“Dons et prélèvements obligatoires à la lumière de Notre-Dame”, par Jacques Bichot

Article de Jacques Bichot, publié le 19 avril 2019 sur Aleteia Trois familles françaises qui comptent parmi les plus fortunées du globe donnent généreusement pour la rénovation de Notre-Dame : bravo ! Mais n’oublions pas la foule de ceux qui ont fait ou feront des dons modestes, à la mesure de leurs moyens. Souvenons-nous de la parole du Christ à propos des dons, parole rapportée au chapitre 21 de l’évangile de Luc : « Comme Jésus enseignait dans le Temple, levant les yeux, il vit les gens riches qui mettaient leurs offrandes dans le tronc du trésor. Il vit aussi une veuve misérable y déposer deux piécettes. Alors il déclara : « En vérité, je vous le dis : cette pauvre veuve a mis plus que tout le monde. Car tous ceux-là ont pris sur leur superflu pour faire leur offrande, mais elle, elle a pris sur son indigence : elle a donné tout ce qu’elle avait pour vivre. » Le sens du don, de l’impôt et des cotisations sociales Cette déclaration de Jésus signifie bien sûr que les « petits » donateurs anonymes méritent tout autant notre admiration et notre reconnaissance que les « grands » donateurs très connus. Mais elle nous stimule aussi pour rechercher le sens de la dépense publique et de son financement ordinaire par les impôts et les cotisations sociale : ces « prélèvements obligatoires », comme on les appelle, ne ressembleraient-ils pas d’une certaine manière aux dons faits pour restaurer Notre Dame ? Le don ne nous ouvre-t-il pas une fenêtre par laquelle nous pouvons apercevoir la vraie raison d’être et la vraie signification de ces transferts en faveur des administrations publiques ? Notre-Dame est le patrimoine de chaque Français, et plus largement encore, de chaque humain. En contribuant à sa restauration, chacun comprend que son don est utile et qu’il a du sens. Chaque euro versé signifie une adhésion personnelle à une culture qui vient de nos ancêtres, qui nous a été donnée et que nous avons à cœur de transmettre. Nous donnons pour que continue à exister quelque chose que nous reconnaissons comme bon, et que nous aimons. Mais quand nous payons nos impôts et cotisations sociales, ne faisons-nous pas, d’une certaine manière, la même chose ? Observons ce qui se produit de temps à autre après un accident, ou un grave ennui de santé : une souscription est lancée pour rendre possible le recours à un traitement que l’assurance maladie ne prend pas en charge. Pourquoi verserions-nous à regret nos cotisations maladie, alors que nous sommes prêts à ouvrir simultanément notre cœur et notre portefeuille lorsqu’un événement particulier, non prévu par le législateur, n’est pas « couvert par la sécu » ? La fraternité, fondement de la solidarité La formule d’Aragon, « Celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas », éclaire le grand mouvement de générosité qu’a déclenché l’incendie de Notre-Dame. Que nous ayons personnellement telle ou telle conviction en matière religieuse, nous nous rendons compte que nous avons été nourris du même lait, que nous avons quelque chose en commun, que nous formons une grande famille – la famille humaine ou l’une de ses branches, telle que la famille « France ». Pourquoi recourir au mot « famille » pour exprimer la solidarité ? Parce que la famille est la matrice première de la solidarité. La Doctrine sociale de l’Église emploie largement l’expression « famille humaine », particulièrement pour comprendre le « nouveau modèle d’unité du genre humain dont doit s’inspirer en dernier ressort la solidarité », selon les termes employés par Jean-Paul II dans Sollicitudo rei socialis. La République française était déjà animée par une inspiration analogue quand elle a choisi « fraternité » comme l’un des trois mots destinés à former sa devise. Dans des occasions comme celle-ci nous réalisons que nous sommes en quelque sorte le frère ou la sœur de personnes que nous ne connaissons pourtant « ni d’Eve, ni d’Adam », selon la formule consacrée. Donner, c’est le moyen de participer à cette fraternité. Ce n’est pas seulement utile matériellement, c’est un souffle, un esprit, que nous avons en commun, qui nous lie, qui fait de nous autre chose qu’un agrégat d’individus : une communauté de personnes, une grande famille. Les dons suscités par l’incendie de Notre-Dame fournissent une leçon sur la valeur véritable de notre don, qu’il soit de quelques euros ou de millions : nous formons une sorte de famille qui a en commun des valeurs, une culture, incarnée dans de beaux monuments et de belles œuvres, et nous serions des adultes indignes si nous ne faisions pas ce qui est nécessaire pour transmettre à la génération de nos enfants ce dont nous-mêmes avons hérité. Revoir les « prélèvements obligatoires » à la lumière du don Payer sa taxe d’habitation, son impôt sur le revenu ou sa cotisation vieillesse ne peut pas éveiller exactement le même sentiment que participer à la rénovation de Notre-Dame, mais néanmoins nous pouvons comprendre, percevoir le sens et l’utilité de ces paiements – ou nous devrions pouvoir. Hélas, ce que nous versons, impôt ou cotisation sociale, a trop souvent perdu toute signification : ce n’est plus qu’un « prélèvement obligatoire ». L’usage du mot « prélèvement » est malheureux, tout comme la retenue à la source de l’impôt sur le revenu : faire un acte positif pour donner à la sécurité sociale ou à l’État les moyens de faire fonctionner notre grande famille française (ou italienne, ou algérienne, etc.) a un sens ; l’amenuisement de notre rémunération totale en est un résultat, mais son sens est notre participation à une œuvre commune. Il faut nous ressourcer, retrouver dans nos versements au fisc et à la sécurité sociale ce qui fait sens, ce qui nous constitue non comme citoyens isolés, mais comme concitoyens – citoyens avec d’autres citoyens. Et pour cela il serait très utile de renoncer à des méthodes réputées « indolores », retenues à la source et cotisations soi-disant patronales. Les citoyens doivent pouvoir prendre conscience de la solidarité qui se crée en payant impôts et cotisations sociales, comme elle se crée en faisant un don à la fondation du patrimoine pour rénover Notre-Dame ou entretenir le château de Versailles ou conserver telle petite chapelle ou ce qui reste de tel château-fort. La … Lire la suite

“Débarquement : un anniversaire raté”, par Jacques Bichot

Ce qui fut important, le 6 juin, n’est pas que Trump et Macron se soient congratulés à propose d’un débarquement vieux de 75 ans. Ce qui compte, c’est que, ce jour-là, Xi Jinping et Vladimir Poutine se soient retrouvés au forum économique de Saint-Pétersbourg pour signer de gros contrats, après déjà deux journées de rencontre à Moscou. Rapprochement entre la Chine et la Russie La Chine courtise la Russie, non pour ses beaux yeux ou parce qu’elle fut communiste, mais pour la dot qu’elle pourrait apporter dans sa corbeille de mariée : la Sibérie. Le monde libre est en train de commettre l’une des plus grosses erreurs stratégiques de son histoire en assistant, passif, au rapprochement du pays le plus peuplé de la planète, animé par une croissance économique inouïe, et du pays qui dispose du plus vaste espace quasiment inoccupé, mais riche d’un potentiel formidable, particulièrement en cas de réchauffement climatique. Poutine aurait dû être invité par égard pour un ancien allié : sans les efforts de l’armée soviétique portant sur le dispositif oriental de l’armée nazie, il y aurait eu davantage de troupes allemandes pour s’opposer au débarquement allié, et celui-ci aurait peut-être échoué. Mais il aurait surtout dû être invité parce que l’Europe sans la Russie n’est que l’extrémité d’un ensemble continental qui commence à Vladivostok. Sans la Russie, l’Europe est et sera de plus en plus un nain démographique, économique et politique. Avec la Russie, la Chine aura les moyens de dominer la planète. C’est Xi Jinping qui va peut-être réaliser l’équivalent du plan territorial d’Adolf Hitler, ou plus encore. L’Union européenne dépassée Emmanuel Macron s’est-il rendu compte de cet enjeu ? Je ne sonde ni les reins, ni les cœurs, mais je doute que ce soit le cas. Notre président est un bon tacticien, il l’a démontré en se faisant élire, mais est-il un stratège ? J’ai peur que non, et qu’il n’y ait en Europe occidentale aucun homme ayant à la fois les capacités et l’occasion de se manifester comme tel. L’Union européenne est dépassée avant d’avoir véritablement existé : il faudrait une Eurasie allant de l’Irlande au détroit de Béring, c’est le seul moyen d’équilibrer d’abord la Chine, puis l’Inde, qui est en train de s’éveiller. Il n’est peut-être pas trop tard, mais quand on voit l’incapacité européenne à trouver une solution pour que le Royaume-Uni reste, de facto sinon de jure, membre de l’Union, il est difficile d’être optimiste.   Powered By EmbedPress

Michel Lelart : Pourquoi Benoît XVI parle-t-il de la microfinance dans Caritas in Veritate ?

Résumé :Au mois de juin 2009, le pape Benoît XVI a publié une encyclique Caritas in Veritate, dans laquelle il évoque à deux reprises le microcrédit et la microfinance. Ces références peuvent étonner. C’est la première fois qu’elles apparaissent dans une encyclique. Nous avons cherché à en comprendre les raisons. D’une part, la microfinance permet de réduire la pauvreté, ce qui est un souci de l’Eglise depuis toujours, comme de développer l’activité à travers l’initiative économique, ce qui est devenue pour elle une préoccupation. D’autre part, la microfinance est un secteur qui respecte la subsidiarité, qui n’est pas étranger au bien commun, et qui s’ouvre à la solidarité, trois des grands principes de la doctrine sociale de l’Eglise. Elle est aussi une finance de proximité, et en cela elle respecte la diversité des cultures comme le Pape le souhaite. Mots clés :  Code JEL : M14 – O17 – Z12 ——————— Abstract : “Microfinance” in the papal encyclical Caritas in Veritate : Why ? In June 2009, Pope Benedict XVI published an encyclical entitled Caritas in Veritate in which he twice mentions “microcredit” and “microfinance”. These references may appear surprising since this is the first time that they are introduced in a papal encyclical. This paper provides an explanation for the introduction of these two references. Firstly, microfinance has a goal of reducing poverty, which has always been a major concern of the Church, as well as the goal of developing individual action by way of economic initiative, which recently has become a major preoccupation of the Church. Secondly, microfinance is based on the principles of common good, subsidiarity and solidarity, three major principles in the Church’s social doctrine. Moreover, microfinance is based on the principle of proximity, which is in line with the notion of cultural diversity, which, in turn, is in conformity with the Pope’s desideratum. Key words : Social doctrine of the Church, Caritas in Veritate, microfinance, micro-credit Code JEL : M 14 – O 17 – Z 12 La dernière lettre encyclique du Pape Benoît XVI publiée le 29 juin 2009 « Caritas in Veritate » était annoncée comme une encyclique sociale. Plusieurs encycliques du même genre l’avaient précédée. La première est celle de Léon XIII sur la condition des ouvriers Rerum Novarum en 1891, alors que la révolution industrielle bat son plein et que Marx l’analyse à sa façon. La deuxième est celle de Pie XI sur le capitalisme Quadragesimo Anno en 1931, alors que le capitalisme connaît sa première grande crise que Keynes va s’efforcer d’expliquer quelques années plus tard. Viennent ensuite de Jean XXIII Mater et Magistra en 1961 sur les récents développements de la question sociale et Pacem in Terris en 1963 sur la paix entre les nations, puis en 1967 Popularum Progressio de Paul VI qui affirme que la question sociale est devenue mondiale et qui plaide pour un développement intégral de l’homme et un développement solidaire de l’humanité. Ce sont enfin trois encycliques de Jean-Paul II : Laborem Exercens en 1981 sur l’homme au travail, Sollicitudo Rei Socialis en 1987 sur les conditions et la nature d’un vrai développement, Centesimus Annus en 1991 qui marque le centième anniversaire de Rerum Novarum et qui plaide pour une société digne de l’homme. Ces textes constituent la doctrine sociale de l’Église catholique 2 . Elle repose sur quelques principes essentiels que Léon XIII a posés dès Rerum Novarum et qui n’ont jamais varié depuis. Le premier est sans conteste l’intangible dignité de la personne humaine, qui entraîne, nous le verrons, la subsidiarité, la solidarité et le bien commun (Compendium, n°160)3. D’autres principes s’en déduisent, en particulier la destination universelle des biens et l’option préférentielle pour les pauvres. Mais ce sont les quatre premiers qui sont les véritables fondements d’une doctrine qui s’est sans cesse adaptée aux problèmes contemporains… et les problèmes ont changé depuis la fin du XIXe siècle. L’encyclique de Benoît XVI s’inscrit parfaitement dans cette évolution. C’est toujours la même doctrine sociale, mais deux choses ont changé. La première est que cette encyclique n’est pas que sociale. Elle est aussi théologique, philosophique, voire même anthropologique. C’est pourquoi elle est si difficile à lire – au fil des pages on y rencontre le prix, le marché, les matières premières, l’entreprise, les syndicats… en même temps que la charité, la justice, la vérité, le bien commun, la liberté et, bien sûr, l’amour de Dieu… C’est aussi pourquoi elle est considérée comme un texte majeur dont la portée apparaît considérable à certains. Le second changement, plus naturel celui-là, concerne l’adaptation de l’encyclique à l’actualité. Le passage à l’international s’est fait avec Populorum Progressio, la mondialisation a été prise en compte avec Centesimus Annus, la nouveauté cette fois concerne l’environnement et, du fait de la crise, la finance… et tout particulièrement la microfinance. On peut s’étonner de cette dernière intrusion dans une encyclique consacrée à l’Amour dans la Vérité ! A vrai dire, ce qu’en dit Benoît XVI n’est pas très original. Il parle de la microfinance à deux occasions. – Dans le chapitre 4 intitulé « Développement des peuples, droits et devoirs… », le Pape affirme que « pour fonctionner correctement, l’économie a besoin de l’éthique » (n° 45). Et il pense que cela est également vrai de la finance qui peut plus facilement s’ouvrir à l’éthique à travers le microcrédit et, plus généralement, la microfinance. Il ne s’agit pas là de n’importe quelle éthique, mais d’une éthique « amie de la personne », qui repose sur « la dignité inviolable de la personne humaine, de même que sur la valeur transcendante des 2 normes morales naturelles » (n°45). L’économie – et la finance – ont donc besoin de morale et la microfinance apparaît comme une voie privilégiée. C’est pourquoi, ajoute Benoît XVI, « ces processus sont appréciables et méritent un large soutien ». – Dans le chapitre suivant consacré à la collaboration de la famille humaine, le Pape passe en revue les domaines où pourrait s’exercer une plus grande solidarité, et il aborde … Lire la suite

L’héritage culturel de l’inflation par décret, par G. Hülsmann

Jörg Guido Hülsmann propose, dans « L’éthique de la production de monnaie », une intéressante synthèse entre l’économie politique de la monnaie, la philosophie réaliste et la théologie catholique. Il aborde la compatibilité entre les préceptes moraux chrétiens et diverses constitutions monétaires, les conséquences de l’inflation permanente sur le plan de la spiritualité, les causes des crises monétaires et financières ainsi que l’utilité de la politique monétaire. Ce chapitre a été publié dans l’AGEFI le 8/10/2010 ainsi que, sous le titre « L’héritage culturel et spirituel de l’inflation forcée » et dans une traduction légèrement différente, dans la revue Kephas (avril-juin 2006). Powered By EmbedPress

Dépénalisation des drogues : ce qu’en dit l’économie

Article de Jacques Garello publié le 5 mai 2016 sur Contrepoints (rubrique Libertés publiques) L’analyse économique de la dépénalisation des drogues est limpide. Contre l’évidence économique, la consommation de drogue peut-elle être freinée par la prohibition ? By: aeroSoul – CC BY 2.0 Les déclarations de Jean-Marie Le Guen, président du groupe socialiste à l’Assemblée, qui exerçait naguère la profession médicale, ont ouvert un débat sur la dépénalisation des drogues qui divise le gouvernement, mais aussi l’opinion publique. On ne peut ramener le débat sur la dépénalisation des drogues, comme le font certains, à un choix entre pour ou contre la drogue. Je crois que Le Guen est tout à fait hostile à la consommation de cannabis, mais il se demande, comme bien d’autres, si la prohibition est le meilleur remède à ce terrible fléau. On ne peut pas davantage le ramener à un choix entre pour ou contre la liberté. À la différence des libertariens, et à titre personnel, je suis hostile à la drogue, à l’avortement, à l’euthanasie, à la gestation pour autrui, parce que je professe que la liberté a pour noble mission de développer la dignité de la personne humaine, et non de l’avilir. Que quelqu’un fasse un indigne usage de sa liberté, ce choix est lamentable mais je n’ai pas à l’interdire. Que la loi interdise est une autre question, le législateur est souvent mal inspiré ; on le voit à propos du projet délirant de pénaliser lourdement les clients des prostituées. La prohibition aux États-Unis Je crois ce préambule indispensable pour exposer, en toute sérénité, ce qu’est l’analyse économique de la prohibition. Elle est née des leçons tirées par les Américains après la prohibition de l’alcool dans les années vingt (1919-1933). Plusieurs économistes, dont Roger Leroy Miller, ont analysé les effets pervers de cette prohibition : le marché noir de l’alcool est immédiatement apparu, il a été organisé par les gangsters, et la mafia en particulier, il a débouché sur le crime, la corruption dans la police, la politique. l’alcool frelaté distribué en très grande quantité a causé décès et handicaps, frappant plus durement les consommateurs pauvres, les riches ayant les moyens d’acheter le bon alcool. Alcool et drogue Cette analyse peut-elle être validée pour la drogue ? Je crois que la distinction entre drogues douces et dures est contestable, s’il est vrai qu’un jeune sur quatre aura fumé un joint mais sans addiction, il n’en demeure pas moins que l’on passe parfois à l’étape suivante. Dans ces conditions, il est déraisonnable de considérer la consommation de cannabis comme une mode sans lendemain, ou l’expérience d’un soir. En fait, la drogue pose un problème plus aigu que l’alcool, c’est le prosélytisme. Nombre de buveurs américains n’avaient pas besoin des trafiquants pour se saouler, ils le faisaient avant la prohibition. En revanche, les trafiquants de drogue organisent bien leur affaire : d’une part ils distribuent les premières doses gratuitement et les jeunes y prennent vite goût et seront des clients fidèles ; d’autre part ces clients se transformeront en dealers pour se procurer l’argent dont ils ont besoin pour se droguer eux-mêmes. Les trafiquants, eux, se gardent bien d’une telle imprudence. C’est donc la diffusion de la drogue, et dans des milieux stratégiques, comme les écoles et lycées, qui est encore plus inquiétante que la consommation de drogue. Pourquoi une analyse « économique » de la dépénalisation des drogues ? Parce que l’économie prend en compte la logique des comportements et de l’action humaine. La prohibition crée la pénurie. L’offre du produit rare engendre des bénéfices substantiels. Elle attire des producteurs sans scrupule, l’argent sale encourage les trafiquants, et les bénéfices sont encore plus élevés s’il y a un monopole local (d’où les fusillades marseillaises). La pénurie disparaîtrait si la concurrence des producteurs parvenait à saturer le marché avec des prix abordables. Mais les débouchés peuvent s’élargir grâce au prosélytisme, de sorte que la rente des producteurs se maintiendra. Enfin la drogue a l’avantage d’être un produit facile à transporter, à cacher, à distribuer : tandis que l’alcool appelait une organisation complexe et coûteuse, à la seule portée de grandes entreprises de gangsters. La drogue circule dans des réseaux très restreints, avec des micro-trafiquants. Le poison peut ainsi se propager dans tous les lieux, tous les milieux. La drogue se socialise, bien que l’autoproduction de cannabis ait fait son apparition. Et la prévention ? Je ne sais si cette analyse économique aura convaincu ceux qui ne la connaissaient pas. Mais elle donne à réfléchir et à mon sens mérite d’être sérieusement prise en compte dans le débat sur la prohibition. Elle a pourtant des limites car la prévention est toujours préférable à la répression : c’est non plus du côté de l’offre mais du côté de la demande qu’il faudrait agir, une solide éducation écarterait la jeunesse des démons tentateurs et des rêves éphémères.

Jacques Garello – Comment lire l’encyclique de Benoît XVI ?

La lettre encyclique « Caritas in Veritate » peut se lire de deux façons, ce qui explique la diversité des commentaires parus à ce jour. Les uns ont été intéressés par l’analyse de l’économie mondialisée et des perspectives qu’elle offre pour les pays pauvres, les autres ont retenu avant tout un message d’éthique économique. Je crois que les uns et les autres ont raison. D’après ma mesure, le texte de Benoît XVI fait une part égale aux deux versions. L’introduction, le chapitre premier, ainsi que le chapitre six et la conclusion sont surtout œuvres d’évangélisation, les quatre chapitres au cœur de la lettre traitent principalement de la mondialisation et du développement. La référence permanente à Popularum Progressio ferait plutôt pencher vers une lecture très actualisée du texte, mais le propos essentiel n’est-il pas de proposer aux catholiques et aux hommes et femmes de bonne volonté les lumières de la foi et de la raison ? C’est d’ailleurs l’un des mérites – mais aussi l’une des difficultés – de la doctrine sociale de l’Église que de rappeler les permanences spirituelles et théologiques lorsque le monde est confronté aux « choses nouvelles » : Léon XIII s’exprimait sur la « question ouvrière », Paul VI sur le drame du sous-développement, Jean Paul II sur la fin du communisme. Cette mission du magistère est d’ailleurs rappelée avec insistance par Benoît XVI : La doctrine sociale de l’Église éclaire d’une lumière qui ne change pas les problèmes toujours nouveaux qui surgissent (§12). Le Pape parle d’une fidélité dynamique. Le problème nouveau : la mondialisation en crise ? Les économistes et autres experts en sciences sociales sont plutôt portés à s’interroger sur le tableau du monde présent, sur les enseignements de la crise qu’il traverse et sur la suite à donner. Le texte est ici d’une grande prudence, parfois même d’une extrême difficulté d’appréciation. Voilà pourquoi partisans et adversaires du libéralisme peuvent tirer argument de quelques phrases sorties de leur contexte. Les dirigistes et sociaux démocrates crient victoire lorsque l’encyclique appelle l’État à intervenir de façon plus pressante (§ 24 et 41), et appelle de ses vœux une organisation mondiale de l’économie (§57), mais ils en oublient que le rôle de la société civile est aussitôt souligné (§24) et que les erreurs, abus des institutions internationales sont dénoncés (§43 et 47) et qu’une gouvernance mondiale devrait être de nature subsidiaire (§57). Les libéraux se réjouissent de voir le contrat et le marché totalement réhabilités (§ 35 et 36) sur la base de la justice commutative (§6) et le protectionnisme condamné (§42), mais ils peuvent s’inquiéter d’une irruption de la gratuité dans les échanges marchands (§36) ou de l’évocation d’entreprises à but non lucratif (§46). Si l’encyclique reprend quelques idées à la mode sur les sources d’énergie et l’épuisement des ressources naturelles, allant même jusqu’à prôner une planification de leur usage (§49), le néo-paganisme des écologistes est ouvertement condamné (§48), ainsi que leur néo-malthusianisme (§50). Pour ramener les passages du texte à leur juste valeur il serait utile de tenir compte de trois éléments 1° L’observation d’un monde en mutation n’est pas facile, parce que les eaux sont mêlées. Par exemple, si la crise actuelle est due à l’imprudence de certains financiers trop pressés de réaliser des opérations très profitables, les responsabilités des institutions publiques, y compris des banques centrales, sont considérables. Si le libre échange est réalisé pour beaucoup de produits et services, il ne l’est pas pour les produits agricoles. Si les gouvernants dénoncent le dumping fiscal, le dumping social et les délocalisations, c’est parce que leurs législations et leurs impôts ont rendu la vie impossible aux entrepreneurs, et parce qu’ils ne veulent pas renoncer à des dépenses qui représentent souvent gaspillages et prébendes. Si le chômage s’accroît, c’est sous l’effet des rigidités du marché du travail, et de l’assistanat dans lequel on entretient les chômeurs (qui très vite vont pâtir financièrement et psychologiquement des subsides de l’État providence). 2° L’encyclique n’a pas voulu revenir à ce qui est définitivement acquis dans la doctrine sociale de l’Église, en particulier le principe de la propriété privée et la condamnation du socialisme, la liberté d’entreprendre et le droit à l‘initiative, l’articulation de la justice commutative et de la justice distributive. Benoît XVI rappelle la cohérence du corpus doctrinal (§12), hérité des Apôtres, des Pères de l’Église et des Grands Docteurs. 3° Globalement, le diagnostic de l’encyclique est clair : la mondialisation est favorable au développement des pays pauvres, elle est l’occasion de réunir la famille humaine dans la fraternité, pour peu que les hommes veuillent bien accompagner cette mondialisation d’un supplément d’âme, pour peu que l’on accepte la vérité de l’amour du Christ dans la société. C’est précisément ce dernier message qui, à mes yeux, constitue le corps de l’encyclique, tout le reste n’étant que constats prudents, pistes de recherche et parfois même vœux pieux. Je pense que l’important est d’aller à l’essentiel et de retrouver le lien qui fait remonter la mondialisation et le développement à l’éthique et à l’Évangile. Responsabilité personnelle et carences institutionnelles Reprenant le thème de Paul VI, Benoît XVI place l’homme au cœur du processus de développement économique, dont il est à la fois l’acteur et le bénéficiaire. Bénéficiaire dans la mesure où le développement signifie l’élimination de la faim, de la maladie et de l’analphabétisme (§21), mais aussi le développement intégral de l’homme (§11). Acteur parce que le développement exige que tous prennent leurs responsabilités de manière libre et solidaire (§11) ; il n’est pas simplement offert au titre d’un droit au développement (§11). Citant Paul VI : Chacun demeure, quelles que soient les influences qui s’exercent sur lui, l’artisan principal de sa réussite ou de son échec (§17) Benoît XVI conçoit le développement comme la réponse à une vocation, qui demande à l’être humain de se hisser à la hauteur de sa personnalité et de l’amour du Christ. Comme Jean Paul II l’avait déjà souligné, la ressource humaine est le véritable capital qu’il faut faire grandir afin d’assurer … Lire la suite