La crise des gilets jaunes

Entretien Pierre de Lauzun sur l’Homme nouveau du 10 décembre.Propos recueillis par Adélaïde Pouchol De manière générale, comment analysez-vous la crise des gilets jaunes ? S’agit-il d’une crise passagère ou d’un mouvement bien plus profond ? Il y a quelque chose de très profond, c’est une voix nouvelle qui se fait entendre dans le débat public et qui pèsera au moins pendant un temps. Mais la limite de ce mouvement c’est qu’il s’est construit comme un réseau et veut le rester, sans porte-parole ni élaboration commune d’un programme ou de revendications. C’est une limite importante pour qui veut peser dans le débat public. Les revendications qui circulent sont nombreuses, parfois contradictoires et surtout, ne sont pas endossées, ce qui signifie qu’on ne peut pas en discuter, que ce soit avec le gouvernement Macron ou avec n’importe qui d’autre.    S’il est difficile de faire émerger un ensemble de revendications claires, une certaine ligne se dessine, qui met en cause un État incapable de remplir sa mission tout en réclamant plus d’État, par l’intermédiaire d’aides et de financements divers. N’est-ce pas contradictoire ?  C’est une contradiction réelle et profonde, qui vient de ce que le malaise et l’insatisfaction s’expriment à travers des jeux de revendications qui ne sont pas nouvelles mais au contraire déjà en place ou connues. Le journal Le Monde a établi une corrélation assez forte entre les demandes qui apparaissent ici ou là, et les programmes de Jean-Luc Mélenchon il y a un an et, dans une moindre mesure, celui de Marine Le Pen. C’est ce qui fait qu’une revendication profonde et originale, par ce que le géographe Christophe Guilluy appelle la “France périphérique”, se traduit de fait par des demandes très classiques comme la hausse des salaires, etc., qui sont peut-être justifiées mais qui ne sont pas originales. Ce qui l’est un peu plus, c’est la demande de démocratie directe, qui pourrait se traduire par des mesures de type référendum populaire, ce qui peut être intéressant cas par cas, mais pas être un mécanisme permanent. Bref, le mouvement est nouveau mais n’arrive pas vraiment à porter des choses très nouvelles.   Les gilets jaunes ont vite dépassé le seul combat pour le prix du carburant pour parler de “pouvoir d’achat”. Est-ce à l’État d’en être le garant et si oui, comment peut-il en même temps respecter le principe essentiel de la subsidiarité ? Il est manifeste, en effet, que l’essentiel des demandes des Gilets jaunes sont adressées à l’État, et pas aux entreprises. Et s’adresser à l’État, c’est demander l’utilisation de moyens étatiques, qui ne sont plus vraiment en état d’y répondre dans bien des cas. Il y a une difficulté importante avec le SMIC, par exemple, dont parlent les Gilets jaunes. Effectivement, l’État peut décréter l’augmentation du SMIC et cela aiderait certaines personnes, mais cela priverait d’autres d’un emploi puisque nombre de PME ne pourrait assumer cette augmentation du SMIC. Il n’y a pas d’appréhension claire de ce qu’est l’économie au sein des Gilets jaunes. Dans tout ce que j’ai pu lire d’eux, le terme d’Europe est quasiment absent, que cela soit pour la critiquer, revendiquer quelque chose, ou au contraire lui demander d’accélérer l’évolution. Or elle conditionne très largement l’économie de notre pays. Soit on remet en cause le cadre européen, soit on revoit ses ambitions à la baisse… Mais rien de cela n’est fait ici. On s’adresse à un cadre français qui est désormais moins pertinent que le cadre européen. Les Gilets jaunes portent moins une alternative claire qu’ils n’expriment des besoins.   Les Gilets jaunes devraient-ils alors adresser leur discours non plus seulement à l’État mais aussi aux entreprises par exemple ? La difficulté c’est que cela s’adresserait essentiellement aux patrons de PME plutôt qu’aux multinationales, car celles-ci payent très bien. Le vrai problème des multinationales est plutôt qu’elles ne créent que très peu d’emplois en France. Le gros de l’emploi est créé par des structures beaucoup plus petites, pour lesquelles le coût du travail est bien plus important.  Ou alors l’on accepte la compétition et l’on s’organise par rapport à elle – ce qui peut signifier la baisse des charges sociales, etc… – ou on décide de sortir du système européen.   L’impression d’un trop plein de taxes a été à l’origine du mouvement des Gilets jaunes. La France est-elle vraiment surtaxée ? La France se distingue des autres pays européens bien plus par ses prélèvements sociaux que par l’impôt pur. Mais avec toutes ses taxes prises ensemble, la France détient effectivement le record de tous les pays développés. Le ras-le-bol fiscal est porté par tous, les gens aisés comme les autres. Là où le système Macron a échoué, c’est que ses mesures sont illisibles, avec la suppression de l’ISF ou de la taxe d’habitation d’un côté, et l’augmentation de la CSG de l’autre, plus les autres taxes, et en plus le fait que les pensions ne sont plus indexées sur l’inflation. La seule attitude raisonnable aurait été une baisse générale de la pression pour tout le monde sans aucune augmentation d’impôt ; sauf que cela suppose de réduire drastiquement la dépense publique.  Les gens ont donc le sentiment, qui n’est pas absurde, que ce n’est ni juste, ni équilibré. Ils voient ce dont bénéficient les autres alors qu’eux doivent payer plus. Mais ce que ne voient pas assez bien les Gilets jaunes, c’est qu’en réduisant les ressources de l’État, il faut réduire aussi les prestations ; et pas s’obnubiler par le coût des parlementaires ou des ministres, qui cumulé ne pèse pas lourd.   Reste que malgré un système social qui fait l’originalité de la France, les gens ont un sentiment très clair de gaspillage de l’argent public… Dans les pays scandinaves, la pression fiscale est légèrement moins élevée qu’en France mais les gens ont l’impression d’en avoir pour leur argent. Ici, l’argent est beaucoup moins bien employé. Il faut choisir de mettre de l’argent sur les points prioritaires, et ne pas changer de cap tout le temps. Comment se fait-il … Lire la suite

Quand il faut choisir entre deux biens apparents: le dilemme éthique

Article de Laurent Barthélémy Cet article a été initialement publié sur mon blog professionnel  Hyperion LBC . J’y ai ajouté ici (paragraphe 2.) quelques considérations explicitement catholiques. Si l’éthique du management et des affaires était une science exacte, ça se saurait. Cependant elle est relativement simple, quand on peut distinguer facilement ce qui est bon et ce qui est mauvais : la corruption c’est mal, trier ses déchets c’est bien (encore qu’il faille considérer la totalité du cycle de vie), assurer gratuitement des formations pour des associations c’est bien etc. C’est une question de volonté, éventuellement d’affectation de ressources, mais pas de discernement. Encore que, selon qu’on est à Romorantin, à Tegucigalpa ou à Dacca, « corruption » et « déchet » méritent qu’on y regarde de plus près avant de trancher ; c’est une difficulté que rencontrent les groupes internationaux. Là où les choses se compliquent, c’est quand : >  plusieurs critères éthiques conduisent à des exigences contradictoires, >  ou bien quand il faut choisir entre deux « biens » apparents, > ou bien quand vos valeurs sont non pas en contradiction mais hiérarchisées différemment de celles de l’entreprise, ou celles de l’entreprise différemment de celles de telle ou telle partie prenante, > ou encore quand deux objectifs de l’organisation ou de votre feuille de route annuelle entrent en conflit,   C’est alors une question de discernement avant d’être une question de volonté ou de priorité d’affectation de ressources.  La première chose à faire en cas de dilemme éthique (ou simplement en cas d’apparition d’un risque éthique) c’est de ne pas le traiter tout seul (mais pas de le partager avec n’importe qui non plus). Au-delà, il est intéressant de regarder par quel bout prendre un dilemme éthique, selon sa nature. Et là, la littérature ouverte est nettement plus rare que sur les questions d’éthique tout court. A un moment où je pensais avoir fait à peu près le tour des théories et des ouvrages sur l’éthique des affaires et du management, un ami qui dirige maintenant un petit groupe d’entreprises de chaudronnerie m’a conseillé la lecture d’un ouvrage des années ’90, « Defining Moments, When Managers Must Choose Between Right and Right», de Joseph. L. Badaracco Jr, Harvard Business Press, 1997. C’est, à ma connaissance, un des rares ouvrages sur la question, avec : « Ethique et dilemmes dans les organisations », Lyse Langlois, Rodrigue Blouin, Sylvie Montreuil et Jean Sexton, Presses de l’Université Laval, Québec, 2006 « Le discernement managérial », Etienne Perrot sj, DDB 2012 « Le dilemme du décideur, éthique et efficacité », Jean-Pierre Audoyer et Jacques Lecaillon, Salvator, 2006. On trouvera aussi dans le Journal of Business Ethics une enquête consacrée à ce sujet : « Review-of-Empirical-Ethical-Decision-Making-Literature-2004-2011 », Jana L. Craft, Journal of Business Ethics, vol 110, n°3, October (II) 2012. Cette complexité dans la résolution des dilemmes éthiques fait écho aux dilemmes dans le domaine médical,mais aussi à un courant de la pensée morale prédominant au XVIIème et début XVIIIème siècle en France, qui est la casuistique. Cette méthode pratique s’attachait à étudier aussi précisément que possible la façon dont les circonstances particulières peuvent conduire à juger qu’un acte est bon même s’il contrevient aux principes ou commandements généraux. Avec pour conséquences des dictionnaires entiers de cas particuliers. Elle s’appuya entre autres sur la théorie du probabilisme selon laquelle « si une opinion est probable, il est permis de la suivre, bien que l’opinion opposée soit plus probable ». On appréciera la subtilité, due à Bartolomé de Medina, XVIème siècle. La casuistique traitait dans le domaine de la morale religieuse exactement le même genre de questions que celles qui nous intéressent ici, à savoir des dilemmes, quand il s’agit d’appliquer des règles générales à des cas particuliers où les circonstances peuvent avoir un poids aussi important que la nature de l’acte ou sa finalité. Le terme « casuistique » est devenu – probablement à tort – péjoratif, mais la difficulté et la complexité des questions pratiques à résoudre, reste. On notera pour terminer sur ce point que la casuistique (soutenue au XIXème par des philosophes comme Ollé-Laprune,” De la certitude morale”) revient en force dans un des domaines par excellence de l’éthique, qui est celui des soins et de la médecine : voir notamment Toulmin et Jonsen (The Abuse of Casuistry, a History of Moral Reasoning, University of California Press, 1988), qui traitent principalement d’éthique médicale. Par ailleurs la psychologie et les religions proposent moult approches du dilemme éthique, ainsi que des tensions qu’il engendre et qu’il faut bien résoudre. La connaissance de soi-même, la recherche de sens et les méthodes de discernement (distinguer pour unir) en sont des facteurs communs. Commençons par résumer Defining Moments, et examinons ensuite, pour prendre un exemple dans le domaine de la RSE, comment les principes d’action de l’ISO 26000 peuvent conduire à des dilemmes. Quand le manager doit choisir entre Bien et Bien (et pas entre «Bien et Mal» ou «Bon et Mauvais», eh oui, trop facile) Les « Defining Moments » (moments décisifs) sont les situations de conflit intérieur qui >  révèlent le manager à lui-même (et aux autres) > le mettent à l’épreuve > le façonnent, (reveal, test & shape). Autrement dit, quand on en sort, on se connaît mieux soi-même (sagesse grecque pas morte…), on a traversé une ordalie et on en a été changé sinon fondamentalement du moins dans quelques domaines de la relation aux autres et au monde. Chacun a été confronté un jour ou l’autre à ce genre de situation. Badaracco propose quelques études de cas : * un salarié junior à qui on demande assez rapidement d’aller à des réunions où son « profil » n’est pas nécessaire ni adapté ; il se rend compte que l’entreprise utilise le fait qu’il est noir pour passer un message sur ses « valeurs » de diversité à ses clients potentiels ; d’où le dilemme « 1. pourquoi m’a-t-on recruté ? 2. Est-ce que je continue à jouer ce jeu ? » * un commercial qui devrait licencier une personne sur les demandes répétées de la manager de la personne en question, parce qu’elle ne tient jamais ses objectifs et ne fait pas, comme les autres, des heures sup … Lire la suite

“Prélèvement à la source : une réforme à abandonner de toute urgence”, par Jacques Bichot

Article de Jacques Bichot publié le 31/08/2018 sur ÉconomieMatin Prélever à la source les cotisations sociales est déjà une idée contestable, car elle aboutit à priver les salariés de la connaissance concrète, sensible, de ce qui leur est demandé au titre des assurances sociales. L’existence de cotisations dites « patronales », subsistance injustifiée de pratiques remontant au XIXème siècle, joue le même rôle néfaste : priver le citoyen d’un accès correct à la vérité économique. On ne le dira jamais assez : la dissimulation du prélèvement social supporté par les travailleurs, et donc du coût réel de la protection sociale, est inadmissible dans un pays qui se prétend démocratique. Nous sommes donc déjà dans une situation grave, qui mériterait que soit entreprise une réforme importante pour accéder à une véritable citoyenneté économique et sociale. Or voici que, non contents de conserver cet épais écran obscurantiste, nos dirigeants voulaient en rajouter un autre, en alignant le prélèvement fiscal sur les pratiques antidémocratiques qui ont cours en matière de prélèvement social. « Voulaient » : il serait tellement souhaitable que cet usage de l’imparfait soit justifié ! Il serait tellement bon pour la France que soit exact le titre utilisé par Les Échos de ce 30 août 2018 : « Les doutes gagnent l’Élysée sur le prélèvement à la source ». Celui-ci serait mauvais pour l’impôt sur le revenu (IR) comme il l’est pour les cotisations sociales, parce que l’anesthésie de la douleur liée au paiement, quand elle est pratiquée pour pouvoir en accroître les causes encore et encore sans que le malade-contribuable-cotisant s’en rende trop compte, est intrinsèquement perverse. Mais, s’agissant de l’IR, il existe des raisons supplémentaires pour refuser l’anesthésie. Certaines de ces raisons (complications pour les entreprises, particulièrement les TPE, et les autres employeurs, notamment les ménages) ont été largement développées dans les media, la cause est entendue, nous n’y reviendrons pas. En revanche, il faut insister sur le danger que présente le prélèvement à la source pour le caractère familial de l’IR. Quand le système du quotient familial (QF) a été adopté, à l’unanimité du Parlement – fait rarissime – dans le cadre de la loi de finances pour 1946, ce fut en connaissance de cause : il s’agissait de reconnaître la cellule familiale comme une entité, le plus petit des corps intermédiaires. La représentation nationale a, dans ces circonstances oh combien difficiles, compris que la France ne se redresserait, comme l’avaient dit Charles de Gaulle et quelques autres, que si la natalité reprenait de la vigueur ; or les enfants ne naissent pas dans les choux ! La famille est le lieu naturel de leur venue au monde et de leur éducation durant de longues années. La famille est donc, au même titre que l’entreprise ou la commune, un corps intermédiaire que l’Etat doit traiter comme tel, en la respectant. La formule de l’IR mise en place fin décembre 1945 était la traduction fiscale directe de ce respect de la cellule familiale. Le contribuable à l’IR n’est ni le père, ni la mère, ni l’enfant, mais la communauté qu’ils forment, liée non seulement par l’affection, mais aussi par la mise en commun des ressources et des efforts. Le gain professionnel d’un parent n’est pas son revenu à lui, mais une partie du revenu familial. En prélever une partie, c’est amputer aussi le niveau de vie de son conjoint et de ses enfants, qui ne se distinguent pas véritablement du sien – du moins dans une famille normalement unie. Le fisc a longtemps respecté l’institution familiale. Mais les sirènes de l’individualisme, manœuvrées par ceux qui voient la société comme un ensemble d’atomes isolés (les individus) et non pas comme un tissu de cellules (les ménages), n’ont pas tardées à mugir. Ces manieurs de sirènes ont affirmé, sans démonstration, mais en le répétant inlassablement, que le système du quotient familial (QF) a pour effet et pour but de procurer des réductions d’impôt à certains individus titulaires de revenus. Des organismes statistiques, y compris l’INSEE, se sont comportés comme des serviteurs de ce dogme, multipliant les calculs relatifs à cette imaginaire réduction d’impôt. Or, dès lors qu’un ectoplasme fait l’objet de statistiques, il est considéré comme existant : la magie du chiffre a donc accrédité l’idée saugrenue selon laquelle le QF serait un dispositif destiné à récompenser ou avantager les adultes ayant des enfants, et non pas une façon de réaliser l’objectif « à niveau de vie égal, taux d’imposition égal ». La retenue à la source de l’IR est un moyen puissant au service de cet individualisme fiscal. Prélever l’impôt sur les revenus de chacun des conjoints séparément est un excellent moyen pour séparer psychologiquement, pour les questions budgétaires, ceux que le maire a uni légalement. D’ailleurs, tout naturellement, une option est proposée : ne pas appliquer le même taux aux deux salaires, par exemple, qui rentrent dans les caisses du couple. Que nos dirigeants renoncent donc à un projet de réforme qui contribuerait à promouvoir encore un individualisme antifamilial dont notre société ne souffre déjà que trop. Le mécanisme de l’IR est bien rôdé, c’est une des rares institutions françaises qui ne requiert pas d’être réformée en profondeur : laissons donc tomber cette réforme inutile, héritage du président de la République ayant atteint à juste titre le plus bas des niveaux de popularité au sein de la population française ! Il y a assez de pain sur la planche, notamment si l’on veut enfin passer du traficotage incessant et stérile de nos assurances sociales à une véritable réforme de ce Capharnaüm, pour ne pas abimer, sous prétexte de le réformer, notre IR. Les réformes inutiles, comme on le sait, empêchent de réaliser les réformes nécessaires : passons aux choses sérieuses ! Powered By EmbedPress

“Peine de mort : questions iconoclastes”, par Jacques Bichot

Article de Jacques Bichot publié le 7 juillet 2018 sur ÉconomieMatin La loi abolissant la peine de mort en France fut promulguée le 9 octobre 1981. Le vote de cette loi fut l’un des actes symboliques accomplis par l’Union de la Gauche, après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République le 10 mai, et le second tour des législatives le 21 juin. Il existe cependant, dans une partie de la population française et de la Représentation nationale, le désir de la rétablir, puisque 27 propositions de loi allant dans ce sens ont été déposées au fil des ans. Au niveau international, les pays abolitionnistes sont fortement majoritaires en nombre, mais rassemblent un peu moins de la moitié de la population du globe. Les deux pays les plus peuplés, la Chine et l’Inde, et le plus puissant, les Etats-Unis, ont conservé cette institution. L’Union européenne, en revanche, l’interdit : Le Protocole n°13 de la CEDH (Cour européenne des droits de l’homme) stipule que « La peine de mort est abolie. Nul ne peut être condamné à une telle peine, ni exécuté. » Et ce protocole emphatise en ajoutant : « Aucune dérogation n’est autorisée. Aucune réserve n’est admise ». Pour sa part, la Commission a rappelé à diverses reprises que « l’abolition de la peine de mort est une condition et un préalable pour rejoindre l’Union européenne. » Cet absolutisme des bons sentiments offre un contraste frappant avec ce qui se passe en cas de guerre, en matière d’avortement, pour le recours à l’euthanasie, pour la mort de nombreuses personnes faute de budget et de structures permettant de les sauver (pensons notamment aux victimes de maladie rares), et dans de nombreuses circonstances de la vie civile. Beaucoup d’êtres humains sont de facto condamnés à mort parce que la guerre propre est impossible, ou parce que les budgets qui permettraient de sauver des vies menacées sont insuffisants. Un vif contraste existe entre les sommes colossales qui sont dépensées pour faire vivre un criminel derrière les barreaux au lieu de l’envoyer « dans un monde meilleur », et la parcimonie, pour ne pas dire la ladrerie, dont nous faisons preuve pour offrir à une femme enceinte en détresse une autre solution que l’IVG ou pour développer les traitements qui offriraient un espoir à des adolescents atteints d’une maladie neurologique actuellement incurable. La question se pose donc de savoir si l’interdiction absolue de la peine de mort décidée par un tribunal (cette formulation est lourde, mais nécessaire, puisque mettre fin à une vie peut être décidé par bien d’autres instances ou acteurs) ne serait pas une mesure déraisonnable imposée par une mentalité irrationnelle ayant oublié la sagesse que reflète une phrase de Pascal dans ses Pensées : « L’homme n’est ni ange, ni bête, et le malheur veut que qui veut fait l’ange fait la bête ». La guerre, permis de tuer … y compris des civils innocents Les hommes politiques et les chefs militaires qui donnent le feu vert pour mener telle ou telle opération, même s’il s’agit de frappes dites « chirurgicales », condamnent à mort des civils, les inévitables « victimes collatérales », qui n’ont pas de responsabilité directe dans le conflit ni dans les atrocités commises, par exemple, par des criminels tels que les djihadistes. Sur le terrain, on tue donc des innocents, ou même des victimes, qui ont la malchance de se trouver là, ou qui ont été pris pour servir de « bouclier humain » à des terroristes. Au niveau militaire, le droit existe donc de prononcer des peines capitales qui ne sont pas nominatives ni limitatives, mais qui sont tout-à-fait effectives et rapidement mises en œuvre. L’incarcération ne met pas un terme aux activités nuisibles A cela certains rétorqueront qu’éliminer de dangereux ennemis n’est pas la même chose que d’envoyer à la guillotine ou à la chaise électrique une personne rendue inoffensive par son incarcération. Mais l’emprisonnement suffit-il à rendre inoffensifs les pires criminels ? L’expérience montre que non. A l’intérieur du « lieu de privation de liberté », ou par contact avec des complices toujours en liberté, certains continuent à nuire de façon très efficace. Les mieux organisés et les plus puissants peuvent en effet agir, par séides interposés, à l’extérieur : les exemples abondent de malfrats ou de terroristes qui donnent des instructions à leurs complices depuis leur cellule ou telle autre partie des locaux pénitentiaires. Quant aux nuisances générées à l’intérieur de la centrale, elles sont nombreuses, et les média s’en font d’ailleurs l’écho de temps à autre. Les violences sont quotidiennes dans les locaux où sont incarcérés des condamnés à de longues peines, et le travail des gardiens est extrêmement éprouvant du fait de certains de leurs « pensionnaires ». De plus, les risques d’évasion ne sont pas négligeables, et certains prisonniers, criminels endurcis, excellent dans l’art d’entraîner à leur suite dans la voie de la délinquance dure ou du terrorisme certains de leurs compagnons de détention : le prosélytisme en faveur du mal peut fonctionner de façon particulièrement efficace dans cet espace confiné. Les criminels endurcis doivent-ils faire l’objet d’attentions refusées aux enfants martyrs ? Un article consacré à la maison centrale de Vendin-le-Vieil (Le Figaro du 14 mai 2018) expliquait que l’on avait mobilisé dans un des quartiers de cette prison 40 personnes pour voir s’il ne serait pas possible de ramener à de meilleurs sentiments une dizaine de terroristes. Pendant ce temps, des centaines d’enfants victimes de violences physiques ou sexuelles sont laissés entre les mains de leurs prédateurs parce que la justice et les services de prévention n’ont pas assez de personnel, ou ne sont pas suffisamment bien organisés, pour décider rapidement de les mettre en lieu sûr. Tout n’est pas possible, parce que les moyens sont limités : faut-il faire peser le poids de cette limitation sur de malheureuses victimes de façon à pouvoir dégager des moyens extraordinaires en faveur d’auteurs de crimes odieux ? Certes, dans l’Evangile, le bon pasteur laisse son troupeau se débrouiller pendant qu’il part à la recherche d’une brebis perdue, mais ce n’est pas pour aller sauver un loup tombé dans un précipice ! Dans une prison de long séjour … Lire la suite

Rentrée budgétaire : Emmanuel Macron pourra-t-il vraiment tenir sa promesse de suppression de 50 000 postes de fonctionnaires ? Interview de Jacques Bichot et François Écalle.

Avec la baisse de la croissance, le gouvernement va devoir faire face à ses promesses de réduction des déficits, notamment autour de la question de la réduction de 50 000 fonctionnaires. Choix cornélien. Interview de Jacques Bichot et François Écalle publié sur Atlantico le 22 août 2018. Télécharger la version pdf. Atlantico : Dans un environnement contraint par la baisse de la croissance, le gouvernement va devoir faire face à ses promesses de réduction des déficits pour les prochaines années du quinquennat, notamment autour de la promesse faite de réduire le nombre de fonctionnaires – soit 50 000 sur l’ensemble du quinquennat. Après une la suppression de 1 600 postes pour cette année 2018, comment le gouvernement peut-il parvenir à tenir sa promesse ?François Écalle : Le Gouvernement s’est donné des objectifs modérés de réduction du déficit public, parce qu’il prévoit une réduction substantielle des prélèvements obligatoires, mais il faut néanmoins fortement réduire le rythme de croissance des dépenses publiques pour les atteindre : après avoir été de 2,2 % par an dans les années 2000 en volume (corrigé de l’inflation) et de 0,8 % dans les années 2010-2017, ce rythme de croissance doit être ramené à 0,35 % sur la période 2018-2022. La baisse des effectifs de fonctionnaires devrait constituer une part importante des économies requises pour obtenir ce résultat. Le Gouvernement a ainsi annoncé la suppression de 50 000 postes dans les services de l’État, ou dans ses établissements publics, et de 70 000 postes dans les collectivités locales. Le gain budgétaire en 2022 serait alors de 1,6 Md € pour l’État et de 1,8 Md € pour les collectivités locales. S’agissant de l’État et de ses opérateurs, 1 600 postes ont été supprimés dans la loi de finances pour 2018 et il faudrait donc porter ce chiffre à 12 000 par an dans les quatre années suivantes du quinquennat. Les effectifs de la fonction publique d’État sont de 2,4 millions, y compris ceux affectés à ses établissements publics (ses « opérateurs »). Les réduire de 12 000 par an sans diminuer le volume des services rendus revient à réaliser des gains de productivité annuels de 0,5 %, ce qui est tout à fait possible. Ce n’est cependant pas clairement compatible avec les orientations déjà prises par le Gouvernement dans certains domaines. Jacques Bichot : Les promesses ou projets de réduction du nombre de fonctionnaires constituent une façon déplorable d’aborder un vrai problème. Quel est ce vrai problème ? L’inadéquation entre les effectifs employés par l’État, les collectivités territoriales et les hôpitaux, d’une part, et les services effectivement rendus par ces organismes. Dans une administration et même dans un hôpital, la question présente à l’esprit du ou des responsables devrait être : pouvons-nous assurer un meilleur service en y consacrant moins de temps et moins d’argent ? Qu’un officiel, homme politique ou haut fonctionnaire, considère comme une réussite d’avoir diminué de 1 600 en un an le nombre des postes des administrations publiques est tout simplement le signe que cette personne n’est pas à sa place, parce qu’elle n’a rien compris au problème et se contente d’agiter des chiffres pour faire sérieux. La réussite, ce serait par exemple d’avoir 20 % d’élèves en plus par enseignant et 40 % en plus par membre de l’administration scolaire, avec en même temps une belle remontée dans le classement PISA, c’est-à-dire une forte progression du niveau de nos jeunes. La réussite, ce serait d’avoir, à nombre de magistrats inchangé, une réduction de moitié des délais dans lesquels les affaires sont jugées. La réussite, ce serait que les élus locaux n’augmentent pas le nombre de leurs fonctionnaires et autres salariés parce que le taux d’absentéisme est très élevé. Etc., etc. Nos gouvernants sont hélas persuadés que le budget est l’instrument de gestion par excellence – ou, du moins, agissent-ils comme s’ils avaient cette conviction ridicule. Les économies de gestion ne se font pas en changeant des chiffres dans des lois de finances ; elles se font sur le terrain, en détectant les bons managers et en leur confiant des responsabilités importantes, et en envoyant les médiocres se recycler. La sous-productivité de notre administration est dramatique, parfois parce que beaucoup d’agents se la coulent douce, parfois parce qu’ils sont mal dirigés, parfois parce que le travail qui leur est demandé est stupide, mal conçu, inutile, voire même nuisible. Souvent aussi les procédures sont telles qu’il faut consacrer un quart d’heure à ce qui ne devrait pas prendre plus de cinq minutes. Que les fonctionnaires qui rédigent les millions de lignes de nos codes, circulaires et autres instructions se voient fixer comme objectif prioritaire de réduire cette littérature insipide qui ligote la France comme Gulliver était immobilisé par les liens minuscules des Lilliputiens, et notre pays repartira de l’avant : notre administration en fera plus pour les citoyens avec moins de moyens, et l’équilibre des finances publiques se rapprochera rapidement. Quelles sont les fonctions publiques à cibler en priorité, et à l’intérieur de celles-ci, quels sont les postes qui pourraient être supprimés ?François Écalle : L’éducation nationale et les universités occupent plus de la moitié des agents de l’État et de ses opérateurs. Or les réformes annoncées, comme l’augmentation de la taille des classes dans les zones rurales, ne vont pas dans le sens d’une réduction de ses effectifs. Le ministère de l’intérieur représente 15 % des emplois budgétaires et plusieurs milliers de créations de postes sont prévues dans les forces de l’ordre. Même si des suppressions d’emplois y sont possibles ailleurs, comme dans les sous-préfectures, les effectifs n’y baisseront pas globalement. La Défense représente 14 % des emplois et la loi de programmation militaire prévoit la création de de 2 000 postes entre 2017 et 2022. Le ministère de la justice représente 4 % des effectifs de l’État et le projet de loi de programmation prévoit plus de 6 000 créations de postes. Pour réduire globalement les effectifs de 12 000 par an tout en les augmentant dans ces ministères, il faudrait les réduire de bien plus que 12 000 dans des administrations qui … Lire la suite

La cartographie du qui vend quoi, la route qu’elle trace

Article Dominique Michaut Par la distinction entre marchandises élémentaires et marchandises composées, l’ensemble des marchandises est complètement divisé en deux sous-ensembles. Par elle aussi, la cartographie la plus globale du qui vend quoi en contrepartie de quoi devient plus claire. La marchandise élémentaire, et primaire, du service du travail-ouvrage est exclusivement vendue par des individus en contrepartie de salaires, au sens économique de ce concept : toute rémunération versée à un travailleur en tant que tel, quelle que soit sa position professionnelle. L’autre catégorie de marchandise élémentaire, entièrement constituée par la fourniture du service de placement, est vendu par des individus et des ménages, ainsi que par d’autres associations non commerciales, en contrepartie de la rémunération de ce service et de la conservation de la valeur du placement. Du côté des marchandises composées, convenir de dire qu’elles ne sont vendues que par des entreprises paraît trop restrictif. Quand un particulier vend un bien meuble ou immeuble et que c’est de sa part un acte exceptionnel, pourquoi voir en science et en politique économiques la création par le vendeur d’une entreprise temporaire ? Si cela n’est pas fait, une caractéristique commune aux entreprises de fait et aux entreprises juridiquement constituées n’est pas reconnue pour ce qu’elle est en réalité. Faute d’une définition stricte de ce qu’est en économie proprement dite une entreprise, on croit voir et des entreprises et de l’économie là où il n’y en a que dans les sens les plus vagues de ces notions, tournant ainsi le dos à moins de confusions par des distinctions fondées sur l’analyse primitive des faits. La cartographie des échanges marchands, la route qu’elle trace

La liberté économique, une condition du bien commun

Article Etienne Chaumeton Etienne Chaumeton
Responsable des études dans une entreprise multinationale
Membre de l’Association des économistes catholiques Les images d’enfants mourant de faim en Corée du Nord ou de foules qui attendent désespérément devant des épiceries vides au Venezuela nous rappellent une vérité trop évidente : là où il n’y a pas de liberté économique, les besoins des hommes ne peuvent être efficacement satisfaits, la dignité de l’homme n’est plus respectée et le bien commun ne saurait exister. Voltaire, qui n’était pas économiste, remarquait déjà que « le pays où le commerce est le plus libre sera toujours le plus riche et le plus florissant ». L’étymologie du mot économie, οἰκονομία en grec, c’est-à-dire « gestion de la maison », implique une dimension communautaire et une responsabilité sociale vis-à-vis de ses proches. L’économie est une science de l’action humaine, sa bonne compréhension et une conception correcte de la nature humaine et de sa finalité sont indispensables à l’existence d’un bien commun. Après avoir vu que l’homme est créé libre et créateur et qu’il est appelé à être acteur du développement économique, nous verrons que le bien commun, qui ne doit pas être
confondu avec l’intérêt général, ne peut exister que si certaines conditions fondatrices de la liberté économique sont respectées. L’homme est créé libre et créateur Le magistère de l’Eglise nous révèle que l’homme est la « seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même » (Gaudium et spes, 24, 3). L’homme est avant tout une créature, son existence dépend d’un Autre, qui l’a créé et qui le précède. C’est à partir de cet Autre que doit se comprendre la liberté de l’homme. Dieu a voulu l’homme libre « pour qu’il puisse de lui-
même chercher son Créateur et, en adhérant librement à Lui, s’achever ainsi dans une bienheureuse plénitude » (Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, 135). La liberté dont l’homme est dotée en fait un « signe privilégié de l’image divine » (Gaudium et spes, 17).
Alors que pour Karl Marx la liberté peut s’entendre comme « faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de m’occuper d’élevage le soir et de m’adonner à la critique après le repas, selon que j’en ai envie » (L’Idéologie allemande, 1845-1846), la liberté de l’homme comporte en fait une exigence et une orientation, elle n’est pas la soumission aux caprices individuels ou aux opinions majoritaires du moment. La liberté bien comprise est un chemin, qui poursuit un but. Le chemin est la
quête de Dieu, qui se fait dans le respect des lois de la création et des normes morales et le bien est la Vie éternelle elle-même, l’union avec Dieu.
La liberté que Dieu a donnée à l’homme et qui le distingue des autres créatures lui permet d’agir sur sa propre destinée et de s’engendrer lui-même. L’homme a été créé libre pour qu’il soit acteur de sa vie. Si l’homme est avant tout une créature de Dieu, il est également le fruit d’un père et d’une mère, qu’il est amené à quitter pour s’attacher à sa femme. Ensemble, ils
sont appelés à se multiplier et à se répandre sur la terre (Gn 9, 7). Le magistère reconnaît que « l’homme, de par sa nature profonde, est un être social, et, sans relations avec autrui, il ne peut vivre ni épanouir ses qualités. » (Gaudium et spes, 12). La liberté confiée à l’homme n’est donc pas centrée sur son individualité, elle est nécessairement sociale. La famille
constituant la première « société » humaine, selon l’expression de saint Jean-Paul II dans sa Lettre aux Familles (1994). La liberté de l’homme implique une responsabilité et s’exerce au sein d’une communauté. Pour indiquer aux hommes un chemin permettant de construire des relations morales, respectueuses la dignité humaine et de la vraie liberté, Dieu a donné le
Décalogue. Ces dix paroles furent d’ailleurs données durant l’Exode, après l’esclavage en Egypte, pour accompagner les hommes vers leur liberté. Sur ces dix paroles, deux concernent le respect du mariage et de la famille (6 e et 9 e ) et deux la propriété privée (7 e et 10 e ). Nous
voyons déjà des premières conditions nécessaires à l’existence du bien commun. L’homme doit assurer un développement économique 

Lorsque qu’après avoir créé l’homme et la femme, Dieu les bénit et leur dit « Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la. » (Gn 1, 28), il a confié une liberté créatrice à l’homme et à la femme. La nature doit être cultivée pour être à leur service et les faire vivre. Elle n’a pas pour vocation d’être laissée stérile et idolâtrée dans sa virginité. Elle
est à la disposition du travail de l’homme, qui doit s’en servir pour ses besoins productifs, avec responsabilité, sans évidemment la détruire.
Il est de la nature de l’homme de chercher à améliorer son sort et celui de sa famille.
L’économie de marché, que l’on peut également appeler économie d’entreprise ou économie libre, se caractérise par le fait que les hommes sont libres d’entreprendre, d’entrer ou de sortir d’un marché, pour échanger avec des partenaires économiques afin que chacun puisse satisfaire au mieux ses besoins. Il est important de rappeler que l’échange libre est non
seulement indispensable, car nous utilisons tous les jours des produits et services que nous serions incapables de produire par nous-mêmes, mais qu’il est créateur de richesses pour les deux échangeurs, sans quoi l’échange ne se ferait pas. Concrètement, chaque échangeur
évalue ce qu’il achète comme ayant plus de valeur que ce qu’il vend. Dans une économie libre, le succès d’une entreprise dépend de sa capacité à répondre aux besoins d’une demande solvable. L’entrepreneur qui réussit est celui qui sait mobiliser des facteurs de production de manière rentable en répondant aux besoins des hommes. En cela l’économie libre est
vertueuse. Elle récompense ceux qui contribuent aux besoins des hommes. Sans monopole artificiel imposé par un Etat, tout producteur qui ne répond pas à une vraie demande, ou qui y répond mal, en gaspillant des moyens de production, est mis hors marché par la … Lire la suite

Un pape contre la pauvreté

Par Etienne Chaumeton Relecture de l’encyclique Rerum novarum par Étienne Chaumeton Membre de l’Association des économistes catholiquesResponsable des études dans une entreprise multinationale   Un pape contre la pauvreté Relecture de l’encyclique Rerum novarum Etienne Chaumeton Membre de l’Association des économistes catholiquesResponsable des études dans une entreprise multinationale     En 1891, le monde comptait 1,45 milliards d’habitants, 86% d’entre eux étaient pauvres et 72% extrêmement pauvres[1]. L’espérance de vie moyenne dans le monde était de 29,9 ans et le revenu moyen mondial de 1 114$[2]. Le monde était confronté à une croissance économique et démographique intense qui transformait en profondeur les relations sociales, le rôle du politique et la vision du monde. Dans les 70 années précédentes, la population mondiale avait augmenté de 37% et les revenus moyens de 69%[3]. Un tel développement économique, alors sans précédent dans l’histoire humaine, était corrélé à une augmentation des inégalités, qui attisait les tensions sociales et nourrissait des conflits idéologiques. En 1890, les 5% les plus riches possédaient autant (34.9%) que les 80% des plus pauvres (35.0%) de la planète[4]. Dans ce contexte, deux idéologies ennemies et irréconciliables se faisaient face: le libéralisme et le socialisme. D’un côté des libéraux, débarrassés de toute référence à une autorité suprême, considéraient que chacun pouvait être à lui-même sa propre norme et que la libre concurrence règlerait les questions économiques sans intervention extérieure ; d’autre part des socialistes réclamaient la suppression de toute propriété privée et appelaient à la lutte des ouvriers contre les capitalistes. Le monde semblait se diriger vers une confrontation inéluctable entre deux classes antagonistes. C’est au milieu de ce bouleversement de l’ordre établi et « d’agitation fiévreuse » que pour la première fois un pape, Léon XIII (1810-1903), prit la plume et rédigea le premier texte consacré à la doctrine sociale de l’Eglise, la lettre encyclique Rerum novarum. La Bible ne manque pas de références et de lois relatives à l’économie, le Nouveau testament en particulier comprend de nombreuses paraboles se référant explicitement à des questions économiques, mais Rerum novarum fut le premier texte magistériel entièrement dédié à ces questions, tant le besoin s’en faisait pressant. Sa rédaction intervint dans le contexte tendu et menaçant précédemment décrit. Les regards des patrons d’industries, des ouvriers, des représentants syndicaux et des dirigeants politiques ne pouvaient qu’être attentifs à cette époque à une prise de parole du pape. Celui-ci prit le temps de consulter de nombreux spécialistes avant de publier un texte de référence, dont la portée dépassa de beaucoup le seul monde ecclésial et catholique. Nous proposons aujourd’hui une relecture de ce texte. Le souverain pontife, lucide sur la gravité de la question ouvrière et sur les risques inhérents à un déchainement des passions et des intérêts particuliers, a analysé en profondeur la situation. Il a confirmé les fondements de la vie économique et sociale. Parmi les différentes structures sociales évoquées, il a rappelé les pouvoirs et les limites des Etats, l’importance des corps intermédiaires et surtout le rôle fondamental et premier de la famille. Il ne revient pas à un pape de définir des solutions techniques précises et universelles pour améliorer les conditions économiques des personnes. Léon XIII a cependant ouvert des portes vers un avenir plus juste et plus paisible où chaque personne peut être respectée et avancer plus aisément vers sa finalité. Depuis 1891 le monde a considérablement changé, la tension se fait aujourd’hui sentir entre une société occidentale riche mais en déclin relatif d’un point de vue démographique, économique et spirituel et des pays en développement qui voient l’extrême pauvreté reculer et une classe moyenne émerger, pour peu qu’ils s’ouvrent à la liberté des échanges. Les propos de Léon XIII méritent aujourd’hui une relecture pour éclairer la situation actuelle.   Principes généraux La Lutte des classes Si le pape Léon XIII ne peut en aucune manière être qualifié de marxiste, il emprunte volontiers la rhétorique de la lutte des classes. Le terme de « classe » revient 31 fois, qu’elles soient « inférieures », « ouvrières », « pauvres », « infortunées », « des travailleurs », « déshéritées », « indigentes » ou « riches ». Les classes étaient vues par certains comme « ennemies-nées l’une de l’autre, comme si la nature avait armé les riches et les pauvres pour qu’ils se combattent mutuellement dans un duel obstiné »[5]. Le vocabulaire utilisé traduit la profonde inquiétude du pape face à une société qui semblait condamnée à la violence et à la cruauté. « [D]es travailleurs isolés et sans défense se sont vus, avec le temps, livrés à la merci de maîtres inhumains (…) des hommes avides de gain, et d’une insatiable cupidité. À tout cela, il faut ajouter la concentration, entre les mains de quelques-uns, de l’industrie et du commerce, devenus le partage d’un petit nombre de riches et d’opulents, qui imposent ainsi un joug presque servile à l’infinie multitude des prolétaires[6]. » Au XIXe siècle, la vision d’une société divisée en différentes classes se retrouve dans la pensée de nombreux auteurs, comme Alexis de Tocqueville, mais le socialisme a réduit à deux le nombre de classes et en a fait des ennemis naturels voués à s’affronter. Pour guérir le mal des ouvriers, les socialistes « poussent à la haine jalouse des pauvres contre ceux qui possèdent. Ils prétendent que toute propriété de biens privés doit être supprimée, que les biens d’un chacun doivent être communs à tous, et que leur administration doit revenir aux municipalités ou à l’État[7]. » Au même moment, les libéraux, dans leur acception la plus extrême, ne juraient que par le marché et ne conçoivaient l’Etat que comme l’émanation humaine des choix d’une multitude, garantissant strictement les droits de propriété de chacun. Les deux idéologies se rejoignaient dans la mesure où elles sont basées sur l’absence de Dieu à la fois comme créateur et comme finalité de l’homme. Le point de discorde entre socialisme et libéralisme se fait sur la définition des droits de propriété et la manière dont ils sont gérés.   La propriété privée La nouveauté que constituait l’expression d’un pape sur les questions économiques rend d’autant plus importantes ses prises de positions qu’elles font depuis partie du … Lire la suite

Le préjugé du déterminant universel des chertés

Ajrticle Dominique Michaut Toute théorie qui suppose l’existence d’un déterminant universel des valeurs d’échange marchand est par construction non scientifique. C’est le cas du marginalisme, fondateur de l’économie politique néoclassique avec des conséquences à long terme que nous avons sous les yeux. « L’alpha et l’oméga en économie, c’est l’offre et la demande. Cela vaut pour les prix, pour tous les prix quand ce mot désigne les valeurs d’échange marchand. Sur ce point, tout le reste est subsidiaire. » Cette opinion à la fois très populaire et surabondamment confortée par un grand nombre de discours savants exprime la croyance en un déterminant des chertés sinon universel au moins dominant. Du côté des discours savants cette conviction fait écrire à Dani Rodrik, professeur d’économie à Harvard, que « la bête de somme des modèles de science économique est celui de l’offre et de la demande, connu de quiconque a suivi un cours d’introduction à l’économie » – version néoclassique. Historiquement, c’est dans La Richesse des Nations (1776) qu’Adam Smith a introduit en analyse économique la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange d’un objet. La première des quatre pages web auquel je renvoie à la fin de la version complète du présent article cite le passage dans lequel il le fait. Son refus d’attribuer systématiquement la cherté à l’utilité est incontestablement conforme à un grand nombre de faits. Pour l’illustrer par un exemple frappant, Smith compare les utilités et les chertés respectives de l’eau et du diamant. À peine un siècle plus tard, ce qui allait devenir la révolution marginaliste avance son explication qu’elle fait passer à la postérité comme étant, dit-elle, le paradoxe de l’eau et du diamant. Les bons professeurs d’économie résument très clairement cette explication, comme dans la même page web le rappelle la citation reprise après celle de Smith. La méthode, l’échec qu’elle évite, ses implications  Seule l’habitude prise de longue date autorise à croire d’emblée en l’existence d’un déterminant omniprésent des chertés. Ce n’est toutefois qu’au terme de l’étude de la formation de la valeur d’échange dans chaque catégorie homogène de marchandise qu’il devient de bonne méthode de se prononcer sur cette existence, sous peine de commettre une pétition de principe, cette faute qui consiste à tenir pour vrai ce qui est à démontrer. La recevabilité scientifique tant du marginalisme que de tout autre monisme avancé de la même manière sur le même sujet est en trompe l’œil. Et avec de lourds dommages collatéraux. L’esprit scientifique remplit son rôle lorsqu’il incline à chercher par la méthode qui vient d’être dite s’il y a des lois objectives qui ont des fonctions homéostatiques plus omniprésentes et importantes que « la bête de somme des modèles économiques ». Oui, il y en a, avec notamment une dont la relégation des déclinaisons macro, méso et micro économique est hautement calamiteuse, voir dans ma thèse la première occurrence de l’abréviation RPP’.  Tout le milieu de l’enseignement et de la recherche économiques est encore loin d’admettre ces réalités. Le marginalisme se prête à l’application immédiate de techniques mathématiques formellement élégantes et scolairement sélectives. Par qui que ce soit et en quelque circonstance que ce soit, avoir accrédité une théorie initialement moniste de la cherté rend pénible à confesser la raison pour laquelle ce dogme n’est pas scientifique. De toute façon, la profession des économistes universitaires est beaucoup plus sensible aux critiques et reconstructions développées en son sein qu’ailleurs, sans doute en grande partie de façon inévitable. Cette profession sait que lorsque dans ses membres il s’en trouvera de plus en plus qui travailleront au remplacement de la théorisation marginaliste, en cadrage des formations supérieures à l’économie, alors le déclassement académique de l’appareillage néoclassique sera engagé et il s’ensuivra en peu de générations le déclassement politique du néolibéralisme et des financiarisations dangereuses auxquelles il expose. Mais qui peut prédire si cette refondation percera et, à plus forte raison, quand ? Aucune certitude à cet égard n’est indispensable à la collecte et la publication de vérités rigoureusement articulées, en préparation à leur sélection par des économistes universitaires agissant en tant que tels.  Des vérités contournées par l’orthodoxie néoclassique

Migrations: une analyse économique

Article de Pierre de Lauzun Je me baserai ici sur une analyse remarquable de Paul Collier, universitaire britannique[1]. Retenons quelques-unes des principales leçons. D’abord, ce fait simple que le mouvement en cours d’arrivée massive de populations dans des zones civilisées et déjà peuplées est totalement sans précédent dans l’histoire. Même les Grandes invasions jouaient sur des populations beaucoup plus faibles. Contrairement à ce que certains prétendent en effet, la stabilité des populations européennes depuis des siècles est considérable. En outre, le mouvement des personnes est tout autre chose que le mouvement des marchandises ou du capital et répond à des logiques différentes. Les mettre ensemble sous le nom de mondialisation est de la paresse intellectuelle. Comment analyser ce phénomène ?   L’enjeu central du fonctionnement collectif   Comme le note Collier, la prospérité des pays occidentaux est un fait rare voire unique dans l’histoire, qui suppose un fonctionnement collectif relativement efficace, au moins économiquement. Les migrants eux proviennent par nature de système économiquement dysfonctionnels – sinon ils ne migreraient pas. En changeant leur cadre culturel, leur productivité fait un grand bond vers le haut. Prôner le respect de leur culture est donc une idée incohérente puisque ces cultures sont par définition imparfaites au moins sous cet angle.       Plus précisément, pour fonctionner harmonieusement la vie en société suppose un degré élevé de confiance mutuelle et de coopération. Or cela ne va pas de soi et c’est une des raisons de base du succès des sociétés avancées, contrairement aux autres où la transmission de la méfiance réciproque entre ethnies ou groupes peut se faire sur des siècles. Or les migrants apportent avec eux leurs codes moraux d’origine. Si donc ils ne s’adaptent pas au mode de vie commune du pays d’accueil, un problème émerge. Bien sûr, une migration modérée et limitée est porteuse d’avantages du fait que par-là la population se diversifie et incorpore des talents, si c’est sans altérer son fonctionnement collectif. Mais les rendements sont rapidement décroissants : une personne de plus ajoute peu. En revanche l’hétérogénéité croissante de la population, juxtaposant des ‘communautés’ avec des règles de vie différentes et où les personnes s’identifient d’abord à ces ‘communautés’ diminue la confiance mutuelle et accroît l’intérêt pour chacun de jouer son propre jeu ou celui de sa ‘communauté’. S’il y a trop de gens non-coopératifs, l’incitation pour les autres à rester coopératif diminue – même dans la population d’origine. Et chaque ‘communauté’ finit par voir la punition de tels comportements chez ses ressortissants comme une discrimination. Et donc plus il y a de migrants, moins il y a de confiance collective. Non seulement entre groupes, mais même à l’intérieur de ces groupes. Une migration forte et rapide a alors vite un coût élevé. De ce point de vue les migrations à destination de l’Europe, arabes, turques et africaines posent des problèmes radicalement différents des migrations nord-américaines, qui e sont surtout latino-américaines. En fait le problème des migrants au niveau mondial est pour l’essentiel un problème européen.       D’où le paradoxe des sociétés qui se veulent multiculturelles : on y encourage de fait les migrants à rester entre eux[2], ce qui est le contraire de ce qu’il faut faire. Il faut donc dit Collier favoriser l’assimilation pleine sur la base de la culture du pays.   Des effets économiques moins sensibles sur les pays d’accueil   En comparaison, les effets économiques des migrations sont plus diffus. L’effet global dans le pays d’accueil est en fait dit-il limité. Les salaires les plus bas baissent, les plus hauts montent. L’effet est plus important sur le logement car la concurrence pour le logement social s’intensifie. Mais l’effet négatif pour les milieux populaires autochtones est accru s’ils désespèrent. Ainsi en Grande-Bretagne la classe ouvrière a traditionnellement de faibles aspirations sociales, contrairement aux migrants. Et donc les enfants de ces derniers l’emportent sur ceux des premiers. On peut avoir ce même problème dans les couches supérieures, comme en témoigne le succès des Asiatiques en Amérique du Nord ou en Australie, avec leur souci de l’éducation : ils dominent les meilleures écoles. Au Canada ils sont la moitié des étudiants en droit.       Par ailleurs, l’idée que l’immigration de jeunes facilitera le paiement des retraites dans le pays d’accueil est fausse : c’est une aide très provisoire, ou alors il faudrait un flux continu, puisque le vieillissement lui est continu. En outre les migrants ont plus d’enfants, ce qui accroît le nombre des personnes à charge, ce à quoi il faut ajouter le reste des familles (du fait que le rassemblement familial est la principale source d’immigration).       En résumé, une faible immigration a peu d’effet économique ; mais si elle est forte et continue, elle fait baisser les salaires, sauf les plus hauts, et fait pression sur l’accès au capital public. En sens contraire le Japon a montré qu’il y avait peu de coût à rester un pays fermé. En fait la dimension économique est bien moins importante que les coûts sociaux évoqués ci-dessus (que négligente en général les économistes). Les gains économiques ne sont qu’à court terme ; et les problèmes sociaux à moyen terme. Or toutes les analyses sur le bonheur ressenti montrent que la qualité des relations sociales importe beaucoup plus que les revenus. Le bilan global d’une immigration forte est donc dit-il nettement négatif.   Les gagnants et les perdants, la dynamique de la migration   Les migrants sont en revanche les grands gagnants économiques de la migration. Le différentiel de salaire entre leur pays d’origine et le pays d’accueil, qui motive la migration, est dû pour l’essentiel non aux intéressés mais à l’environnement économique. En migrant, ils voient donc leur productivité (mesurée par le revenu) faire un bond massif. C’est donc beaucoup plus attractif pour eux que d’essayer de faire bouger leur pays d’origine, ou d’attendre son décollage. Migrer est alors une forme d’investissement, souvent familial. De ce fait les migrants ne sont pas les plus pauvres du pays d’origine, car le coût de la migration est élevé. … Lire la suite