“Ce rapport de la Cour des comptes à qui l’on fait trop souvent dire tout et n’importe quoi”, par Jacques Bichot

Article de Jacques Bichot, écrit le 25/02/2020 et publié le 26/02/2020 sur Atlantico La Cour des comptes fait son travail de manière rigoureuse mais les commentaires médiatiques ne mesurent pas forcément la propension exacte des données. Un rapport dont le premier tome comprend 537 pages ne se résume pas en 2 ou 3 feuillets : c’est un peu comme si vous vouliez, en 2 ou 3 heures, avoir acquis une bonne connaissance des œuvres qu’abrite le musée du Louvre. Néanmoins, au terme d’une pérégrination que l’on sait partielle, quelques impressions se dégagent. Voici donc ce qui m’a paru particulièrement important au sortir d’une première lecture. Le brouillard comptable. La comptabilité publique est un art difficile à pratiquer et difficile à interpréter. Dans une grande ville, à la brume naturelle qui monte des rivières et des plans d’eau s’ajoutent les effets de la pollution, toutes ces particules en provenance des cheminées et des pots d’échappement : la visibilité s’en ressent, les perspectives sont parfois brouillées, incertaines. Il en va de même pour les comptes publics d’une nation. Les chiffres de dépenses et de recettes sont entourés de deux sortes de halos ; l’un provient des difficultés naturelles de la comptabilité (une même dépense peut servir à deux objectifs différents, par exemple améliorer la productivité d’un service et augmenter la sécurité) ;et l’autre résulte de la tendance des responsables politiques et administratifs à procéder à de nombreux changements dont l’utilité n’est pas évidente, mais qui manifestent leur pouvoir, et qui contribuent à rendre très problématiques les comparaisons d’un exercice à l’autre. Les séries chronologiques couvrant des périodes telles qu’une décennie ne sont pas toujours cohérentes. Comme exemple concret, prenons le déficit public, exprimé en points de PIB. Il présente officiellement une forte progression de 2018 à 2019 : de 2,5 à 3,1 points de PIB. Mais il ne faut pas prendre ces chiffres trop au sérieux. Si l’on creuse un peu – et c’est ce que fait la Cour dans ce cas comme en bien d’autres – on s’aperçoit que le remplacement du CICE par une réduction de charges sociales, réalisé en 2019, est à l’origine de cette forte augmentation du déficit « officiel » en 2019, et sera pour 2020 la cause d’une réduction du même agrégat (pronostic de la Cour : 2,2 points de PIB). Autrement dit, cet indicateur très important fourni une information certes exacte en comptabilité, mais trompeuse pour l’appréciation de l’état de nos finances. La raison technique est que le CICE, mesure fiscale, engendre des paiements décalés d’un exercice par rapport à la date de naissance des créances, tandis que les réductions de cotisations sociales ont un effet immédiat en trésorerie. Mr Dupont et Mme Durand, n’ayant pas connaissance de ces subtilités, risquent donc de s’inquiéter pour rien à propos des difficultés de nos finances en 2019, et de se réjouir sans raison valable à propos de leur amélioration en 2020. Les silhouettes que l’on aperçoit dans le brouillard comptable ne donnent pas forcément une idée très juste de la situation réelle des finances de la France ! Les tendances robustes Les évolutions révélées par les séries statistiques longues sont plus « lisibles », moins sujettes à des erreurs d’interprétation, que les comparaisons d’un exercice à l’autre. La progression à long terme de la dette publique est un exemple de la robustesse d’une tendance malheureuse, l’accroissement de la dette publique. Limitons-nous au XXIe siècle : cette dette représentait 58 % du PIB en l’an 2000, puis 82 % en 2009, et enfin 98,8 % fin 2019. Cette fois, peu importe que chaque chiffre annuel puisse faire l’objet de discussions à la marge, l’accroissement est massif, il n’y a pas lieu d’en douter. Les coups de projecteur fort utiles La Cour consacre 25 pages à la question des drones militaires. On pourrait être tenté de penser que ce sujet, certes important pour notre défense nationale, ne requiert pas d’aussi longs développements dans un document centré sur nos finances publiques : on aurait tort. Car c’est en explorant un tel sujet de façon suffisamment approfondie que la Cour peut être utile à la fois à Bercy, en charge de financer l’équipement de nos armées comme le fonctionnement de notre Éducation Nationale, et aux chefs de nos armées. Les militaires ne sont généralement pas des comptables, mais ils ont tout intérêt à utiliser au mieux les budgets, plutôt étriqués, qui leur sont alloués. Le simple fait de constater que les « pékins » de la Cour s’intéressent à leurs problèmes est réconfortant, surtout si leurs observations sont judicieuses.En fait, ces observations restent assez légères, sauf sur la question de coopération avec nos alliés dans le programme MALE (une nouvelle génération de drones). Les magistrats de la Cour n’apportent pas de réponse au problème du remplacement des drones américains Reaper, question importante pour nos forces armées, mais ils s’en préoccupent, glissent un ou deux conseils : cela suffit, la Grande muette, comme on appelle notre armée, a surtout besoin de savoir que les magistrats de la rue Cambon sont à leurs côtés. Les retraites complémentaires Consacrer 23 pages au régime AGIRC-ARRCO, le mastodonte de la retraite complémentaire, au moment où la réforme des retraites risque de tout chambouler, montre que la Cour ne cherche pas à éviter les sujets délicats. Certes, l’une de ses recommandations est quasiment psychédélique : « renforcer la gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences pour prendre compte les mutations en cours », comme si dans le brouillard opaque au sein duquel est plongée la réforme des retraites les prévisions pouvaient être prises au sérieux ! En revanche, j’ai apprécié la recommandation visant à « amplifier les économies de gestion, compte tenu des réformes récentes et à venir et en accentuant le parangonnage entre les IRC. » Certes, il faut commencer par comprendre cette phrase, destinée aux professionnels et non à l’homme de la rue. Les IRC sont les Institutions de Retraite Complémentaire, qui concrètement encaissent les cotisations versées par les employeurs et suivent les dossiers … Lire la suite

Dépense publique : ces (instructives) leçons que pourraient retenir le gouvernement du dernier rapport de la Cour des comptes

Article de Jacques Bichot publié le 8 février 2017 sur Atlantico Le rapport de la Cour des comptes pointe du doigt les fragilités de la loi de programmation des finances publiques. Toutefois, plus que le budget, c’est la gestion qui importera. Atlantico : Le rapport annuel de la Cour des comptes, publié ce 7 février met en cause la stratégie budgétaire du gouvernement actuel en indiquant : « La trajectoire de finances publiques présentée dans la loi de programmation des finances publiques est affectée de nombreuses fragilités », notamment en raison du manque d’efforts consentis à la réduction de la dépense publique. Cette remise en question de la vertu budgétaire, qui a pu être mise en avant par Emmanuel Macron pendant ses premiers mois à l’Elysée, est-elle justifiée ? Peut-on constater un décalage entre le discours volontariste et la réalité des faits ? Jacques Bichot : Il faut se rendre compte que la réduction de la dépense publique dépend moins d’une stratégie budgétaire que d’une stratégie gestionnaire. Le budget, c’est-à-dire les quantités de chiffres fixés par la loi de finances (LF) et la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) est une abstraction ; en exagérant un peu, ces textes multiplient les « Faut qu’on… » et « Y a qu’à … ». La vraie question est celle de la gestion concrète de chaque entité. La Cour ne l’ignore d’ailleurs pas. Parmi les centaines de pages de son énorme rapport, il y en quelques-unes qui concernent un petit établissement médico-social de la région de Saumur, l’hôpital de Longué-Jumelles, qui est principalement un EPADH (établissement pour personnes âgées dépendantes) et secondairement un centre de soins de suite et de soins de longue durée. La Cour régionale des comptes s’y est intéressée la première, ce qui est bien normal pour une structure dont le chiffre d’affaires annuel est seulement de 9 millions d’euros environ, et la Cour (nationale) a repris son diagnostic en détail, probablement parce qu’elle estime que c’est à ce niveau, celui du terrain, que l’on peut vraiment faire avancer les choses. Qu’est-ce qui a été détecté ? Le fait qu’une reconstruction complète entre 2013 et 2016, pour un coût de 26 M€ (quasiment 3 années de frais de fonctionnement), n’a pas diminué mais amplifié le déficit de gestion. Les problèmes avaient été mal diagnostiqués, on a cru les résoudre en faisant un gros investissement, et le but n’a pas été atteint. La Cour relève aussi une comptabilité mal tenue, peu fiable (par exemple, les charges de personnel figurant dans les comptes ne correspondent pas aux emplois effectivement pourvus et aux rémunérations affichées pour chacun d’eux), et des retards de paiement systématiques. Bref, cet établissement semble bien être géré en dépit du bon sens, et l’Agence régionale de santé (ARS) qui devrait veiller au grain, puisque son rôle est notamment de taper sur les doigt des gestionnaires incompétents ou négligents, n’a apparemment pas fait son travail. C’est cela qui est vraiment intéressant dans le rapport de la Cour, parce qu’il s’agit de la vraie vie, de l’un de ces innombrables petits ruisseaux de la mauvaise gestion qui, en définitive, alimentent le fleuve du déficit public. Que les thuriféraires de la présidence de la République et du Gouvernement s’attribuent le mérite d’une légère infériorité du déficit constaté par rapport au défit prévu par la LF 2017, c’est de bonne guerre, et personne n’est dupe : les hommes politiques de tout crin et de tout poil disent toujours, si quelque chose va un peu mieux, que c’est grâce à eux. À cet égard, rappelons-nous la fable de La Fontaine, la mouche du coche qui s’attribue le mérite d’avoir fait repartir le véhicule en bourdonnant aux oreilles des chevaux. Ce dont nous avons besoin, c’est moins de mesures législatives et réglementaires que d’une action de terrain pour redresser ce qui ne va pas, et gérer correctement ce qui était géré à la va-comme-je-te-pousse. En indiquant que l’effort structurel du gouvernement ne se résume qu’à 0.1%, la Cour des Comptes pointe la trop grande dépendance de la stratégie budgétaire à la croissance du pays. Quel est le risque pris par le gouvernement en agissant de la sorte ? Les notions d’effort structurel et de déficit structurel ne sont pas inutiles, mais elles sont difficiles à manier correctement.  En effet, comment dire si une meilleure rentrée de tel impôt, grâce à une amélioration des méthodes de recouvrement et à un renforcement des contrôles, relève de l’effort structurel ? Des spécialistes, parfaitement au courant de ce que l’on met sous le terme « structurel », et capable de dire si c’est bien la même chose au niveau européen qu’au niveau de Bercy, peuvent se servir utilement de ces notions. Pour le grand public, pour la majorité des hommes politiques, et même pour la majorité des économistes — tous ceux qui n’ont pas accès aux modalités exactes de calcul de ces agrégats « structurels », ou qui estiment avoir mieux à faire que de passer beaucoup de temps à examiner cette mécanique comptable passablement compliquée sans être forcément pertinente — je crois qu’il n’y a pas grande utilité à ergoter sur un chiffre de 0,1 % relatif à un objet budgétaire difficilement identifiable. Que la Cour des comptes fasse joujou avec ces 0,1 %, libre à elle, mais nous ne sommes pas obligés de considérer cela comme une donnée sûre, significative et importante. Il est autrement utile de savoir quelles mesures prendre pour éviter que se reproduisent de graves erreurs, comme le recours aux emprunts toxiques effectué à grande échelle par un bon nombre de grosses collectivités territoriales et certains hôpitaux — un gâchis dont la Cour nous annonce que, fort heureusement, on commence à voir la fin. La Cour formule également des doutes concernant les résultats à attendre du contrat entre gouvernement et collectivités locales en vue de la réduction des dépenses. Quelles sont les failles de l’entreprise du gouvernement en la matière ? Premièrement, il faudrait que les collectivités territoriales aient comme recettes quasiment exclusives des impôts dûment identifiables par les contribuables : ceux-ci éviteraient de réélire les … Lire la suite

Le Quotient familial, cet incompris

Article Jacques Bichot À l’initiative du député Guillaume Chiche, la commission des affaires sociales de l’Assemblée a publié un projet de rapport proposant la suppression du quotient familial (QF), mode de calcul de l’impôt sur le revenu (IR) adopté quasiment à l’unanimité par le Législateur le 31 décembre 1945. Initiative individuelle d’un député agissant de son propre chef ou en service commandé depuis l’Élysée, le projet a heureusement été enterré. Pour l’instant. Le co-rapporteur républicain, Gilles Lurton, a refusé de signer ce rapport, qui n’a donc pas été adopté, mais qui semble devoir être repris par la majorité LREM. Si le dispositif proposé, à savoir le remplacement du QF par une prestation intitulée « protection sociale des familles », est adopté par les prochaines lois de finance et de financement de la sécurité sociale, un dispositif intelligent et juste aura été supprimé, après des mutilations successives, victimes de préjugés devenus en quelque sorte des dogmes « politiquement correct ». Une erreur grossière Le sort funeste du quotient familial est la conséquence, comme bien d’autres erreurs politiques, d’une incompréhension de sa raison d’être. Ce dispositif fiscal correspond à deux principes de philosophie politique d’importance majeure : 1/ Le contribuable n’est pas une personne, mais un « foyer fiscal », lequel peut évidement être réduit à un seul individu, mais en comporte souvent plusieurs, unis par des liens familiaux qui font de cette « cellule de base de la société », comme on dit parfois, le plus petit des corps intermédiaires constitués par des citoyens. Les membres d’un même foyer fiscal sont réputés mettre en commun leurs revenus, s’il en existe plusieurs, et bénéficier ainsi chacun du même niveau de vie. 2/ L’IR a pour objectif de mettre en œuvre le principe constitutionnel énoncé à l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable ; elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. » La traduction concrète du principe énoncé à la dernière ligne de cet article 13 est la formule : « à niveau de vie égal, taux d’imposition égal ». Lire aussi : la difficile mesure des inégalités Malheureusement, ces principes ont été perdus de vue. Certains les haïssent, parce qu’ils correspondent à une conception de la famille et de la société qui n’est pas individualiste. D’autres, qui en théorie font l’éloge de la famille, se rallient en pratique aux manières de pensée antifamiliales parce qu’elles sont reprises un peu partout et ne requièrent pas de faire le petit effort intellectuel nécessaire pour imaginer que ce que perçoit un adulte père ou mère de famille n’est pas son revenu à lui, mais le revenu, ou une partie du revenu, de la famille toute entière. La conception individualiste du revenu est plus facile, parce que l’employeur verse un salaire à Mr Dupont, ou à Mme, mais pas à la famille Dupont. Le titulaire d’un revenu est une personne, le bénéficiaire de ce revenu est, dans bien des cas, une entité composée de plusieurs individus – la famille à laquelle appartient cette personne. Ce que perçoit un adulte père ou mère de famille n’est pas son revenu à lui, mais le revenu, ou une partie du revenu, de la famille toute entière. Une fois confondu titulaire et bénéficiaire du revenu, il est naturel de considérer l’IR comme un prélèvement sur l’individu titulaire, et non pas sur le ménage bénéficiaire. La notion de foyer fiscal passe aux oubliettes : le fisc, dans l’esprit de ceux qui ne réfléchissent pas plus loin que le bout de leur fiche de paie, ou qui souffrent d’un complexe antifamilial, ne doit connaître que l’individu titulaire du revenu. Tout mode d’imposition qui a pour effet de fournir au fisc moins que ce qui lui reviendrait si la personne considérée était célibataire sans enfant à charge est dès lors réputé produire une réduction d’impôt. Ainsi s’instaure le mythe des réductions d’impôt procurées par le QF. Dès lors que ce mythe est reçu comme une évidence, une vérité de simple bon sens, le discours sur la croissance des réductions d’impôt avec le revenu se met en route. De « bonnes âmes », les unes simplement dupes de présentations fallacieuses mais faciles à assimiler, les autres par militantisme antifamilial, vont multiplier les démonstrations chiffrées démontrant la croissance de la « réduction d’impôt due au QF » avec le revenu du contribuable. Ces calculs ont beau n’avoir aucun sens, ils sont d’une efficacité redoutable pour convaincre les personnes, majoritaires, qui n’ont pas l’habitude d’analyser les concepts sur lesquels se basent ceux qui leur proposent des résultats chiffrés. La magie du numérique opère, et le citoyen non averti avale l’hameçon avec le leurre qui le dissimule. L’aveuglement de la Droite J’ai compris il y a longtemps à quel point beaucoup d’hommes politiques dits de droite font l’erreur de prendre le QF pour une réduction d’impôt. C’était en 1980, peu avant l’arrivée au pouvoir de l’Union de la gauche. Madame Pelletier, ministre de la famille, voulut faire quelque chose en faveur des familles nombreuses. Redoutant qu’une augmentation des prestations familiales ne soit pas votée par le Parlement, elle proposa – et obtint – l’attribution d’une part complète, au lieu d’une demie-part, pour les enfants à partir du troisième. Lire aussi : impôt sur le revenu : l’effet ignoré de la retenue à la source Consulté, je lui ai fait valoir que le QF ne devait pas être manipulé pour procurer des réductions d’impôt. Elle comprit, me sembla-t-il, mais ne voulut pas renoncer à cette mesure qui passa, en effet, comme une lettre à la poste. Cela montre que, dès cette époque, la droite était dans un état de confusion intellectuelle sur le sujet des rapports entre famille et IR. Elle voulait faire des cadeaux aux familles, dans la lignée paternaliste la plus classique, et non pas établir des règles conformes au principe d’équité fiscale « à niveau de vie égal, taux d’imposition égal ». Si la droite veut reprendre la main en matière de politique familiale, il faut absolument qu’elle … Lire la suite

“La leçon des Gilets-Jaunes : un besoin de subsidiarité”, par Jacques Bichot

Article de Jacques Bichot, publié le 30 novembre 2018 sur le site Aleteia La sphère publique pourrait faire mieux pour moins cher : c’est ce qui explique le « ras-le-bol » des Gilets-Jaunes. Le recours à une meilleure application du principe de subsidiarité permettrait une plus grande efficacité de nos services publics. Pourquoi des centaines de milliers de Français participent-ils aux blocages ou ralentissements de la circulation en riposte à une annonce de hausse des taxes sur les carburants, alors qu’il s’agit d’une simple goutte d’eau (ou de pétrole ?) dans l’océan de taxes et impôts auxquels sont soumis en France les citoyens et les entreprises ? Beaucoup d’explications ont été avancées. La plus simple me paraît être à la fois convaincante et insuffisante. Convaincante : quand un vase est rempli à ras bord, une simple goutte de plus suffit à le faire déborder. Mais cette réponse n’est pas suffisante ; elle débouche sur une autre question, plus importante : pourquoi le vase est-il plein ? Est-ce qu’il est trop petit, ce qui voudrait dire que les Français ne sont pas assez conscients de la nécessité des impôts (pour avoir de bons services publics, pour lutter contre la pollution et l’augmentation de la teneur de l’air en gaz carbonique, etc.) ? Ou bien est-ce que nos dirigeants veulent y verser trop d’eau, c’est-à-dire nous prélever trop, pour des raisons qui ne sont pas de bonnes raisons ? Sans vouloir nier une certaine insuffisance de l’esprit civique et de la compréhension des problèmes qui exigent l’intervention des pouvoirs publics, la balance me paraît pencher du second côté, pour deux raisons principales : primo, la fiscalité est trop lourde par rapport à ce qu’elle réussit à financer ; et secundo les présidents, ministres et hauts fonctionnaires veulent trop en faire, comme le prévoyait déjà au XIXe siècle Alexis de Tocqueville, qui sentait arriver des gouvernements croyant que c’est à eux de faire le bonheur de la population — un bonheur, naturellement, défini par leurs soins. Les vertus de la subsidiarité La doctrine sociale de l’Église insiste sur les vertus de la subsidiarité, que l’encyclique Quadragesimo anno définissait de la manière suivante : « De même qu’on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur propre initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler de manière très dommageable l’ordre social, que de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes. » L’Église n’est certes pas un organisme de recherche sur la gestion efficace des services publics, mais elle n’est nullement indifférente à cette question. Le mot « efficacité » figure dans l’index analytique du Compendium de la doctrine sociale, et 15 articles du compendium y sont référencés. Par exemple, l’un d’eux s’intitule « Organisation du travail et efficacité », un autre « Marché et résultats efficaces », un troisième « Économie et services publics efficaces ». Dans ce dernier, qui porte le numéro 352, on peut lire notamment cette citation de l’encyclique Centesimus annus : « L’activité économique suppose que soient assurées les garanties des libertés individuelles et de la propriété, sans compter une monnaie stable et des services publics efficaces. » L’article 332 associe « l’efficacité économique » et « la promotion d’un développement solidaire de l’humanité ». Sans que cela soit dit expressément, la référence qui y est faite aux « structures de péché qui engendrent et maintiennent la pauvreté, le sous-développement et la dégradation » semble bien indiquer que la mise en place, le maintien et la croissance de systèmes inefficaces peut contribuer à l’instauration et à la prolifération de ces structures de péché auxquelles Jean Paul II attribuait une grande importance. Et si l’inefficacité d’une entreprise est grave, notamment parce qu’elle peut déboucher sur sa mise en liquidation et sur le chômage des personnes qu’elle employait, l’inefficacité d’une administration ne l’est pas moins. Par exemple, si l’enseignement public comporte un bon nombre d’établissements où les élèves ne sont pas correctement formés, c’est à la fois l’avenir de ces jeunes et celui de notre société qui est mis en péril.© VIRGINIE LEFOUR I BELGA MAG I BelgaManifestation des gilets jaunes. À la médiocrité du service rendu peut hélas s’ajouter la dépense excessive effectuée, aux frais du contribuable-cotisant (pensons non seulement aux impôts, mais aussi aux cotisations sociales), pour des résultats qualitativement acceptables, mais obtenus à des prix exorbitants. L’Institut Santé, association regroupant des chercheurs, des soignants libéraux, des personnes employées par nos hôpitaux ou par les organismes administratifs qui s’occupent de la santé, à commencer par l’assurance maladie, vient justement de dresser, pour cet important secteur, une étude débouchant sur des propositions concrètes : mises en application, celles-ci devraient déboucher au bout de trois ans sur dix milliards d’économies par an en même temps que sur une amélioration du service rendu. C’est un exemple parmi d’autres. Mes propres travaux en matière de retraites par répartition, dont le Haut-Commissariat à la réforme des retraites a repris bien des idées, montrent que l’on pourrait, en simplifiant le système, améliorer le service rendu et en même temps économiser 2 à 3 milliards d’euros de frais de gestion chaque année. La sphère publique pourrait donc faire mieux pour moins cher : c’est ce qui explique le « ras-le-bol » des porteurs de gilets jaunes. Comment faire mieux et plus pour moins cher ? Ponctionner chaque année quelques centaines de millions d’euros supplémentaires, voire deux ou trois milliards, sur les utilisateurs de véhicules à moteur thermique, va dispenser l’administration actuelle de s’attaquer à un certain nombre de chantiers, ou lui permettre de laisser traîner en longueur les véritables réformes. Celle des retraites aurait pu être votée d’ici quelques mois si le travail préparatoire s’effectuait à un rythme soutenu, et chaque mois passé à discutailler représente environ 200 millions d’euros gaspillés. Comment parvenir à une plus grande efficacité de nos services publics ? Chacun d’entre nous a certainement vécu des expériences qui donnent des indications en la matière. Personnellement, je citerai simplement un petit incident récent : des gamins mal élevés ont … Lire la suite

Le dogme managérial du digital

Article de Jacques Bichot, publié le 9 mars 2018 sur Économie-Matin Le plus souvent, dans mes articles « grand public », je présente une analyse personnelle de tel ou tel phénomène ou problème économique. Je vais aujourd’hui – une fois n’est pas coutume – porter à votre connaissance une analyse que je viens de découvrir dans un mensuel que tout le monde n’a pas l’occasion de lire, Liaisons sociales magazine (n° 180, mars 2018).  Il s’agit d’une interview de Sandra Enlart, directrice générale d’Entreprise et Personnel. Cet organisme se définit lui-même comme « un réseau associatif d’entreprises consacré à la gestion des ressources humaines et au management des hommes et des organisations ». Il n’hésite pas à remettre en question certains engouements, mythes ou dogmes qui fleurissent à notre époque où la crédulité est grande en dépit de l’importance de nos connaissances. L’article intitulé « Le digital a été instrumentalisé par les entreprises » remet les pendules à l’heure : le numérique n’est pas LA solution, mais une technique qui donne de bons ou de mauvais résultats selon la façon dont on l’utilise. L’informatique permet d’exploiter les données, mais aussi les hommes Le chapeau qui présente l’interview pose la question : « Le dogme managérial du digital serait-il une imposture ? ». Sandra Enlart y répond clairement : « Il n’y a pas de transformation réelle des entreprises avec le digital, mais plutôt une instrumentalisation du discours répondant à leurs besoins : renforcer l’engagement des salariés et gagner en productivité ». Autrement dit, l’informatique est utilisée pour faire « suer le burnous », comme on disait vulgairement à l’époque coloniale, sans que le personnel se rende véritablement compte qu’il est exploité, puisque les efforts qui lui sont demandés le sont au nom d’une sorte de divinité à laquelle, selon la mentalité ambiante, on ne saurait rien refuser. Concrètement, à l’interviewer qui fait référence aux poncifs habituels en la matière, réseaux et travail collaboratif, Sandra Enlart répond : « Le propos reste superficiel. Contrairement à ce que l’on a pu dire, la plupart des entreprises restent organisées en silos, dans une logique taylorienne. Les structures de pouvoir n’ont pas changé, l’importance des process n’a absolument pas reculé avec la digitalisation, au contraire même. Nous allons vers de plus en plus de contrôle et de reporting sophistiqués qui permettent de tracer l’activité des salariés, alors qu’on nous raconte un monde digital dans lequel l’initiative serait récompensée et le nomadisme synonyme de liberté. » Autrement dit, l’informatique est souvent utilisée comme une poudre de perlimpinpin censée guérir des maladies contre lesquelles elle est inefficace. On quitte le domaine du rationnel pour entrer dans un monde réputé féérique, mais en réalité souvent inhumain, oppressif. Le numérique peut être abrutissant L’abêtissement provoqué par un certain usage du numérique n’a donc rien à envier à celui qui s’est produit, pour de nombreux emplois, avec le travail à la chaîne il y a un demi-siècle. Sandra Enlart explique que c’est le cas même pour les managers, qui « se transforment souvent en suiveurs de l’information numérique qui s’accélère et n’ont plus le temps de prendre du recul sur leur activité. Ils perdent de leur capacité à hiérarchiser leurs tâches et à réaliser un travail de fond. (…) Leur capacité de discernement est mise à mal. » L’aspect magique est notamment présent, explique la directrice d’Entreprise et Personnel, dans l’utilisation des algorithmes pour les procédures d’embauche et de gestion du personnel. Les programmes de tri utilisés par les cabinets de recrutement et autres organismes susceptibles d’aider à mettre la bonne personne à la bonne place sont basés sur des données et des critères dont le DRH n’est généralement pas informé. Censés apporter un concours réputé scientifique à la direction du personnel pour recruter ou faire évoluer les salariés dans leur entreprise, les algorithmes et les bases de données utilisés jouent le rôle de divinités mystérieuses en lesquelles on a la foi du charbonnier. Le décideur est sans doute soulagé de se dire que ses choix s’appuient sur des lumières en quelque sorte surnaturelles, mais il ne s’agit que de confort psychologique, pas d’efficacité. Sandra Enlart n’utilise pas l’expression « confiance aveugle », mais elle n’en est pas loin quand elle dit : « Je constate que les DRH ont une croyance très forte dans les algorithmes et n’en contestent pas les résultats. » Soyons cartésiens vis-à-vis du digital Croyance est le mot décisif. C’est celui que l’on utilise pour les phénomènes religieux et pour les opinions particulièrement fortes portées par un phénomène d’entraînement collectif. Certes, on peut avoir une croyance et rester rationnel, mais ce n’est pas facile. L’esprit cartésien se caractérise par un souci de vérification ; le doute n’est levé, et encore pas forcément en totalité, que par une investigation méticuleuse. A ce propos, il est un récit très instructif dans les évangiles, celui du doute des apôtres à propos de la résurrection de Jésus. La version la plus impressionnante se trouve à la fin de l’évangile de Jean, lorsque Thomas, absent lors d’une apparition du Ressuscité, refuse de croire les autres disciples sans avoir la preuve que ce qu’ils disent est vrai : « Si je ne vois à ses mains la marque des clous et si je ne mets la main dans son côté, je ne croirai pas. » Thomas est souvent décrié pour son manque de foi, mais, personnellement, j’ai pour lui une grande sympathie : voilà un homme qui ne se contente pas de hurler avec les loups ou de bêler avec les moutons ; il a son propre jugement, ses propres exigences en quelque sorte cartésiennes, et avant de prendre une décision importante il tient à vérifier l’information qui lui est donnée. L’informatique est le traitement électronique d’informations codées sous forme numérique. Qu’elle traite des milliards de données n’a aucun intérêt si ces données ne sont pas pertinentes et vérifiées, ou si les algorithmes utilisés ne conviennent pas au problème traité. L’interview de Sandra Enlart introduit le doute cartésien vis-à-vis de cette sorte de croyance magique qui s’est constituée autour des vertus du digital : bravo ! Powered By EmbedPress

“Les peines de prison sont (hélas) souvent irremplaçables”, par Jacques Bichot

Article publié sur Économie-Matin le 23 janvier 2020 La nouvelle loi justice entrera en vigueur au second trimestre de cette année. La chancellerie, en présence d’une grave surpopulation carcérale, et à défaut de disposer des crédits voulus pour augmenter comme il le faudrait le nombre de places en prison, cherche à développer les « peines alternatives », comme le port d’un bracelet électronique permettant de garder un œil (informatique) sur les délinquants laissés en semi-liberté. Pourtant, ce même ministère de la justice, dans une récente étude, « pointe le manque de vigilance et de sévérité des magistrats » (Le Figaro du 7 novembre 2019). Autrement dit, les tribunaux devraient avoir la main plus lourde, et « en même temps », comme dirait un personnage haut placé, envoyer moins de délinquants en prison. La solution consiste évidemment, pour une part, à faire des économies sur certaines dépenses qui ne sont pas indispensables : était-il vital, par exemple, de refaire toute la décoration de l’Élysée ? ou de faire changer des dizaines de milliers de panneaux de limitation de vitesse, mesure d’ailleurs suivie de changements en sens inverse dans de nombreux départements ? ou de fermer des centrales nucléaires encore parfaitement capable de produire de l’électricité dans de bonnes conditions de sécurité ? ou, dans le domaine judiciaire, de dépenser des sommes folles pour construire à Bagatelle un énorme TGI de Paris aussi peu fonctionnel que possible ? Mais ces économies doivent être accompagnées d’une recherche relative aux effets respectifs de la sévérité et de l’indulgence : les peines « alternatives » sont bien adaptées à certains délinquants, mais dans d’autres cas elles constituent une sorte d’encouragement à persévérer dans la violence et le mépris des droits d’autrui, à commencer par son intégrité physique et psychique. Ce qui suit est une illustration du bien-fondé de cette affirmation, basée sur les travaux d’un psychiatre doté d’une très grande expérience des jeunes délinquants. Protéger vite et bien est dans beaucoup de cas la méthode la plus efficace Ce qui suit provient essentiellement de deux ouvrages du docteur Maurice Berger, Voulons-nous des enfants Barbares (Dunod, 2008, et 2013 pour la seconde édition), et Sur la violence gratuite en France (L’artilleur, novembre 2019). Bien entendu, j’encourage vivement les personnes qui veulent approfondir cette question importante à lire ces deux ouvrages, dont je ne peux donner ici qu’un aperçu rapide. La « violence pathologique extrême » analysée dans le premier de ces livres provient le plus souvent d’une enfance marquée par la violence parentale et par « un environnement imprévisible et inintelligible ». Il ne s’agit pas nécessairement de sévices infligés à l’enfant : la violence conjugale dont il est témoin peut suffire à oblitérer fortement son psychisme. Le bébé se construit à la fois comme un « bébé tapé », même si c’est sa mère qui a reçu les coups, et comme l’agresseur tout-puissant qu’il voit à l’œuvre. Le Dr Berger cite le cas d’un enfant dont le père battait la mère et crachait sur elle quand il avait 6 mois, et qui à 2 ans et 3 mois battait les autres enfants et leur crachait dessus. Le seul spectacle de la violence du père à l’égard de la mère, si la justice n’y met pas rapidement le holà, peut conduire les enfants à la barbarie. Les sujets gravement atteints « sont insensibles à l’énoncé de la loi », explique Maurice Berger. Autrement dit, il est on ne peut plus hasardeux de parier sur une amélioration du comportement parental quand il a atteint un certain niveau de violence. Les contacts avec les parents doivent donc être soigneusement encadrés : médiatisés par des professionnels, qui éviterons le retour à l’emprise parentale maléfique, et peu fréquents. « Il peut être nécessaire de suspendre la rencontres parents-enfants pendant une ou plusieurs années, particulièrement lorsque les parents ont commis précédemment des actes graves sur leur enfant », explique le psychiatre. Ce n’est pas la prison, mais c’est une coupure ou une raréfaction des relations nécessaire pour que l’enfant puisse se construire et se reconstruire sans être soumis à des contacts délétères qui le condamnent à la violence. Cette forme de protection qui ne passe pas par la privation de liberté mobilise d’énormes moyens. Éducateurs spécialisés, psychiatres et institutions destinées à ces enfants en grand danger ne coûtent pas moins cher que des cellules et des gardiens de prison ! On ne traite pas les maux qui rongent notre société sans y consacrer beaucoup de ressources. Nous avons commencé par un domaine de malfaisance qui ne se traite pas par la privation totale de liberté, la prison, mais par une intervention forte, coûteuse et de longue haleine de services spécialisés, parce qu’il ne faudrait pas voir dans la prison un remède universel, et parce qu’il faut prendre conscience du fait que lutter contre les maux qui affectent notre société et ses membres exige des moyens considérables. Le budget de l’aide sociale à l’enfance se montait en 2016 à 7,6 ou 7,8 Md € ; il dépasse probablement 8 Md € en 2019 – autant que le budget du ministère de la justice. Et ce n’est qu’une partie du coût des graves défaillances parentales. Punir vite et bien est la deuxième jambe dont a besoin la lutte contre la malfaisance Le docteur Berger n’a rien d’un fanatique de l’incarcération. Il explique par exemple que « le premier dispositif de prévention de la violence [chez les adolescents] devrait être des brigades d’adultes ayant un enfant joueur en eux et jouant avec les enfants et leurs parents dans des centres sociaux ou des maisons de quartier, comme l’a réalisé notre équipe ». Cela parce que de nombreux jeunes ne savent pas jouer à faire semblant. « Quand on ne sait pas jouer à faire des accidents de voitures avec des modèles réduits, on joue en vrai. » Les jeunes délinquants expliquent eux-mêmes que brûler des automobiles, comme cela se fait classiquement lors des nuits de fête, est un jeu, « le but étant d’en brûler plus que ceux du quartier voisin. » Ces jeunes ont du mal à penser, ils s’ennuient, et ils cassent pour sortir de l’ennui, faute de savoir se distraire autrement. La violence gratuite … Lire la suite

“Pourquoi et comment réformer le Parlement ?”, par Jacques Bichot

Article publié le 16 juin 2019 sur Économie-Matin Empêtrés dans leur projet de réforme du Sénat, de l’Assemblée nationale, et du rôle de ces institutions, Matignon et l’Élysée semblent pencher pour quelques changements mineurs tels qu’une dose de proportionnelle et une (petite) réduction des effectifs. Aucune réflexion systémique n’est perceptible : nos gouvernants, comme à leur habitude, sont englués dans leur envie d’effectuer des changements mineurs pour, laborieusement, démontrer qu’ils agissent. Mais s’ils n’ont rien de vraiment intéressant à proposer, pourquoi ne restent-ils pas dans le statu quo ? Les Français en ont ras-le-bol des modifications à répétition qui n’ont d’intérêt ni pour eux ni pour notre pays. Ce n’est pas qu’il ne faille rien changer ! Il y a beaucoup à faire. Mais, justement, quand tant de nos institutions et de nos manières de faire méritent d’être remises en cause ou modifiées, il n’est pas bon de foncer tête baissée sur la première idée à la mode ; il faut au contraire commencer par bien réfléchir. La France, à l’instar d’un bon nombre de pays, est écrasée par le poids étouffant d’une législation touche-à-tout. Nos lois n’indiquent plus un esprit, des valeurs auxquelles nous sommes prêts à nous dévouer, et même à nous sacrifier, comme ces sauveteurs qui ont péri en mer en cherchant à sauver un pêcheur, ou les pompiers, ou nos soldats. On ne risque pas sa vie pour une loi qui traficote un ensemble de prestations sociales ou qui prétend imposer une imbécile écriture « inclusive ». Commençons par réfléchir aux rôles respectifs de la loi et du règlement Avant de réformer le Parlement, il faut avoir les idées claires sur ce qu’est son rôle dans la nation. Deux fonctions importantes reviennent logiquement à des élus nationaux : – premièrement, mettre noir sur blanc les « règles de juste conduite » que doivent respecter non seulement les citoyens, mais aussi les administrations et ceux qui sont censés les diriger, à savoir les ministres. C’est un rôle de législateur stricto sensu. – deuxièmement, contrôler l’action des dites administrations, et donc du Gouvernement, pour vérifier qu’elles s’inscrivent bien dans la ligne ainsi définie. C’est aussi un rôle qui revient pour partie au législateur, les niveaux ordinaires de juridiction pouvant difficilement statuer sur les actes importants accomplis ou projetés par les pouvoirs publics. Le premier travail est gigantesque : il s’agit d’abord de faire passer de la loi au décret ou à l’arrêté, ou de supprimer purement et simplement, des milliers, si ce n’est des millions, de phrases inutiles ou incongrues ; il s’agit aussi de réécrire de manière compréhensible ce qui est trop alambiqué, pour que chaque Français doté d’une capacité de lecture normale puisse, en quelques années, comprendre de quel pays il est citoyen. Vérifier que l’Exécutif respecte la loi Parallèlement, les membres du Parlement devront regarder attentivement ce que le Gouvernement fait ou se propose de faire, de façon à vérifier que cela est légal. Dans l’état actuel de nos institutions, le Gouvernement fait voter par la Représentation nationale toutes sortes de textes qui relèvent du décret, de l’arrêté ou de la circulaire, ce qui interdit au Parlement, sauf à se déjuger, de dire ensuite que les dispositions prises sont contraires à nos lois, puisqu’elles font désormais partie des dites lois. L’exemple le plus caractéristique de ces textes dont le niveau est celui du décret, mais qui sont actuellement déguisés en lois, est fourni par les lois de finance, textes que le Parlement vote généralement au mois de décembre de chaque année. Les lois de financement de la sécurité sociale constituent un second exemple très important de ce méli-mélo institutionnel né de l’incapacité qu’ont beaucoup de nos dirigeants à utiliser des concepts clairs et pertinents. Dans une démocratie bien organisée, ces textes relevant du commandement ne devraient pas être votés par le législateur, mais simplement être soumis à son examen pour vérifier qu’ils ne comportent pas de dispositions contraires à la loi. A l’heure actuelle, les lois de finances et leurs homologues pour le financement de la sécurité sociale ne sont pas les seules à constituer des catalogues de commandements : quasiment chaque texte de loi comporte quantité d’articles qui imposent de faire ceci ou cela, et constituent ipso facto des commandements, c’est-à-dire des ordres qui relèvent du règlement, et non de la loi. Laissons donc le gouvernement s’occuper des questions budgétaires sans passer par la loi, puisqu’en tout état de cause, grâce à l’article 49-3 de la Constitution, il dispose actuellement d’un outil très efficace pour avoir le dernier mot. Ne persévérons pas dans le camouflage de la réalité ! Puisque dans les faits c’est le Gouvernement, et non le Parlement, qui décide des impôts et des dépenses, laissons-le prendre ses responsabilités : que, simplement, le Législateur le surveille et lui tape sur les doigts s’il fait trop de bêtises. Un contrôle parlementaire a posteriori aurait autrement plus de pertinence et de poids que l’actuel procédure d’examen et vote a priori. Le Gouvernement prendrait véritablement ses responsabilités ; il serait félicité si les mesures budgétaires produisaient les heureux effets escomptés, et gourmandé dans le cas contraire. Et rien n’interdirait au pouvoir législatif et arbitral composé d’élus de renvoyer tel ou tel ministre, voire même la totalité des membres du Gouvernement. Concrètement, qu’est-ce qui changerait ? Il faut distinguer la période de transition, largement consacrée à nous débarrasser du fatras actuel de textes qui ont à tort été érigés en lois, et ce qui suivra une fois nettoyées les écuries d’Augias. La première période nécessitera un Législateur doté de capacités de travail extrêmement importantes : pour mener à bien cette œuvre herculéenne, et cela aussi rapidement que possible, il faudra une assemblée nettement plus nombreuse, qui se divisera en sous-groupes se répartissant les tâches. Ensuite, le format du Législateur pourra être nettement plus modeste. Quel sera le statut des membres de l’assemblée législative ?  Diverses formules sont envisageables, mais il ne serait pas mauvais, à notre avis, que ces personnes soient élues pour une longue durée, par exemple 9 ans ou 12 ans, ce qui permettrait un renouvellement par tiers ou par quart, favorable à une meilleure continuité dans … Lire la suite

L’arnaque cryptomonétaire, par Jacques Bichot

Article de Jacques Bichot, économiste, professeur émérite à l’université Lyon 3 Publié le 15 février 2018 sur Économie-Matin. Dans Les Échos du 18 février, Gaspard Koenig a écrit un article intitulé : « Le Bitcoin, c’est mieux que l’euro ». La Rédaction a fait précéder l’article d’une phrase destinée à en faire connaître rapidement la teneur : « Par certains aspects, le Bitcoin est bien plus rassurant et tangible que nos économies en euros ». Tangible, l’adjectif est amusant pour une cryptomonnaie qui, par construction, est purement virtuelle ; son usage montre à quel point de confusion intellectuelle on peut en arriver dans notre société où la rationalité se fait de plus en plus rare et la crédulité de plus en plus fréquente. Tangible, l’adjectif est amusant pour une cryptomonnaie qui, par construction, est purement virtuelle ; son usage montre à quel point de confusion intellectuelle on peut en arriver dans notre société où la rationalité se fait de plus en plus rare et la crédulité de plus en plus fréquente. Monnaie de crédit et « fiat monnaie » L’euro est une monnaie de crédit. Cela signifie que toute créance à vue sur une banque libellée en euro provient de l’attribution d’un prêt ou de l’achat d’un titre, par exemple une obligation. Une banque ne prête jamais de l’argent préexistant, elle créée chacun des euros ou dollars qu’elle met à la disposition d’un agent à besoin de financement, par exemple une entreprise, un ménage acquéreur d’un logement, ou un Etat. Quand le prêt est remboursé, de la monnaie disparaît. Certes, la monnaie peut circuler par virement d’un compte créditeur à un autre, mais il n’est pas rare qu’elle s’évanouisse dans un paiement : c’est ce qui arrive lorsque M. Dupont rembourse son emprunt immobilier par le débit de son compte à vue sur les livres (en fait, dans les ordinateurs) de la banque prêteuse. La monnaie de crédit est ainsi constituée de créances sur des banques qui obéissent aux règles applicables à l’ensemble des créances libellées en unité monétaire. Le langage usuel prête à confusion : on dit généralement que l’euro est une monnaie, mais pour être parfaitement exact il faudrait dire que c’est une « unité monétaire ». Et qu’est-ce donc qu’une unité monétaire ? Un nom, un signe de reconnaissance, une étiquette qui facilite les opérations. Si telle marchandise est proposée à la vente au prix de 100 €, vous pouvez peut-être l’acquérir en donnant des billets libellés en dollar ou en livre sterling, mais il faudra alors convenir d’un taux de change, tandis que si vous sortez de votre poche 2 billets de 50 € ou un instrument – carte de crédit ou téléphone portable – servant à faire créditer le compte du vendeur de 100 € par le débit du votre, l’opération est simplissime : + 100 d’un côté, – 100 de l’autre. La fiat monnaie, elle, n’est pas un ensemble de créances : elle est composée d’objets, matériels, symboliques ou immatériels, qui peuvent circuler de main en main ou d’un ordinateur à un autre. Certains Etats ont utilisé des billets, par exemple l’Etat français lors de la Révolution. Un assignat n’était pas une dette d’une banque d’Etat (le Trésor public) mais un morceau de papier imprimé, sur lequel figurait un nombre d’unités monétaires, et que chacun devait (théoriquement) accepter en paiement. Le bitcoin et les autres cryptomonnaies, pareillement, ne sont pas des dettes ; en revanche, comme les organismes émetteurs n’ont pas le pouvoir politique, personne n’est légalement tenu d’accepter en paiement un virement en bitcoins. Les cryptomonnaies sont des fiat monnaies privées qui diffèrent des assignats sur un autre point, très important : les souscripteurs semblent avoir confiance dans la promesse des émetteurs de limiter leur « mining » à un nombre donné de bitcoins (ou de ripples, etc.) alors que les Français de la fin du XVIIIe siècle n’ont pas cru longtemps à la promesse des autorités révolutionnaires de n’émettre qu’une quantité limitée d’assignats. Les fiat monnaies privées bénéficient du désarroi des populations face au comportement des grandes banques centrales, qui ont accru massivement leurs opérations, lesquelles ont été présentées par la plupart des média (et quelques économistes incompétents) comme un recours à la planche à billets. L’erreur des autorités Si des personnages tels que Gaspard Koenig peuvent surfer sur la vague des fiat monnaies privées contemporaines, en les disant « mieux que l’euro », c’est en grande partie parce que de grandes banques centrales se sont conduites depuis une grosse décennie en sauveteurs d’Etats mal gérés, dont les dirigeants auraient dû connaître les affres de la faillite. La faillite des débiteurs excessifs est une sanction essentielle au bon fonctionnement des monnaies de crédit et des systèmes financiers qui leur sont associés. Les faillis, certes, sont punis par leur mise hors-jeu, même si le déshonneur n’est plus ce qu’il était. Mais les prêteurs inconséquents le sont également, car ils assument les pertes que leurs erreurs de jugement relatives à la solvabilité des emprunteurs ont contribué à engendrer. Notre système monétaire et financier, au niveau mondial, est entièrement régulé par la surveillance de la solvabilité des emprunteurs. Normalement, les risques les plus importants doivent être assumés par les fonds propres, c’est-à-dire par des actionnaires. Or l’emprunt est trop mis à contribution, notamment par les États, qui ne s’endettent pas simplement pour réaliser des investissements, mais pour couvrir des déficits courants tout-à-fait anormaux en dehors des conflits armés majeurs. Les grandes banques centrales ont acquis des volumes incroyables d’emprunts émis par des États mal gérés. Elles ne l’ont pas fait en émettant de la monnaie – les billets de banque n’ont plus la cote – mais en s’endettant auprès des banques de second rang. Leurs dirigeants ont-ils réellement cru aux discours qu’ils ont tenu pour justifier cette politique, à savoir qu’il fallait absolument éviter une grave récession ? Je pense plutôt qu’ils ont jugé plus réaliste compte tenu des rapports de force, et plus confortable, de fournir aux politiciens la possibilité d’échapper aux règles de solvabilité sur lesquelles repose notre édifice monétaire et financier. Les émetteurs de cryptomonnaies, ces fiat monnaies privées, ont … Lire la suite

Jacques Bichot “La crise liée au covid-19 révèle une gouvernance inadéquate, mais l’ouverture des vannes du crédit peut nous sauver”

Article rédigé par Jacques Bichot et publié le 6 avril 2020 sur Economie Matin. Une nouvelle vient de tomber[1] : à Plaintel, en Bretagne, il existait une usine de fabrication de masques, qui en fabriquait des millions chaque année ; elle a été fermée en 2018 par son propriétaire, le géant américain Honeywell, qui a voulu délocaliser cette production en Tunisie. Une ancienne salariée, 30 ans de métier, témoigne : des machines en parfait état ont été vendues au poids de la ferraille. Apparemment, les pouvoirs publics n’ont pas levé le petit doigt pour maintenir sur le territoire national cette capacité de production d’importance stratégique. Cela n’est pas un fait divers : c’est un fait qui révèle la façon dont la France est gouvernée. Prenons un autre problème qui se pose actuellement avec acuité : le manque de lits dans les hôpitaux. La pénurie est telle dans certaines parties du territoire que l’on expédie des malades, par avion ou par train spécial, à des centaines de kilomètres. Comment en est-on arrivé là ? En schématisant, parce que de petits malins, au ministère de la santé comme dans les ARS (Agences régionales de santé, qui supervisent le système de santé dans les Régions), ont fait un calcul qu’ils estimaient génial : s’il y a 500 lits dans un hôpital, en en supprimant 50 on réduira la dépense de 10 % ! Pour économiser, on a donc fait la chasse aux lits. Il n’en est résulté aucune économie, parce qu’il a fallu jongler avec l’occupation des chambres, envoyer plus rapidement les convalescents dans des maisons de repos qui, du coup, se sont retrouvées en surcharge et, pour avoir les moyens de s’agrandir, ont augmenté leurs tarifs. L’idée géniale de nos petits marquis était une idiotie, mais personne ne leur a tapé sur les doigts : nous sommes dans un pays où les gestionnaires publics ne sont pas rétrogradés ou licenciés quand ils commettent une grosse erreur, mais plutôt promus (avec les avantages pécuniaires correspondants) à un poste honorifique où, espère-t-on, leur inactivité évitera quelques coûteuses bévues. S’il fallait enfoncer le clou, nous ferions la liste des logiciels foireux, du genre de Louvois pour l’armée, ou des opérations stupides, comme les modifications de vitesse limite sur certaines routes, avec remplacement de moult panneaux 90 km/h par des panneaux 80 km/h, suivi quelques mois plus tard du changement inverse. La France est sur-administrée, et ce par des personnes dont la compétence laisse souvent à désirer, et du coup elle n’est pas correctement administrée. Naturellement, les entreprises françaises vont être victimes de la faiblesse opérationnelle de notre administration pléthorique lorsqu’il s’agira de prendre des mesures pour éviter l’épidémie de faillites qui les menace, faillites dont les effets s’ajouteront aux conséquences sanitaires fâcheuses de notre vulnérabilité au coronavirus. Il faudrait surtout que les mesures prises pour limiter la diffusion du covid-19 soient aussi peu invasives que possible. Nous avons besoin de biens et de services, et donc les pouvoirs publics doivent faciliter la tâche aux producteurs. Comme tout le monde ne peut pas télétravailler, il convient de mettre le paquet sur la protection des personnes contraintes, pour travailler, à ne pas pratiquer le confinement. Plus facile à dire qu’à faire ? Certes, et je n’ai pas la compétence requise pour dire quelles entreprises doivent prioritairement faire l’objet d’une facilitation de leur activité, ni pour préciser quelle pourrait être précisément cette facilitation, et je présume que les ministres sont comme moi. Ils n’ont donc pas à dire à une entreprise de travaux publics comment faire son travail avec un minimum de risques, mais en revanche ils peuvent comme vous et moi constater que la forte diminution de la circulation crée des conditions favorables pour l’entretien et l’aménagement de nos routes et de nos rues, et inciter les entreprises de travaux publics et les édiles locaux à en profiter. Cherchons les autres opportunités créées par le confinement, par exemple en matière d’entretien et d’embellissement de nos jardins publics. Que les Pandores ne soient pas là principalement pour verbaliser, mais pour faciliter et sécuriser l’activité. L’activité est bien sûr le meilleur antidote à la faillite, mais elle n’est pas toujours possible. Quantité d’entreprises et d’administrations sont en état d’hibernation : le problème est de bien préparer le moment où la marmotte pourra enfin sortir de son terrier, c’est-à-dire où les entreprises en hibernation pourront recommencer à produire à un bon rythme. Pour cela, pas de mystère : il faut ouvrir intelligemment les vannes du crédit. Je dis bien « intelligemment », car il ne s’agit pas de sauver tous les canards boiteux. Les entreprises sont mortelles, comme nous, et il ne faut pas chercher à sauver à coups de prêts garantis par l’Etat des entreprises qui avaient déjà un pied dans la tombe. En revanche, aucune entreprise saine, ayant un marché raisonnablement porteur, ne devrait périr faute d’argent pour relancer son activité. Nous allons avoir de toutes façons un formidable gonflement de la dette publique : le tout est qu’il serve vraiment à redonner de l’air à des entreprises fondamentalement saines, mais au bord de l’asphyxie. La question est : l’administration possède-t-elle les compétences requises pour effectuer ce travail de banquier et de « business angel » ? Il est probable qu’elle aura besoin de s’adjoindre des personnes qui connaissent bien le monde des affaires, au bon sens du terme. Une mobilisation des jeunes retraités ayant ce type d’expérience aurait certainement de bons effets. Simplement, il faut commencer tout de suite : que dans chaque préfecture, ou dans chaque Conseil Général, dans chaque conseil régional, dans chaque chambre de commerce, se mettent en place des petites équipes agiles, genre écureuils, pas brontosaures, pour préparer tout de suite l’oxygénation monétaire des entreprises ayant une constitution robuste, de façon que le jour où il sera physiologiquement raisonnable de se remettre au boulot, on ne perde pas de temps. C’est une opération du type débarquement en Normandie : tout doit être préparé, mais avec un type de planification extrêmement souple, parce qu’on a beau avoir bien regardé du haut du ciel on ne sait pas exactement quelle résistance on rencontrera derrière … Lire la suite