Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus (y compris économiquement)

Article Laurent Barthélémy Il est bien sûr fait allusion dans le titre à l’ouvrage de Rod Dreher: «Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus- Le pari bénédictin» (Artège 2017) Egredere : Sors ! (Gen XII,1) – Panégyrique de saint Benoît prononcé par Bossuet dans une église de bénédictins, à Paris, un 21 mars, vers 1665. Cet exergue n’est pas celui du livre de Rod Dreher (qui, logiquement, emprunte le sien à la Règle de saint Benoît). Il nous a paru cependant bien refléter l’esprit de l’ouvrage. Au lecteur de juger. Le livre de Rod Dreher, qui s’adresse à des Américains, ne peut cependant pas laisser indifférent un lecteur chrétien européen. Il peut même le laisser perplexe. Non seulement il traite du conflit consubstantiel et irréductible entre l’Eglise et le monde, énoncé par Jésus-Christ lui-même, et dont Rome, puis la Chrétienté, puis l’Europe de plus en plus déchristianisée ont été le théâtre souvent tragique. Mais aussi il en appelle à saint Benoît, de facto père de l’Europe chrétienne depuis plus de 1500 ans et saint patron de l’Europe depuis Paul VI (bref Pacis Nuntius, 24 octobre 1964), bien qu’il n’y ait très probablement pas songé un seul instant à une telle postérité. Saint Benoît et ses disciples peuvent-ils faire pour l’Europe déchristianisée du XXIème siècle, d’une façon nouvelle, ce qu’ils ont fait (sans nécessairement le rechercher) pour les âges chaotiques qui succédèrent à la chute de l’ordre romain ? La réponse est peut-être dans une phrase de Valéry, qu’on trouve dans le livre de Dom Gérard (fondateur du Barroux), Demain la Chrétienté (Dismas 2008) livre qui traite exactement du même sujet que celui de Dreher. Paul Valéry (dans Tel Quel): «La véritable tradition dans les grandes choses n’est point de refaire ce que les autres ont fait, mais de retrouver l’esprit qui a fait ces choses et qui en ferait de tout autres en d’autres temps.» Ce premier article est suivi d’un autre, qui approfondit certains points: comment-etre-chretien-dans-un-monde-qui-ne-l-est-plus-rod-dreher-suite et enfin d’un troisième qui tente de récapituler les orientations contemporaines de l’Eglise sur la vie monastique et la vie des laïcs . Le sujet de Dreher est : «Quelles dispositions pratiques les chrétiens doivent-ils prendre dans l’organisation de leur existence, pour pouvoir transmettre à leurs enfants une vision du monde et des pratiques chrétiennes, sans qu’ils soient submergés par le relativisme athée et le matérialisme ambiants, voire l’anti-christianisme agressivement militant ? Et pour eux-mêmes pouvoir vivre en chrétiens dans un monde qui non seulement ne l’est plus mais multiplie les obstacles à une vie conforme à la foi chrétienne, notamment à la doctrine catholique.» La vie dans la Cité étant intimement liée à la vie économique, il n’est pas impertinent de proposer une recension de ce livre dans les colonnes de l’Association des Economistes Catholiques. Le titre original est «The benedict option : a strategy for christian in a post-christian nation» (Sentinel- Penguin Random House 2017). Dreher, chrétien étiqueté comme «journaliste conservateur engagé»[1], traite clairement des Etats-Unis et rien que des Etats-Unis. «Ce livre a été écrit par un chrétien américain pour un public américain», annonce-t-il. Il a cependant fait dernièrement une tournée en France pour la promotion de son livre et annoncer de vive voix ses recommandations et mises en garde : http://leparibenedictin.fr/?page_id=43 . En effet, si tout est loin d’être transposable, nombre de constats sont valables en Europe notamment en France, ou peuvent avoir valeur prophétique (concernant la poursuite de la déchristianisation active de la société, le durcissement et la multiplication des lois incompatibles avec la foi chrétienne par exemple). Le livre est préfacé par un journaliste indépendant, Yriex Denis, proche des «écologistes intégraux» (http://revuelimite.fr/accueil) qui écrit aussi dans L’incorrect, La Nef etc.) Le préfacier affirme qu’on trouve sans difficulté des résonances ou des correspondances entre les préoccupations étatsuniennes de Dreher et la situation du christianisme en Europe notamment en France. Nous serons un peu plus réservé, ayant dû faire des efforts d’immersion mentale dans la société américaine pour transposer certaines problématiques (celle des artisans pâtissiers qui refusent de faire des gâteaux de mariage pour des homosexuels par exemple, et les conséquences qu’ils en subissent ; ou, de façon plus classique, la vision américaine de la vie associative). Pour bien faire et éviter des contresens trop massifs, il faudrait relire au préalable Tocqueville, Sorman, Kagan, Revel, Howard Steven Friedman et quelques autres pour se replonger dans l’ambiance d’Outre-Atlantique. Encore une fois, il est possible que certaines situations actuelles aux USA soient des signes avant-coureurs pour la France. Un autre point peut être déroutant pour un catholique «monochromatique» (autrement dit fixé depuis longtemps dans tel ou tel courant de l’Eglise catholique) surtout s’il est plutôt «conservateur» (au sens de la sociologie du catholicisme) : l’éclectisme de Dreher. Non seulement son parcours personnel (qu’il n’est pas question de critiquer) l’a mis en contact avec de nombreuses variantes du christianisme, mais dans sa position actuelle il puise sans hésiter à toutes les sources qui lui semblent bonnes. La sagesse bénédictine en est une. Pour faire simple, on aurait attendu un tel livre d’un oblat bénédictin plus que d’un orthodoxe (russe en l’occurrence). Comme quoi la tunique du Christ a beau être divisée, elle n’en reste pas moins l’unique tunique du Christ. Tout chrétien européen, peut se sentir concerné et en mesure de commenter ce livre. C’est ce que nous allons tenter de faire. Se pose également la question de savoir si la référence à l’ordre de saint Benoît comme modèle analogique de survie chrétienne dans le monde paganisé d’aujourd’hui, est pertinente dans le cadre de ce livre. Autrement dit, si Rod Dreher a raison d’enrôler saint Benoît au service de sa cause, quelque noble qu’elle soit. A cela, seul un bénédictin peut répondre. N’étant pas bénédictin mais simple sympathisant, nous nous contenterons de renvoyer plus loin à quelques ouvrages de bénédictins ou déclarations pontificales sur le monachisme occidental. Présentons d’abord l’auteur (clé indispensable pour comprendre le livre), puis l’ouvrage, pour terminer par quelques commentaires, en passant par quelques considérations sur les aspects économiques des problèmes soulevés par Dreher. 1/ L’auteur Né … Lire la suite

Pour en finir avec les cygnes noirs qui n’en sont pas… et en cachent des vrais

Article publié sur le blog d’HYPERION LBC le 22 avril 2020. L’épidémie COVID-19 est souvent présentée comme un cygne noir. Ce n’en est absolument pas un, si l’on se réfère à la définition qu’en donne Nassim Nicholas Taleb dans son ouvrage célèbre de 2007 auquel on fait en général allusion. Elle était prévisible, pour preuve le plan interministériel pandémie 2013 issu du retour d’expérience H1N1 et de nombreuses épidémies antérieures. En revanche, comme je le montre dans cet article, le véritable cygne noir c’est la stratégie de confinement radical et pour tout dire binaire, adoptée en France et dans quelques autres pays. Ceci a un rapport direct avec les clauses de force majeure et de hardship des contrats commerciaux. En savoir plus ici

Disparition du “Courrier d’Aix”: un cas emblématique

Article Laurent Barthélémy Disparition d’un petit journal aixois d’annonces légales, d’articles de fond et de nouvelles locales : l’événement est  bien trop mince pour intéresser les économistes et figurer dans les colonnes d’un journal de grande audience. On peut pourtant y voir un effet collatéral caractéristique du matérialisme mondialisé et de la dictature de la finance. Le Courrier d’Aix assurait non seulement la publication d’annonces légales, mais aussi celle d’articles de fond, souvent courts mais toujours denses et de bonne tenue. Ainsi que des actualités locales où chacun pouvait trouver quelque chose d’intéressant en cherchant un peu, sur fond d’ancestrale et picrocholine rivalité entre Marseille et Aix (ou entre Aix et Marseille, allez savoir si vous n’êtes pas né ici). Sans oublier un éditorial en provençal rédigé par le vicaire général de l’Archevêché d’Aix-Arles. Bref, une feuille de chou locale, ancrée dans la vie hebdomadaire de personnes elles-mêmes plus ou moins enracinées dans la vie locale («enracinées» : relire L’enracinement, de Simone Weil : fait partie des œuvres qui méritent d’être lues au moins deux fois). Racines plus ou moins anciennes, notamment celles des transfuges (dont l’auteur de ces lignes fait partie), venant du Nord (de la Loire, ou simplement d’Avignon), qui ont déferlé sur la Provence, avant ou après le TGV Sud-Est. L’initiative du Courrier d’Aix en 1944 revient à un imprimeur local (on en trouve de moins en moins, ce qui révèle également une certaine régression de notre société) dont la descendance a vaillamment pris le relais. Selon le journal, l’arrêt des publications est dû aux difficultés financières engendrées par la baisse de chalandise pour les annonces légales (trustées de plus en plus par les éléphants). Le Courrier d’Aix a mis la clef sous la porte en ce mois de janvier, après l’avoir annoncé à ses lecteurs et abonnés. Minuscule événement à l’échelle de la planète voire à l’échelle nationale (même si ce dernier qualificatif a un sens économique de moins en moins clair). Evénement sans doute dérisoire eu égard aux malheurs et aux difficultés dans lequel notre monde est enlisé. Et pourtant… Quelles que soient les causes, le fait est là. On est probablement en présence du résultat direct des effets conjugués de la pression concurrentielle, des charges croissantes pesant sur les entreprises et du désert que crée progressivement dans le tissu économique et social la course au gigantisme et à la standardisation : pour survivre il faut être de plus en plus gros et conforme à un modèle de «business» (pardon pour le mot) bien précis, d’inspiration anglo-saxonne. Pour prendre trois éminents représentants du versant méridional de la France, il y a là de quoi faire se retourner dans leur tombe Jaurès l’occitan (un coup à gauche), Maurras le martégal et félibre (un coup à droite), et Mistral (pour l’éditorial en provençal). Par ricochet, destruction continue d’un certain art de vivre, que reflétait fidèlement ce journal. Gageons que cette destruction du tissu social et économique est en cours, de façon similaire en d’autres lieux dans l’Hexagone, pas que pour des journaux du type du Courrier d’Aix. La main invisible de Smith et des libéraux extrêmes est à l’œuvre, la «destruction créatrice» chère à Schumpeter aussi, mais le résultat dans ce cas précis est bien inquiétant. Même si, d’après les sources administratives il subsiste encore quelques journaux locaux plus ou moins comparables, au moins pour les annonces légales: L’Agriculteur provençal (Aix), L’Homme de Bronze (Arles). Comme toute science, la science économique se nourrit de faits, et non d’idées. Celui-ci rejoint la cohorte des statistiques. Plutôt que se lamenter il faut se retrousser les manches. Sans doute, mais il n’est pas défendu de faire les deux, si de saluer au passage un témoin d’une époque où le «vivre ensemble» (comme on dit) était sans doute une réalité (pas nécessairement toujours rose) et non une incantation.

PACTE : 5/1/2018, Une heureuse initiative du gouvernement, concernant l’objet social des entreprises. Pourquoi pas la SOSE ou la SCS

Article Laurent Barthélémy Le gouvernement Philippe vient de terminer la consultation préalable sur le Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (PACTE) et lance les initiatives nécessaires, en vue d’un projet de loi au printemps 2018: PACTE 2018. Une consultation publique en ligne est prévue à partir du 15 janvier. Les travaux préparatoires incluent une mission « Entreprise et intérêt général » confiée le 5 janvier dernier à Nicole Notat (fondatrice de Vigeo désormais Vigeo-Eris) et Jean-Dominique Sénard président du groupe Michelin: mission Notat-Sénard. Cette mission s’inscrit dans le thème n°2 du PACTE : «Partage   de   la   valeur   et   engagement   sociétal   des entreprises». On ne peut que saluer cette attention portée au rôle sociétal de l’entreprise. Ce n’est pas le lieu de gloser sur la différence entre rôle et responsabilité (RSE), même si elle est grande, ni entre bien commun et intérêt général (même si elle est abyssale : l’intérêt général est toujours le résultat d’un calcul d’optimisation et d’un compromis, même s’il suppose de sacrifier des intérêts particuliers audit intérêt général ; le bien commun est un ensemble de conditions permettant à chacun d’atteindre son bien particulier (matériel, moral, spirituel). Le bien commun est supérieur aux biens particuliers (individu, famille, entreprise, autres corps intermédiaires) sans s’y opposer ; ils sont reliés par une causalité réciproque.) Ne pas confondre non plus avec les biens communs, qui sont des biens matériels publics et non privés (pour faire simple). La mission ne semble pas faire l’unanimité entre les ministères concernés ni avec les parties prenantes notamment patronales (Pierre Gattaz aurait qualifié une évolution de la notion d’objet social de : «boîte de Pandore juridique»). On risque bien de voir ressurgir le vieil antagonisme « shareholder/stakeholder », en d’autres termes la thèse de Friedman (« La responsabilité sociale de l’entreprise est d’augmenter son profit etc. », célèbre article du NYT Magazine du 13/09/1970) contre celle de la RSE (responsabilités sociétales et environnementales, pas qu’économiques) des entreprises. Ou, sous une autre forme, la difficile conciliation entre liberté économique (au sens libéral du terme) et bien commun: cf le colloque 2016 de l’AEC https://presses-universitaires.univ-amu.fr/liberte-economique-bien-commun Cette initiative est d’autant plus intéressante qu’elle saisit quelque chose qui est dans l’air du temps. En effet, nous allons voir que la réflexion sur l’objet social et le rôle de l’entreprise a produit des résultats intéressants ces dernières années. D’autant plus intéressant que ce ne sont pas la simple répétition psittacique (pour le sens de ce mot voir Tintin et Milou) en français de doctrines (excellentes au demeurant) venues d’Outre-Atlantique. C’est l’occasion de pousser les idées (concrétisées de façon assez limitée jusqu’à présent) de SOSE (société à objet social étendu) et de SCS (société de capitalisme solidaire), dues respectivement à Segrestin-Hatchuel-alii et à Villechenon, dont j’ai proposé une recension dans mon article AEC de novembre: Une évolution du droit des entreprises vers le bien commun ou la RSE?

Les trois sources occidentales de la RSE (responsabilité sociétale de l’entreprise): DD, CSR, DSE

Article a été publié initialement sur mon blog Hyperion LBC_ les trois sources occidentales de la RSE Henri Bergson publiait en 1932 «Les deux sources de la morale et de la religion», où il opérait quelques distinctions restées célèbres, reprises depuis par d’autres penseurs : appel et obligation, société ouverte et société fermée, etc. Notre sujet n’est pas totalement déconnecté de ce monumental ouvrage, notamment via la morale, entre-temps rebaptisée «éthique». Quoi faire pour bien faire ? Morale (ou éthique) de responsabilité en l’occurrence, par opposition au conséquentialisme/utilitarisme ou à la déontologie/morale de conformité. Nous éviterons cependant de paraphraser l’auguste maître ; nous nous contenterons ici, par l’observation, de nous pencher sur ce qui apparaît bel et bien comme trois sources principales et nettement distinctes de la notion de «responsabilité sociétale de l’ entreprise» : le développement durable, l’éthique anglo-saxonne des affaires (business ethics) et, last but not least, la doctrine sociale de l’Eglise catholique. Les trois fleuves majestueux issus de ces sources se mélangent-ils vraiment à leur confluent, qui est l’entreprise ? Au fait : pourquoi «occidentales» dans le titre ? Parce que la RSE traite de la place et de l’influence de l’entreprise dans la société, et la vision japonaise ou indienne de l’entreprise ou de la société n’est pas la même que la vision occidentale, même si à tort ou à raison celle-ci a largement influencé le reste du monde. La RSE est avant tout un produit (ou un contre-poison) du capitalisme libéral financier. Qu’est-ce que la RSE (responsabilité sociétale de l’entreprise) ? Selon le Livre vert RSE de l’Union Européenne (2001 légèrement reformulé en 2011) il s’agit d’un «concept dans lequel les entreprises intègrent les préoccupations sociales, environnementales, et économiques dans leurs activités et dans leurs interactions avec leurs parties prenantes sur une base volontaire.» Selon la recommandation ISO 26 000: c’est la «responsabilité d’une organisation vis-à-vis des impacts de ses décisions et de ses activités sur la société et sur l’environnement, se traduisant par un comportement transparent et éthique qui : –  contribue au développement durable, y compris à la santé et au bien-être de la société, –  prend en compte les attentes des parties prenantes, –   respecte les lois en vigueur et est compatible avec les normes internationales, –   est intégré dans l’ensemble de l’organisation et mis en œuvre dans ses relations.» L’ISO 26 000 aborde la question de la RSE selon sept axes principaux : –          la gouvernance de la structure –          les droits de l’humain –          les conditions et relations de travail –          la responsabilité environnementale –          la loyauté des pratiques –          les questions relatives au consommateur et à la protection du consommateur –          les communautés et le développement local. Quant à l’investisseur socialement responsable (ISR), il investit par définition dans des entreprises ayant des pratiques et des ambitions RSE (triple bottom line), en général en se référant à des critères d’évaluation ESG (environnemental- sociétal- gouvernance). On discerne d’entrée de jeu les clivages qui traversent les différentes approches de la RSE : –          déontologie et conformité à des standards (par exemple aux attentes du développement durable et à des normes qui se veulent universelles), dans une démarche de progrès continu ; –          responsabilité et valeurs, avec la notion d’entreprise responsable sur une base volontaire et selon des critères qui ne sont pas nécessairement universels et explicites ; –          utilitarisme et conséquentialisme (évaluer ses comportements et ses actes en fonction des conséquences). Les trois éclairages ne s’excluent pas mutuellement, mais selon les approches l’un prévaut sur les deux autres. Mercure, messager des dieux, dieu du commerce (© musée Vivant Denon de Chalon sur Saône) 1/ La source «Développement durable» (DD) L’idée selon laquelle nous avons des devoirs vis-à-vis des générations futures est tout sauf nouvelle ; de même que celle selon laquelle nous héritons d’une Terre occupée et travaillée, pour le meilleur et pour le pire, par les générations qui nous ont précédés. Le lien entre les deux s’appelle la Tradition (tradere = transmettre). Il suffit pour s’en convaincre de contempler un paysage, dont pas un mètre carré n’a échappé au travail humain (haies, restanques etc.), ou bien des monuments ayant résisté aux outrages du temps. Aujourd’hui encore, éviter de faire peser (en vivant à crédit) sur la tête d’un nouveau-né, dès son premier souffle, un endettement qu’une vie entière ne suffira pas à éponger, reste une préoccupation majeure, sinon de nos gouvernants ou des puissances financières dont ils subissent l’influence croissante, du moins de la plupart d’entre nous. Mais cette notion de responsabilité envers les générations futures a été formalisée magistralement par Hans Jonas dans son «Principe Responsabilité », 1979, qui, soit dit en passant, voulait faire  pièce au «Principe Espérance» d’Ernst Bloch (paru en RDA entre 1954 et 1959). Le célèbre Rapport Bruntland 1987 reprend cette idée et commence à la transformer en action politique : «Le développement durable doit permettre de satisfaire aux besoins du présent sans remettre en cause la capacité des générations futures à satisfaire les leurs» (Gro Harlem Brundtland, rapport à l’Assemblée Générale des Nations Unies, 1987). Transposé dans le contexte de l’entreprise, le concept de développement durable se réfère à la façon dont celle-ci intègre les préoccupations environnementales, sociales/sociétales et économiques à ses valeurs, à sa culture, à sa stratégie et à ses activités par un comportement transparent et responsable. Noter que la notion de développement durable est lourde de présupposés : elle remplace la notion de progrès, désormais suspecte, par celle de développement, et estime que l’espèce humaine est capable d’organiser durablement son futur. On peut y voir aussi une réaction forte à l’inversion perverse du capitalisme financier, où l’argent va aux entreprises potentiellement rentables, qui stimulent l’appétit de consommation sans nécessairement satisfaire correctement les besoins fondamentaux. De là, l’image des trois cercles harmonieusement intersécants. Un coup d’œil sur quatre représentations différentes du même concept montre, même sans être un expert en psychologie cognitive, comment elles peuvent nous influencer : les présupposés véhiculés par ces quatre schémas (et il y en a bien d’autres) ne sont pas du tout les mêmes ! Nous avons traité ce sujet plus en profondeur dans un … Lire la suite

Entreprises inspirées : sources chrétiennes et orientales

Article Laurent Barthélémy On parle beaucoup d’entreprise libérée (oui, mais de qui ou de quoi et pour quoi?), d’entreprise éclairée (oui, mais comment et par quelle lumière ?), etc. Alors pourquoi pas l’entreprise inspirée ? (oui, mais par qui ou par quoi et pour quoi ?) Outre quelques ouvrages sur lesquels on reviendra à la fin de cet article, un colloque à la Maison des sciences de la gestion se tenait jeudi 22 mars sur le thème temps et place de la spiritualité en gestion  à la Maison des sciences de la gestion (voir le programme ici). Y compris “Oser la spiritualité en tant que dirigeant”. Un de nos confrères AEC y participait. Les auteurs spirituels chrétiens, en particulier les fondateurs d’ordres religieux, ont toujours inspiré des décideurs, ou des conseillers de décideurs, notamment dans le monde économique mais aussi politique. Ils ont souvent été eux-mêmes, spécialement les moines, des décideurs économiques, et savaient – savent encore- de quoi ils parl(ai)ent. Nous porterons notre attention principalement sur saint Benoît et sa Règle, sans pour autant nous priver d’un coup d’œil du côté de l’auteur des Exercices spirituels, saint Ignace de Loyola, ainsi que de saint Bernard de Clairvaux (dans le De Consideratione, conseils énergiques adressés à son ancien disciple devenu pape, Eugène III, confronté aux dangers des affaires du monde). Un tour d’horizon préalable nous montrera aisément que l’on peut trouver bien d’autres sources chrétiennes y compris récentes, transposables peu ou prou à l’administration et à la gestion de l’entreprise (pardon : à la gouvernance et au management) ; et plus globalement à la manière d’être dans le milieu professionnel. Un survol des apports de certaines spiritualités orientales est proposé en final. La source : l’Evangile La référence commune des auteurs chrétiens, le moyeu de tous ces rayons, est évidemment l’Evangile. Les exemples et les paraboles d’origine économique y sont d’ailleurs largement majoritaires. Par ailleurs si on parle d’économie du salut (le «jeu» de la grâce divine et de l’action humaine, à l’échelle individuelle et à l’échelle cosmique), de Rédemption (rachat), de «remise de dettes» (le Notre Père : dimitte nobis debita nostra, sicut …) ce n’est certainement pas un hasard ou une facilité de langage. La maison fait crédit, mais pas indéfiniment (Mat 10,28). Aristote éclairé par l’Evangile a permis à saint Thomas d’Aquin et aux scolastiques d’élaborer une doctrine économique (sens du travail, rôle de l’économie dans la société, juste prix, juste salaire, justice sociale commutative et distributive, association du capital et du travail, devoirs de l’employeur à l’égard de l’employé[1] etc.) parfaitement cohérente et pertinente encore aujourd’hui, dans ses principes. Les Franciscains et les Dominicains, bientôt relayés par les Jésuites, ont puissamment contribué à cadrer l’activité financière et bancaire du Moyen Age et de la Renaissance. Et pour cause : les Franciscains devaient concilier une vie pauvre avec la détention obligée de quelques biens terrestres. Cela leur valut des démêlés avec la Papauté. D’où l’approfondissement de la différence entre nue-propriété et usufruit, qui est en prise directe avec la notion de propriété privée dans la doctrine sociale de l’Eglise catholique : la propriété privée est légitime dès lors qu’elle est conçue et vécue comme une gérance de biens à destination universelle, et non comme accumulation solipsiste. L’intitulé même de la parabole sur «le pauvre Lazare et le mauvais riche» (saint Luc 16,19-31) montre clairement qu’il existe aux yeux du Christ et de son Eglise de bons riches : sinon on nous aurait parlé de Lazare et du riche, tout simplement. La différence entre pauvres matériels et pauvres en esprit, bons et mauvais riches, réside dans l’attitude par rapport aux biens matériels : en être détachés ou pas, les considérer comme un dû ou pas, se considérer comme gérant ou propriétaire. Différence qu’on retrouve dans Péguy quand il distingue misère et pauvreté. A côté des auteurs spirituels, que nous allons étudier de plus près dans un instant, toute une littérature a proliféré autour de la transposition des Evangiles ou de la personne de Jésus-Christ à l’entreprise et à sa direction. Le meilleur y côtoie le pire. Le pire est la réduction abstraite ou au contraire purement émotionnelle, d’une doctrine qui concerne l’homme et sa destinée terrestre et éternelle, fournissant une explication du monde on ne peut plus globale (certains diraient holistique), à des méthodes de management orientées vers la pure efficacité opérationnelle et matérialiste. L’un n’exclut pas l’autre, mais cela revient à replier un espace à trois dimensions (au moins !) sur une simple droite, avec l’appauvrissement voire la distorsion que cela suppose. Le meilleur est la transmission d’expériences vécues par des dirigeants chrétiens, moines ou laïcs, qui ont aligné leur pratique quotidienne et leur vision de l’entreprise sur l’anthropologie et la morale catholique. Certains auteurs n’hésitent pas à voir en Notre Seigneur Jésus-Christ une sorte de super-CEO ou d’hyper-Leader : Jesus CEO, Using Ancient Wisdom for Visionary Leadership, Laurie Beth Jones, Hyperion Books, 1995 Jesus Entrepreneur, Laurie Beth Jones, 2002 Jesus Manager, Helmut Schuler, August Dreesbach Verlag,2017 Comment Jésus a coaché douze personnes ordinaires pour en faire douze leaders extraordinaires, Jean-Philippe Auger, Salvator, 2016 C’est extraordinairement réducteur, mais cependant pas dénué d’intérêt dans la mesure où l’on ne perd pas de vue que les véritables enjeux sont ailleurs. Ce qui est critiquable, ce n’est pas de faire dériver de l’Evangile (et de la Tradition qui transmet ce dépôt de l’Evangile sans l’altérer ni le diminuer mais en l’expliquant) des principes de management ou de leadership, c’est de réduire Jésus-Christ à un manager, avec tous les contresens possibles que favorise une interprétation directe des textes. Les Pères de l’Eglise eux-mêmes se contredisent parfois mutuellement sur tel ou tel passage obscur à la seule raison (la parabole de l’intendant malhonnête (saint Luc 16,1-18), qui en a fait trébucher plus d’un, en est le parfait exemple). Uncoup d’œil sur la littérature «inspirée» d’origine catholique (appliquée au management) L’encadré ci-dessous propose un survol des principaux contributeurs dans ce domaine, sans prétention à l’exhaustivité. Dans cette bibliographie, la doctrine sociale de l’Eglise catholique (DSE) tient évidemment une place centrale. Elle remonte au moins … Lire la suite

Bossuet: Sermons de Carême et RSE

Article Laurent Barthélémy Bossuet est quelquefois cité, à temps et à contre-temps, pour commenter (mélancoliquement) les temps actuels. Il peut paraître étrange, et en tous cas anachronique, de le convoquer ici à propos de la RSE (responsabilité sociétale des entreprises); cela semble assez loin des préoccupations eschatologiques du Carême et la notion d’entreprise n’était pas d’actualité à la Cour de Louis XIV. Encore moins celle de RSE: on se contentait du rôle naturellement joué par les corporations de métiers, corps intermédiaires d’une société ordonnée au bien commun. Cependant… La phrase de Bossuet qui revient le plus souvent dans les conversations mondaines (Linkedin, éditoriaux de revues à grand tirage, blogs divers) est celle-ci, extraite de son “Histoire des variations des églises protestantes” (Livre IV): « Mais Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je? Quand on l’approuve et qu’on y souscrit. » Elle est souvent reformulée et résumée comme ceci: “Dieu se rit de ceux qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes”. Il faut bien dire qu’elle trouve trop souvent à s’appliquer, en France ou ailleurs. Moyennant quoi la citation proposée dans ce billet provient des Sermons de Carême dits “Le Carême du Louvre”, prononcés en 1662 devant le Roi (dont la liaison avec Mlle de La Vallière était cause de scandale public) par celui qui n’était pas encore l’Aigle de Meaux ni le complice du Roi en gallicanisme (hélas), dans l’affaire des Quatre Articles. L’exercice, tout soutenu que fût Bossuet par la Reine mère Anne d’Autriche, demandait un certain doigté car il s’agissait pour monsieur l’abbé Jacques-Bénigne Bossuet, Nathan moderne, de dire en face à David (celui d’Uri le Hittite et de Bethsabée) qu’il était pécheur public.Ceci en présence de la Vallière et de quelques grands courtisans pas tous bienveillants. Le Roi ne souhaita d’ailleurs pas renouveler l’exercice l’année suivante…A noter cependant qu’à l’époque le chef de l’Etat (et inventeur de la formule), avait l’humilité de se laisser sermonner, fût-ce en termes voilés, devant témoins par un ministre de Dieu, dont il était conscient de tenir son pouvoir (Ro 13,1). Le sermon dit “Sur l’ambition”, dimanche 19 mars 1662, précède celui “Sur la mort”, sans doute plus connu, du mercredi 22 mars de la même année. Bossuet y écrit et dit ceci:  “Un fleuve, pour faire du bien, n’a que faire de passer ses bords ni d’inonder la campagne; en coulant paisiblement dans son lit,il ne laisse point d’arroser la terre et de présenter ses eaux aux peuples pour la commodité publique.” (page 141 de l’édition Gallimard Folio classique). Cette formule, transposée à l’entreprise et à son rôle dans la société, ne tient-elle pas le juste milieu entre les excès: – d’un Friedman, héraut de l’école ultra-libérale, qui proclama tout bonnement (avant de s’amender sur le tard) que “la responsabilité sociale de l’entreprise est de maximiser le profit de ses actionnaires à condition de respecter les lois en vigueur ” (reformulation simplifiée par nous du fameux article publié dans le New York Times Magazine du 13 septembre 1970; qui lui-même reprend une thèse de Capitalisme et Liberté, élaborée dès 1962) – des excès inverses d’une RSE (responsabilité sociétale des entreprises version idéologie du Développement Durable) mal comprise (précisément ce que Friedman cherchait à corriger par son article au vitriol); qui voudraient  faire endosser à l’entreprise tout le poids du bien commun et la transformer en association philanthropique, oubliant que c’est le Gouvernement (au sens premier) de la société qui est garant du bien commun, l’entreprise n’était qu’un corps social parmi d’autres? Sur ce, bon Carême (et bonne lecture si cela vous donne envie de (re)lire Bossuet, ce qui, jusqu’à preuve du contraire, n’a jamais fait de mal à personne).

DSE et libéralisme économique: un Ralliement de trop ? 1ère partie

Ajoutez votre titre ici L’épidémie de coronarivus a déclenché une nouvelle crise mondiale, sanitaire, sociale et économique, venant s’ajouter à une série déjà très longue de crises économiques. Cette crise agit comme un révélateur décapant de nos valeurs et de notre mode de vie, et fait tomber des illusions. Le système mondial basé sur un pseudo-libéralisme, notamment économique, non seulement se montre d’une grande fragilité, mais surtout définitivement incapable d’assurer le bien commun et la justice sociale, dans leur dimension matérielle (c’est tout ce qu’on lui demande). Il semble donc quasi-impossible après tout cela de concilier les enseignements de la DSE (Doctrine sociale de l’Eglise catholique) avec cette forme d’économie, comme c’était le cas du temps de Léon XIII. Cet article explique pourquoi. Un second article passera en revue les alternatives possibles, en conformité toujours avec la DSE. Le présent article sert également de conclusion à ma série sur le capitalisme, sur ce site AEC : « Le christianisme est-il à l’origine du capitalisme ? » d’ août 2017 à novembre 2017) : De quoi parle-t-on Les facteurs d’émergence du capitalisme industriel en Europe- quelques jalons Universalité potentielle du capitalisme – le cas de la Chine et du Japon Que dit la Doctrine sociale de l’Eglise? Que disent les anti-capitalistes ? La question des corporations de métiers Je fais partie, je l’avoue, de ceux qui ont trouvé que le pape François allait trop loin dans Laudato Si’ en 2015, avec ses charges sans grandes nuances contre les entreprises et la finance. Ces dernières sont, avec les puissances publiques et chacun d’entre nous en tant que consommateur, les piliers du capitalisme financier mondialisé triomphant. Cela m’avait conduit à rédiger en 2016 l’article AEC « Autorité magistérielle des encycliques- le cas de Laudato si’ » sur la manière de lire et d’accueillir, ou non, les diverses choses, d’autorité variable, qu’on trouve dans les déclarations ou textes pontificaux. Toujours avec la révérence et la modération due par un catholique à ce qui sort de la plume des occupants de la chaire de saint Pierre. Cependant il se pourrait bien que le pape François, qui donnait l’impression de jeter le bébé avec l’eau du bain, ait vu juste sur ce point. Cette dernière crise mondiale « de trop », donnerait alors raison à Laudato Si’, contre tous les textes pontificaux depuis Léon XIII (et même Benoît XIV en 1745 dans Vix pervenit sur les contrats) qui tolèrent moralement le capitalisme et l’économie dite de marché, moyennant de sérieuses réserves. Mais qui les tolèrent, sous le régime de la prudence. L’Eglise catholique est là principalement pour transmettre et proclamer l’Evangile contre vents et marées, administrer les sacrements et pousser les chrétiens à accorder plus d’importance à leur éternité qu’à leur passage sur terre. Elle n’est pas là pour prendre parti pour ou contre  tel ou tel régime politique ou économique (ou les deux), dès lors qu’il n’est pas radicalement contraire à l’Evangile et à la doctrine sociale de l’Eglise. Elle l’a fait cependant contre le socialisme et l’économie associée, condamnée sans ambage par Léon XIII et tous ses successeurs. Aucun pape en revanche n’a rejeté sans appel le libéralisme économique ni le capitalisme de marché ou démocratique ; ils s’en sont accommodés moyennant caveat et réserves. On reviendra plus loin sur ces terminologies, totalement piégées, dans lesquelles ils ont sagement évité de s’enfermer. Dans le domaine politique, à partir du moment où un régime reconnaît la primauté de la loi de Dieu (« omnia potestas a Deo ») et que César est une créature de Dieu et non un autre dieu, saint Thomas d’Aquin (recommandé comme “maître à penser” par le Catéchisme de l’Eglise catholique et par le Code de droit canonique) nous apprend qu’il n’y a pas de régime intrinsèquement mauvais (monarchie, aristocratie ou démocratie) tant qu’il y a des garde-fous pour qu’ils ne tournent pas à la tyrannie (d’un seul ou du peuple) ou à l’oligarchie. Dans le De Regno il semble considérer que la monarchie parlementaire (ou du moins munie de solides barrières évitant le dérapage vers la tyrannie) est meilleure que les autres. Malheureusement pour nous (ou heureusement ?) l’Ange de l’Ecole ne s’est pas livré à pareille analyse pour les régimes économiques. Il s’est contenté de donner la cause finale de l’économie ainsi que les principes à respecter, quelle que soit la forme.                 Or, il semble bien que le libéralisme économique ait achevé de prouver son incapacité à assurer l’intérêt général, pour ne pas dire le bien commun. Nous commencerons dans cet article par constater expérimentalement l’incapacité du libéralisme à se réformer ou à se restreindre, ainsi que sa fragilité croissante. Ensuite après avoir clarifié la terminologie, nous récapitulerons l’enseignement de l’Eglise sur les régimes économiques, au fil de ses évolutions. Dans un second article, nous examinerons avec prudence par quoi pourrait être remplacé, pour peu qu’on le veuille vraiment, le système socio-économique actuel, selon les critères de la DSE. Tout en restant dans la zone de réflexion qu’un simple fidèle peut se permettre publiquement, sans aller contre la partie doctrinale voire dogmatique du Magistère. Sur les simples opinions au contraire, nous sommes invités à contribuer respectueusement et avec modération à la réflexion de l’Eglise. Continuer à considérer dans la DSE le libéralisme économique comme un « moindre mal » , basé sur la séparation des capitaux et du travail et le mécanisme du marché plus ou moins encadré, ne risquerait-t-il pas de tourner à une forme de Ralliement, comme le Ralliement à la République demandé aux catholiques français par l’auteur de Rerum Novarum dans le domaine politique, et dont on connaît les funestes conséquences (« Au milieu de sollicitudes », 1892) ? Nous sommes ici bien sûr sur le terrain de la morale pratique, et non de la théologie spéculative. Roberto de Mattei, Le ralliement de Léon XIII, Cerf 2016 1. Un mode de civilisation incapable de se réformer moralement, et de plus en plus fragile matériellement 1.1 Incapable de se réformer moralement Mat 7,16 : «On reconnaît l’arbre à ses fruits. » Proverbes, 26,11 : « Comme le chien retourne à son vomi, l’insensé revient à ses folies. … Lire la suite

Quand il faut choisir entre deux biens apparents: le dilemme éthique

Article de Laurent Barthélémy Cet article a été initialement publié sur mon blog professionnel  Hyperion LBC . J’y ai ajouté ici (paragraphe 2.) quelques considérations explicitement catholiques. Si l’éthique du management et des affaires était une science exacte, ça se saurait. Cependant elle est relativement simple, quand on peut distinguer facilement ce qui est bon et ce qui est mauvais : la corruption c’est mal, trier ses déchets c’est bien (encore qu’il faille considérer la totalité du cycle de vie), assurer gratuitement des formations pour des associations c’est bien etc. C’est une question de volonté, éventuellement d’affectation de ressources, mais pas de discernement. Encore que, selon qu’on est à Romorantin, à Tegucigalpa ou à Dacca, « corruption » et « déchet » méritent qu’on y regarde de plus près avant de trancher ; c’est une difficulté que rencontrent les groupes internationaux. Là où les choses se compliquent, c’est quand : >  plusieurs critères éthiques conduisent à des exigences contradictoires, >  ou bien quand il faut choisir entre deux « biens » apparents, > ou bien quand vos valeurs sont non pas en contradiction mais hiérarchisées différemment de celles de l’entreprise, ou celles de l’entreprise différemment de celles de telle ou telle partie prenante, > ou encore quand deux objectifs de l’organisation ou de votre feuille de route annuelle entrent en conflit,   C’est alors une question de discernement avant d’être une question de volonté ou de priorité d’affectation de ressources.  La première chose à faire en cas de dilemme éthique (ou simplement en cas d’apparition d’un risque éthique) c’est de ne pas le traiter tout seul (mais pas de le partager avec n’importe qui non plus). Au-delà, il est intéressant de regarder par quel bout prendre un dilemme éthique, selon sa nature. Et là, la littérature ouverte est nettement plus rare que sur les questions d’éthique tout court. A un moment où je pensais avoir fait à peu près le tour des théories et des ouvrages sur l’éthique des affaires et du management, un ami qui dirige maintenant un petit groupe d’entreprises de chaudronnerie m’a conseillé la lecture d’un ouvrage des années ’90, « Defining Moments, When Managers Must Choose Between Right and Right», de Joseph. L. Badaracco Jr, Harvard Business Press, 1997. C’est, à ma connaissance, un des rares ouvrages sur la question, avec : « Ethique et dilemmes dans les organisations », Lyse Langlois, Rodrigue Blouin, Sylvie Montreuil et Jean Sexton, Presses de l’Université Laval, Québec, 2006 « Le discernement managérial », Etienne Perrot sj, DDB 2012 « Le dilemme du décideur, éthique et efficacité », Jean-Pierre Audoyer et Jacques Lecaillon, Salvator, 2006. On trouvera aussi dans le Journal of Business Ethics une enquête consacrée à ce sujet : « Review-of-Empirical-Ethical-Decision-Making-Literature-2004-2011 », Jana L. Craft, Journal of Business Ethics, vol 110, n°3, October (II) 2012. Cette complexité dans la résolution des dilemmes éthiques fait écho aux dilemmes dans le domaine médical,mais aussi à un courant de la pensée morale prédominant au XVIIème et début XVIIIème siècle en France, qui est la casuistique. Cette méthode pratique s’attachait à étudier aussi précisément que possible la façon dont les circonstances particulières peuvent conduire à juger qu’un acte est bon même s’il contrevient aux principes ou commandements généraux. Avec pour conséquences des dictionnaires entiers de cas particuliers. Elle s’appuya entre autres sur la théorie du probabilisme selon laquelle « si une opinion est probable, il est permis de la suivre, bien que l’opinion opposée soit plus probable ». On appréciera la subtilité, due à Bartolomé de Medina, XVIème siècle. La casuistique traitait dans le domaine de la morale religieuse exactement le même genre de questions que celles qui nous intéressent ici, à savoir des dilemmes, quand il s’agit d’appliquer des règles générales à des cas particuliers où les circonstances peuvent avoir un poids aussi important que la nature de l’acte ou sa finalité. Le terme « casuistique » est devenu – probablement à tort – péjoratif, mais la difficulté et la complexité des questions pratiques à résoudre, reste. On notera pour terminer sur ce point que la casuistique (soutenue au XIXème par des philosophes comme Ollé-Laprune,” De la certitude morale”) revient en force dans un des domaines par excellence de l’éthique, qui est celui des soins et de la médecine : voir notamment Toulmin et Jonsen (The Abuse of Casuistry, a History of Moral Reasoning, University of California Press, 1988), qui traitent principalement d’éthique médicale. Par ailleurs la psychologie et les religions proposent moult approches du dilemme éthique, ainsi que des tensions qu’il engendre et qu’il faut bien résoudre. La connaissance de soi-même, la recherche de sens et les méthodes de discernement (distinguer pour unir) en sont des facteurs communs. Commençons par résumer Defining Moments, et examinons ensuite, pour prendre un exemple dans le domaine de la RSE, comment les principes d’action de l’ISO 26000 peuvent conduire à des dilemmes. Quand le manager doit choisir entre Bien et Bien (et pas entre «Bien et Mal» ou «Bon et Mauvais», eh oui, trop facile) Les « Defining Moments » (moments décisifs) sont les situations de conflit intérieur qui >  révèlent le manager à lui-même (et aux autres) > le mettent à l’épreuve > le façonnent, (reveal, test & shape). Autrement dit, quand on en sort, on se connaît mieux soi-même (sagesse grecque pas morte…), on a traversé une ordalie et on en a été changé sinon fondamentalement du moins dans quelques domaines de la relation aux autres et au monde. Chacun a été confronté un jour ou l’autre à ce genre de situation. Badaracco propose quelques études de cas : * un salarié junior à qui on demande assez rapidement d’aller à des réunions où son « profil » n’est pas nécessaire ni adapté ; il se rend compte que l’entreprise utilise le fait qu’il est noir pour passer un message sur ses « valeurs » de diversité à ses clients potentiels ; d’où le dilemme « 1. pourquoi m’a-t-on recruté ? 2. Est-ce que je continue à jouer ce jeu ? » * un commercial qui devrait licencier une personne sur les demandes répétées de la manager de la personne en question, parce qu’elle ne tient jamais ses objectifs et ne fait pas, comme les autres, des heures sup … Lire la suite