en matière de santé. Ce thème peut avoir son sens ici ou là, mais ce n’est pas le plus pertinent en l’espèce : les restrictions budgétaires ont pu évidemment conduire à une moindre capacité à soigner, ce qui est en soi très important ; mais la taille des budgets santé n’est en aucune façon corrélée avec les résultats obtenus dans la lutte contre ce fléau. Le point central n’est donc en général pas d’abord de dépenser plus, mais d’une part de mieux dépenser, et d’autre part de réagir vite et courageusement. La France par exemple a un nombre de morts par habitants parmi les plus élevés, et a subi un gel dramatique de son économie. Pourtant les dépenses françaises de santé sont bien plus élevées que celles de la Corée, pour un résultat bien plus médiocre : 11,2 % du PIB contre 8 %, sans parler de Taïwan. Et ce n’est pas un problème de taille du secteur privé. Tant à Taïwan qu’en Corée, autour de 90 % des hôpitaux et des « cliniques » (centres de premier accueil des patients) dépendent du secteur privé. Les dépenses publiques de santé représentaient 4,8 % du PIB en Corée en 2018 et 9,3 % en France. De même, l’Allemagne voisine dépense autant que nous en proportion, avec un système nettement plus privatisé, beaucoup plus de lits d’hôpital, plus de tests, et de bien meilleurs résultats. Paradoxe enfin des pays comme le Portugal et la Grèce, qui ont subi des politiques de rigueur sévères, qui ont affecté douloureusement leur offre de soin, mais qui se tirent bien mieux de la crise sanitaire que la France. Quel … Lire la suite