Dépénalisation des drogues : ce qu’en dit l’économie

Article de Jacques Garello publié le 5 mai 2016 sur Contrepoints (rubrique Libertés publiques) L’analyse économique de la dépénalisation des drogues est limpide. Contre l’évidence économique, la consommation de drogue peut-elle être freinée par la prohibition ? By: aeroSoul – CC BY 2.0 Les déclarations de Jean-Marie Le Guen, président du groupe socialiste à l’Assemblée, qui exerçait naguère la profession médicale, ont ouvert un débat sur la dépénalisation des drogues qui divise le gouvernement, mais aussi l’opinion publique. On ne peut ramener le débat sur la dépénalisation des drogues, comme le font certains, à un choix entre pour ou contre la drogue. Je crois que Le Guen est tout à fait hostile à la consommation de cannabis, mais il se demande, comme bien d’autres, si la prohibition est le meilleur remède à ce terrible fléau. On ne peut pas davantage le ramener à un choix entre pour ou contre la liberté. À la différence des libertariens, et à titre personnel, je suis hostile à la drogue, à l’avortement, à l’euthanasie, à la gestation pour autrui, parce que je professe que la liberté a pour noble mission de développer la dignité de la personne humaine, et non de l’avilir. Que quelqu’un fasse un indigne usage de sa liberté, ce choix est lamentable mais je n’ai pas à l’interdire. Que la loi interdise est une autre question, le législateur est souvent mal inspiré ; on le voit à propos du projet délirant de pénaliser lourdement les clients des prostituées. La prohibition aux États-Unis Je crois ce préambule indispensable pour exposer, en toute sérénité, ce qu’est l’analyse économique de la prohibition. Elle est née des leçons tirées par les Américains après la prohibition de l’alcool dans les années vingt (1919-1933). Plusieurs économistes, dont Roger Leroy Miller, ont analysé les effets pervers de cette prohibition : le marché noir de l’alcool est immédiatement apparu, il a été organisé par les gangsters, et la mafia en particulier, il a débouché sur le crime, la corruption dans la police, la politique. l’alcool frelaté distribué en très grande quantité a causé décès et handicaps, frappant plus durement les consommateurs pauvres, les riches ayant les moyens d’acheter le bon alcool. Alcool et drogue Cette analyse peut-elle être validée pour la drogue ? Je crois que la distinction entre drogues douces et dures est contestable, s’il est vrai qu’un jeune sur quatre aura fumé un joint mais sans addiction, il n’en demeure pas moins que l’on passe parfois à l’étape suivante. Dans ces conditions, il est déraisonnable de considérer la consommation de cannabis comme une mode sans lendemain, ou l’expérience d’un soir. En fait, la drogue pose un problème plus aigu que l’alcool, c’est le prosélytisme. Nombre de buveurs américains n’avaient pas besoin des trafiquants pour se saouler, ils le faisaient avant la prohibition. En revanche, les trafiquants de drogue organisent bien leur affaire : d’une part ils distribuent les premières doses gratuitement et les jeunes y prennent vite goût et seront des clients fidèles ; d’autre part ces clients se transformeront en dealers pour se procurer l’argent dont ils ont besoin pour se droguer eux-mêmes. Les trafiquants, eux, se gardent bien d’une telle imprudence. C’est donc la diffusion de la drogue, et dans des milieux stratégiques, comme les écoles et lycées, qui est encore plus inquiétante que la consommation de drogue. Pourquoi une analyse « économique » de la dépénalisation des drogues ? Parce que l’économie prend en compte la logique des comportements et de l’action humaine. La prohibition crée la pénurie. L’offre du produit rare engendre des bénéfices substantiels. Elle attire des producteurs sans scrupule, l’argent sale encourage les trafiquants, et les bénéfices sont encore plus élevés s’il y a un monopole local (d’où les fusillades marseillaises). La pénurie disparaîtrait si la concurrence des producteurs parvenait à saturer le marché avec des prix abordables. Mais les débouchés peuvent s’élargir grâce au prosélytisme, de sorte que la rente des producteurs se maintiendra. Enfin la drogue a l’avantage d’être un produit facile à transporter, à cacher, à distribuer : tandis que l’alcool appelait une organisation complexe et coûteuse, à la seule portée de grandes entreprises de gangsters. La drogue circule dans des réseaux très restreints, avec des micro-trafiquants. Le poison peut ainsi se propager dans tous les lieux, tous les milieux. La drogue se socialise, bien que l’autoproduction de cannabis ait fait son apparition. Et la prévention ? Je ne sais si cette analyse économique aura convaincu ceux qui ne la connaissaient pas. Mais elle donne à réfléchir et à mon sens mérite d’être sérieusement prise en compte dans le débat sur la prohibition. Elle a pourtant des limites car la prévention est toujours préférable à la répression : c’est non plus du côté de l’offre mais du côté de la demande qu’il faudrait agir, une solide éducation écarterait la jeunesse des démons tentateurs et des rêves éphémères.

Jacques Garello – Comment lire l’encyclique de Benoît XVI ?

La lettre encyclique « Caritas in Veritate » peut se lire de deux façons, ce qui explique la diversité des commentaires parus à ce jour. Les uns ont été intéressés par l’analyse de l’économie mondialisée et des perspectives qu’elle offre pour les pays pauvres, les autres ont retenu avant tout un message d’éthique économique. Je crois que les uns et les autres ont raison. D’après ma mesure, le texte de Benoît XVI fait une part égale aux deux versions. L’introduction, le chapitre premier, ainsi que le chapitre six et la conclusion sont surtout œuvres d’évangélisation, les quatre chapitres au cœur de la lettre traitent principalement de la mondialisation et du développement. La référence permanente à Popularum Progressio ferait plutôt pencher vers une lecture très actualisée du texte, mais le propos essentiel n’est-il pas de proposer aux catholiques et aux hommes et femmes de bonne volonté les lumières de la foi et de la raison ? C’est d’ailleurs l’un des mérites – mais aussi l’une des difficultés – de la doctrine sociale de l’Église que de rappeler les permanences spirituelles et théologiques lorsque le monde est confronté aux « choses nouvelles » : Léon XIII s’exprimait sur la « question ouvrière », Paul VI sur le drame du sous-développement, Jean Paul II sur la fin du communisme. Cette mission du magistère est d’ailleurs rappelée avec insistance par Benoît XVI : La doctrine sociale de l’Église éclaire d’une lumière qui ne change pas les problèmes toujours nouveaux qui surgissent (§12). Le Pape parle d’une fidélité dynamique. Le problème nouveau : la mondialisation en crise ? Les économistes et autres experts en sciences sociales sont plutôt portés à s’interroger sur le tableau du monde présent, sur les enseignements de la crise qu’il traverse et sur la suite à donner. Le texte est ici d’une grande prudence, parfois même d’une extrême difficulté d’appréciation. Voilà pourquoi partisans et adversaires du libéralisme peuvent tirer argument de quelques phrases sorties de leur contexte. Les dirigistes et sociaux démocrates crient victoire lorsque l’encyclique appelle l’État à intervenir de façon plus pressante (§ 24 et 41), et appelle de ses vœux une organisation mondiale de l’économie (§57), mais ils en oublient que le rôle de la société civile est aussitôt souligné (§24) et que les erreurs, abus des institutions internationales sont dénoncés (§43 et 47) et qu’une gouvernance mondiale devrait être de nature subsidiaire (§57). Les libéraux se réjouissent de voir le contrat et le marché totalement réhabilités (§ 35 et 36) sur la base de la justice commutative (§6) et le protectionnisme condamné (§42), mais ils peuvent s’inquiéter d’une irruption de la gratuité dans les échanges marchands (§36) ou de l’évocation d’entreprises à but non lucratif (§46). Si l’encyclique reprend quelques idées à la mode sur les sources d’énergie et l’épuisement des ressources naturelles, allant même jusqu’à prôner une planification de leur usage (§49), le néo-paganisme des écologistes est ouvertement condamné (§48), ainsi que leur néo-malthusianisme (§50). Pour ramener les passages du texte à leur juste valeur il serait utile de tenir compte de trois éléments 1° L’observation d’un monde en mutation n’est pas facile, parce que les eaux sont mêlées. Par exemple, si la crise actuelle est due à l’imprudence de certains financiers trop pressés de réaliser des opérations très profitables, les responsabilités des institutions publiques, y compris des banques centrales, sont considérables. Si le libre échange est réalisé pour beaucoup de produits et services, il ne l’est pas pour les produits agricoles. Si les gouvernants dénoncent le dumping fiscal, le dumping social et les délocalisations, c’est parce que leurs législations et leurs impôts ont rendu la vie impossible aux entrepreneurs, et parce qu’ils ne veulent pas renoncer à des dépenses qui représentent souvent gaspillages et prébendes. Si le chômage s’accroît, c’est sous l’effet des rigidités du marché du travail, et de l’assistanat dans lequel on entretient les chômeurs (qui très vite vont pâtir financièrement et psychologiquement des subsides de l’État providence). 2° L’encyclique n’a pas voulu revenir à ce qui est définitivement acquis dans la doctrine sociale de l’Église, en particulier le principe de la propriété privée et la condamnation du socialisme, la liberté d’entreprendre et le droit à l‘initiative, l’articulation de la justice commutative et de la justice distributive. Benoît XVI rappelle la cohérence du corpus doctrinal (§12), hérité des Apôtres, des Pères de l’Église et des Grands Docteurs. 3° Globalement, le diagnostic de l’encyclique est clair : la mondialisation est favorable au développement des pays pauvres, elle est l’occasion de réunir la famille humaine dans la fraternité, pour peu que les hommes veuillent bien accompagner cette mondialisation d’un supplément d’âme, pour peu que l’on accepte la vérité de l’amour du Christ dans la société. C’est précisément ce dernier message qui, à mes yeux, constitue le corps de l’encyclique, tout le reste n’étant que constats prudents, pistes de recherche et parfois même vœux pieux. Je pense que l’important est d’aller à l’essentiel et de retrouver le lien qui fait remonter la mondialisation et le développement à l’éthique et à l’Évangile. Responsabilité personnelle et carences institutionnelles Reprenant le thème de Paul VI, Benoît XVI place l’homme au cœur du processus de développement économique, dont il est à la fois l’acteur et le bénéficiaire. Bénéficiaire dans la mesure où le développement signifie l’élimination de la faim, de la maladie et de l’analphabétisme (§21), mais aussi le développement intégral de l’homme (§11). Acteur parce que le développement exige que tous prennent leurs responsabilités de manière libre et solidaire (§11) ; il n’est pas simplement offert au titre d’un droit au développement (§11). Citant Paul VI : Chacun demeure, quelles que soient les influences qui s’exercent sur lui, l’artisan principal de sa réussite ou de son échec (§17) Benoît XVI conçoit le développement comme la réponse à une vocation, qui demande à l’être humain de se hisser à la hauteur de sa personnalité et de l’amour du Christ. Comme Jean Paul II l’avait déjà souligné, la ressource humaine est le véritable capital qu’il faut faire grandir afin d’assurer … Lire la suite

Jacques Garello : “Quel gouvernement aura le courage de réformer les retraites ?”

Qui osera réformer la retraite pour passer de la répartition à la capitalisation ? La retraite par points proposée par Emmanuel Macron va-t-elle dans le bon sens ? Article publié sur Contrepoints le 31 mai 2017. Durant la campagne présidentielle, la question des retraites n’a été abordée que de façon fragmentaire et imprécise. Deux positions ont été avancées : repousser l’âge de la retraite (Fillon), mettre en place une retraite par points (Macron). L’une et l’autre ne règlent rien à terme. Quel gouvernement en viendra-t-il à la seule solution : amorcer la transition vers la capitalisation ? Retraités pendant trente ans Au début du mois, l’INSEE présentait une projection sur l’évolution de la démographie française et en concluait que l’écart se creuserait dramatiquement entre le nombre de ceux qui payent et alimentent les caisses de leurs cotisations et le nombre de pensionnés que lesdites caisses doivent prendre en charge. Le lendemain, le COR en tirait les conséquences financières : augmenter les cotisations, ou diminuer les pensions, ou les deux. En France, le recul de l’âge de la retraite est considéré comme la meilleure façon d’ajuster un système par répartition : l’individu est plus longtemps cotisant, et moins longtemps retraité. On oublie seulement une chose : on se fait plus vieux. L’espérance de vie d’un homme de 60 ans sera en 2060 de 30 ans (29,7) alors qu’on l’estimait à seulement 28 ans en 2010. La population des plus de 70 ans va croître de 8,4 millions d’individus d’ici à 2070. Du côté des cotisants, les choses ne s’arrangent pas. Même si la durée de vie active se prolonge parce qu’on retarde l’âge de la retraite, le nombre d’actifs ne cesse de diminuer. D’une part, la fécondité s’essouffle, d’autre part, l’immigration se ralentit. De la sorte, la proportion actifs / retraités ne cesse de diminuer. Autour de 4 actifs pour un retraité il y a 40 ans, nous voici maintenant à 1,9 actif et dès 2060 on en sera à 1,5 actif pour 1 retraité. Paradoxalement le taux d’activité des Français de 15 à 64 ans sera plus élevé mais comme ils seront moins nombreux la charge des cotisations sera plus lourde car les retraités, eux, seront encore plus nombreux. Les faux semblants de la retraite par points Avec beaucoup de discrétion, le Président s’est déclaré en faveur de la « retraite par points ». Il a évoqué une première réforme : « un euro cotisé sera un euro de retraite pour tous les salariés », quel que soit leur régime. Voici la promesse, assez audacieuse, de mettre fin à des régimes spéciaux qui font que certains versent un euro pour en recevoir deux (cheminots par exemple) tandis que d’autres versent un euro pour en recevoir un demi. Mais comment faire avaler la pilule aux millions de privilégiés ? Une autre réforme est « systémique » : la retraite par points (adoptée par les Allemands en particulier) qui permet de capitaliser des points sur un compte retraite et d’acquérir ainsi des droits à pension. Mais quelle sera la valeur du point au moment du départ à la retraite ? Nul ne le sait a priori, même si ladite valeur peut être connue à chaque instant, et décider le futur pensionné à accélérer ou ralentir ses versements en fonction de sa situation et de sa position. En fait, on est toujours dans la logique de la répartition : les cotisants paient pour les retraités. La capitalisation : efficace à tous niveaux Dans un système par capitalisation, géré par des fonds de pension ou des compagnies d’assurance, l’argent des cotisants ne se perd pas dans la masse des pensions versée aux retraités et gérée au jour le jour par des caisses publiques. Cet argent est placé, au lieu d’être englouti. Voilà une source de financement inespéré pour l’économie, créatrice d’emplois et de croissance. Et le jeu des intérêts composés fait qu’un simple taux de rendement de 4% permet de doubler le capital constitué en 14 ans. Les « cotisations » peuvent alors baisser d’un tiers et le taux de remplacement brut (proportion au dernier revenu d’activité touché) pourrait atteindre voire dépasser 100 % (alors qu’il est aujourd’hui de 60% en moyenne pour les salariés du privé). Il faut deux générations pour réaliser la transition de la répartition vers la capitalisation, et 51 pays au monde sont actuellement en transition.