La crise des gilets jaunes
Entretien Pierre de Lauzun sur l’Homme nouveau du 10 décembre.Propos recueillis par Adélaïde Pouchol De manière générale, comment analysez-vous la crise des gilets jaunes ? S’agit-il d’une crise passagère ou d’un mouvement bien plus profond ? Il y a quelque chose de très profond, c’est une voix nouvelle qui se fait entendre dans le débat public et qui pèsera au moins pendant un temps. Mais la limite de ce mouvement c’est qu’il s’est construit comme un réseau et veut le rester, sans porte-parole ni élaboration commune d’un programme ou de revendications. C’est une limite importante pour qui veut peser dans le débat public. Les revendications qui circulent sont nombreuses, parfois contradictoires et surtout, ne sont pas endossées, ce qui signifie qu’on ne peut pas en discuter, que ce soit avec le gouvernement Macron ou avec n’importe qui d’autre. S’il est difficile de faire émerger un ensemble de revendications claires, une certaine ligne se dessine, qui met en cause un État incapable de remplir sa mission tout en réclamant plus d’État, par l’intermédiaire d’aides et de financements divers. N’est-ce pas contradictoire ? C’est une contradiction réelle et profonde, qui vient de ce que le malaise et l’insatisfaction s’expriment à travers des jeux de revendications qui ne sont pas nouvelles mais au contraire déjà en place ou connues. Le journal Le Monde a établi une corrélation assez forte entre les demandes qui apparaissent ici ou là, et les programmes de Jean-Luc Mélenchon il y a un an et, dans une moindre mesure, celui de Marine Le Pen. C’est ce qui fait qu’une revendication profonde et originale, par ce que le géographe Christophe Guilluy appelle la “France périphérique”, se traduit de fait par des demandes très classiques comme la hausse des salaires, etc., qui sont peut-être justifiées mais qui ne sont pas originales. Ce qui l’est un peu plus, c’est la demande de démocratie directe, qui pourrait se traduire par des mesures de type référendum populaire, ce qui peut être intéressant cas par cas, mais pas être un mécanisme permanent. Bref, le mouvement est nouveau mais n’arrive pas vraiment à porter des choses très nouvelles. Les gilets jaunes ont vite dépassé le seul combat pour le prix du carburant pour parler de “pouvoir d’achat”. Est-ce à l’État d’en être le garant et si oui, comment peut-il en même temps respecter le principe essentiel de la subsidiarité ? Il est manifeste, en effet, que l’essentiel des demandes des Gilets jaunes sont adressées à l’État, et pas aux entreprises. Et s’adresser à l’État, c’est demander l’utilisation de moyens étatiques, qui ne sont plus vraiment en état d’y répondre dans bien des cas. Il y a une difficulté importante avec le SMIC, par exemple, dont parlent les Gilets jaunes. Effectivement, l’État peut décréter l’augmentation du SMIC et cela aiderait certaines personnes, mais cela priverait d’autres d’un emploi puisque nombre de PME ne pourrait assumer cette augmentation du SMIC. Il n’y a pas d’appréhension claire de ce qu’est l’économie au sein des Gilets jaunes. Dans tout ce que j’ai pu lire d’eux, le terme d’Europe est quasiment absent, que cela soit pour la critiquer, revendiquer quelque chose, ou au contraire lui demander d’accélérer l’évolution. Or elle conditionne très largement l’économie de notre pays. Soit on remet en cause le cadre européen, soit on revoit ses ambitions à la baisse… Mais rien de cela n’est fait ici. On s’adresse à un cadre français qui est désormais moins pertinent que le cadre européen. Les Gilets jaunes portent moins une alternative claire qu’ils n’expriment des besoins. Les Gilets jaunes devraient-ils alors adresser leur discours non plus seulement à l’État mais aussi aux entreprises par exemple ? La difficulté c’est que cela s’adresserait essentiellement aux patrons de PME plutôt qu’aux multinationales, car celles-ci payent très bien. Le vrai problème des multinationales est plutôt qu’elles ne créent que très peu d’emplois en France. Le gros de l’emploi est créé par des structures beaucoup plus petites, pour lesquelles le coût du travail est bien plus important. Ou alors l’on accepte la compétition et l’on s’organise par rapport à elle – ce qui peut signifier la baisse des charges sociales, etc… – ou on décide de sortir du système européen. L’impression d’un trop plein de taxes a été à l’origine du mouvement des Gilets jaunes. La France est-elle vraiment surtaxée ? La France se distingue des autres pays européens bien plus par ses prélèvements sociaux que par l’impôt pur. Mais avec toutes ses taxes prises ensemble, la France détient effectivement le record de tous les pays développés. Le ras-le-bol fiscal est porté par tous, les gens aisés comme les autres. Là où le système Macron a échoué, c’est que ses mesures sont illisibles, avec la suppression de l’ISF ou de la taxe d’habitation d’un côté, et l’augmentation de la CSG de l’autre, plus les autres taxes, et en plus le fait que les pensions ne sont plus indexées sur l’inflation. La seule attitude raisonnable aurait été une baisse générale de la pression pour tout le monde sans aucune augmentation d’impôt ; sauf que cela suppose de réduire drastiquement la dépense publique. Les gens ont donc le sentiment, qui n’est pas absurde, que ce n’est ni juste, ni équilibré. Ils voient ce dont bénéficient les autres alors qu’eux doivent payer plus. Mais ce que ne voient pas assez bien les Gilets jaunes, c’est qu’en réduisant les ressources de l’État, il faut réduire aussi les prestations ; et pas s’obnubiler par le coût des parlementaires ou des ministres, qui cumulé ne pèse pas lourd. Reste que malgré un système social qui fait l’originalité de la France, les gens ont un sentiment très clair de gaspillage de l’argent public… Dans les pays scandinaves, la pression fiscale est légèrement moins élevée qu’en France mais les gens ont l’impression d’en avoir pour leur argent. Ici, l’argent est beaucoup moins bien employé. Il faut choisir de mettre de l’argent sur les points prioritaires, et ne pas changer de cap tout le temps. Comment se fait-il … Lire la suite