Pour en finir avec les cygnes noirs qui n’en sont pas… et en cachent des vrais

Article publié sur le blog d’HYPERION LBC le 22 avril 2020. L’épidémie COVID-19 est souvent présentée comme un cygne noir. Ce n’en est absolument pas un, si l’on se réfère à la définition qu’en donne Nassim Nicholas Taleb dans son ouvrage célèbre de 2007 auquel on fait en général allusion. Elle était prévisible, pour preuve le plan interministériel pandémie 2013 issu du retour d’expérience H1N1 et de nombreuses épidémies antérieures. En revanche, comme je le montre dans cet article, le véritable cygne noir c’est la stratégie de confinement radical et pour tout dire binaire, adoptée en France et dans quelques autres pays. Ceci a un rapport direct avec les clauses de force majeure et de hardship des contrats commerciaux. En savoir plus ici

Jacques Bichot : « Le bureaucrate se prend pour “le phénix des hôtes de ces bois” »

Interview de Jacques Bichot publiée par Le Point le 22 avril 2020 1. La bureaucratie est-elle vraiment une exception française ? Certes non ! C’est une manière de régenter la vie des gens qui se pratiquait bien avant notre ère, par exemple en Égypte, et que l’on retrouve aujourd’hui sous des formes diverses dans le monde entier. Sans les scribes les pharaons n’auraient pas pu mobiliser une grande partie de la force de travail pour construire temples et pyramides. Les camps de concentration nazis fonctionnaient grâce à une bureaucratie inhumaine mais efficace. Les seigneureries médiévales tiraient leurs ressources d’une définition précise, écrite, des redevances dues par les paysans. La bureaucratie est un mode d’organisation du pouvoir et de la vie en société largement répandu, et ce depuis des millénaires. Elle a de bons et de mauvais usages. 2. Depuis Courteline, les Français ne cessent de fustiger la paperasserie émanant des « ronds de cuir ». Pourquoi ne sont-ils toujours pas venus à bout du « microbe de la bureaucratie » ? Parce que la vie de sociétés complexes regroupant beaucoup de personnes requiert une organisation, des règles, des formes de commandement, précises, dépourvues d’ambiguïté, et stables. L’écriture (sur papier ou électronique) ne fige pas les règles mais elle les précise et, si les chefs sont raisonnables, leur donne une certaine pérennité. L’expression « microbe de la bureaucratie » est judicieuse si elle suggère que la bureaucratie n’est pas mauvaise en soi, mais lorsqu’elle a été infectée par un microbe qui la rend excessive et la met au service d’ambitions égoïstes. Il existe une « bonne » bureaucratie, au service du bien commun, et une « mauvaise » bureaucratie, qui fait obstacle à l’esprit d’initiative, à la créativité, à l’efficacité. La paperasserie, forme très répandue de la bureaucratie, se développe particulièrement lorsque les hommes politiques, incapables d’agir sur la réalité, compensent en redoublant d’action sur les textes, plus malléables que les hommes. L’addiction à la production et à la modification des textes officiels a des points communs avec l’addiction à l’alcool. Souvent un homme boit pour oublier ses échecs, la médiocrité de sa situation ; les hommes politiques et les hauts fonctionnaires, eux, pondent des textes inutiles. Et, de même que l’alcoolique rend malheureux sa famille, ses compagnons de travail, de même les bureaucrates (à commencer par les ministres et présidents bureaucrates) rendent-ils malheureux leurs « administrés » en leur compliquant inutilement la vie. 3. Le bureaucrate a l’art de compliquer, expliquez-vous dans votre livre Le labyrinthe. Et il utilise, selon vous, cette complication comme méthode de gouvernement, comme instrument de pouvoir sur les hommes. Expliquez-nous. Un bureaucrate s’occupe souvent d’un domaine assez limité, dans un système cloisonné. Prenons-en un, par exemple, affecté à la signalisation routière. Comme chacun de nous, il se prend pour « le phénix des hôtes de ces bois », à l’instar du corbeau de La Fontaine. Et il a envie de faire entendre son ramage : de donner moult consignes, de rédiger moult textes, de faire implanter ou modifier moult panneaux routiers, etc. : son « moi » l’exige, sa fonction doit avoir une importance aussi voisine que possible de celle de son ministre. Dans une forte proportion des cas, le ministre des transports est content de voir son subordonné lui donner l’occasion d’expliquer à ses concitoyens combien il est actif dans ses fonctions et à leur service. Et comme il n’y a pas, ni à l’Élysée ni à Matignon, que des Pompidou, des hommes d’État capables de dire à leurs ministres « arrêtez d’emmerder les Français », les bureaucrates sont peu freinés quand ils commettent des abus de pouvoir ou de réglementation. Que leur importe quelques manifs de gilets jaunes ? 4. L’État a-t-il vraiment le monopole de la complication ? Les entreprises ne sont pas en reste, non ? L’État n’a pas le monopole de la complication. L’Union européenne, les collectivités territoriales et aussi les entreprises en produisent. Certaines en tirent profit : ainsi des modifications techniques inutiles servent-elles à faire remplacer un matériel ou des logiciels qui donnaient complète satisfaction, provoquant ipso facto un gaspillage. Les grands de l’informatique disposent d’un pouvoir qui ressemble à celui des administrations : il faut passer sous leurs fourches caudines. L’induction d’une dépendance au fournisseur est hélas une stratégie fréquente. Et, comme dans toute organisation, les jeux de pouvoir internes à l’entreprise débouchent parfois sur la mise en place de solutions compliquées, résultat sous-optimal d’une négociation interne entre baronnies qui sont rivales alors même que le succès de l’entreprise dépend largement de la qualité de leur coopération. La multiplication des rapports, notes de service et réunions fait partie de la bureaucratie. 5. Tous les gouvernements promettent pourtant de simplifier les règles et les normes. Cette volonté simplificatrice ne produit-elle pas des résultats ? Les rapports publics annuels du Conseil d’État alertent depuis plusieurs décennies sur l’inflation et l’instabilité des règles et des normes. Les lois sont de plus en plus nombreuses et longues ; elles requièrent toujours plus de décrets d’application. Ainsi le projet de loi retraite, resté inachevé après son passage à l’Assemblée en raison de l’épidémie de Covid-19, est-il un monument de 129 pages. Ce projet de loi vise à simplifier radicalement notre système constitué d’une quarantaine de régimes différents ; les difficultés qu’il a rencontrées montrent combien simplifier une accumulation de dispositions hétéroclites est compliqué ! Qu’obtient-on au terme des chantiers de simplification ? Souvent, un surplus de complication, car les négociations fournissent une occasion rêvée à tous les porteurs de revendications. Le « savoir-faire-simple » est une qualité qui a déserté les palais nationaux. 6. Depuis le début de la crise du COVID-19, le pouvoir politique vante la solidité de notre État et la compétence de nos hauts-fonctionnaires. À raison ? Notre État est solide à certains égards, et fragile à d’autres. Les Français comptent sur lui, ont le sentiment d’être citoyens d’un pays qui a vécu bien des épreuves, qui a souvent été mal dirigé, mais qui finit toujours par s’en … Lire la suite

Jacques Bichot: “Le compte de l’enfance : un conte à dormir debout”

Article rédigé par Jacques Bichot et publié le 29 février 2020 sur Economie Matin 12,8 Mds € Les enfants, dans le calcul de l’impôt, représentent un avantage fiscal de 12,8 milliards d’euros. La DREES, Direction de la Recherche, des Etudes, de l’Evaluation et des Statistiques, est l’organe qui s’occupe de ces questions pour les ministères sanitaires et sociaux. Dans sa collection Les Dossiers de la DREES vient de sortir un volume, portant le n° 50, intitulé Compte de l’enfance, qui est censé présenter « les dépenses sociales et fiscales en faveur des enfants ». Cette publication comporte hélas des parties fondées sur des a priori « politiquement corrects » éloignés de la réalité. Il convient donc que des économistes immunisés contre ce virus remettent les pendules à l’heure. Tel est le but de cet article.  Les deux points chauds du compte de l’enfance L’étude sous revue distingue deux « périmètres » du compte de l’enfance, un « périmètre cœur » pour lequel la dépense s’élèverait en 2017 à 63 Md€, et un « périmètre étendu », pour lequel  la dépense atteindrait 107 Md€. A défaut de pouvoir tout traiter dans ce bref article, nous examinons ici deux des quatre postes les plus importants, tous deux situés dans le « périmètre étendu » : la « prise en compte des enfants dans le calcul de l’impôt sur le revenu » et les « droits familiaux de retraite ». Le premier est censé représenter un avantage de 12,8 Md€, et le second (pour 2016, les données 2017 n’étant pas disponibles) un avantage de 20,7 Md€. Les effets du quotient familial Le dossier du quotient familial est ainsi présenté : « l’effort public en faveur des enfants repose aussi sur la fiscalité, en particulier le mécanisme du quotient familial qui permet de réduire l’impôt sur le revenu des familles ayant des enfants à charge ». On remarquera que l’existence d’une « réduction » est affirmée a priori, sans justification, ce qui gêne d’ailleurs les « auteures » (sic). Honnêtement, elles reconnaissent en effet dans la phrase suivante que « Le quotient familial renvoie au principe constitutionnel selon lequel l’impôt sur le revenu tient compte de la capacité contributive des ménages (capacité, à niveau de revenu donné, d’autant plus faible que la famille est nombreuse). Plus qu’une dépense en faveur des enfants à proprement parler, il est considéré par l’État comme une mesure d’équité fiscale. » Mais peu leur importe la Constitution, les auteures affirment sans ambages : « Ce dispositif constitue néanmoins une aide pour les familles concernées et s’inscrit à ce titre dans un périmètre étendu du compte de l’enfance (29 % des dépenses de l’extension du périmètre) ». Une conception « adultiste » du quotient familial  On comprendrait que des économistes statisticiennes ne prennent pas pour critère des dispositions juridiques, fussent-elles d’ordre constitutionnel : le droit est une chose, l’économie en est une autre. Mais elles n’avancent aucun argument économique à l’appui de leur adhésion (ou de leur soumission ?) à l’idée selon laquelle l’impôt sur le revenu devrait être calculé sans tenir compte des enfants. Cette idée est « politiquement correcte » dans un certain milieu, auquel appartiennent probablement des personnes occupant des postes importants à la DREES et dans les ministères sociaux. Laisser discrètement entendre que l’esprit de la Constitution ne va probablement pas dans le même sens que l’idéologie « adultiste » selon laquelle les enfants comptent pour du beurre, comme on dit familièrement, était probablement le maximum que pouvaient se permettre les auteures. Dans un état d’esprit adultiste, les enfants ne sont pas considérés comme une contribution des parents à l’avenir de la société, mais plutôt comme des jouets perfectionnés que l’on a fabriqués pour se faire plaisir. Dans cet état d’esprit, il est envisageable de faire quelques cadeaux fiscaux à ceux qui font le choix de cet usage de leurs deniers, comme à ceux qui font des dons à des œuvres caritatives ou qui installent des panneaux solaires pour produire leur électricité, mais il ne faut surtout pas utiliser un concept de foyer fiscal qui désigne comme étant le contribuable un corps intermédiaire, la famille, et non pas les seuls individus adultes. En allant jusqu’au bout de la logique adultiste, la mise en commun de leurs revenus par les époux ne devrait avoir aucune conséquence fiscale : chaque adulte devrait être imposé sur ses propres revenus, la notion de foyer fiscal devrait disparaître. Considérer le principe même du quotient familial comme étant générateur de réductions d’impôt, d’aide fiscale, est la forme atténuée qu’a prise l’adultisme, à défaut de pouvoir imposer une fiscalité plus radicalement individualiste. Le traficotage du quotient familial L’impôt sur le revenu est progressif : le revenu imposable est découpé en tranches, supportant chacune un taux d’imposition d’autant plus élevé que l’on grimpe dans l’échelle des revenus. Pour effectuer ce découpage en tranches, la loi s’appuie sur les notions de « part » et de « quotient familial ». Chaque adulte du foyer compte pour une part, et les enfants comptent soit pour une demi-part (les deux premiers) soit, depuis la loi de finances votée fin 1980, pour une part entière (les suivants). Le revenu du ménage est divisé par le nombre de parts, et le barème de l’impôt est appliqué à ce « revenu par part » (censé indiquer le niveau de vie de la famille). L’impôt dû fut quelque temps égal à l’impôt par part multiplié par le nombre de parts. Ensuite, le législateur a considéré le principe même du quotient familial comme procurant une réduction d’impôt, et il s’est préoccupé de plafonner cette soi-disant « réduction », créant une belle usine à gaz. Le système des parts avait pour but initial de proportionner le taux du prélèvement au niveau de vie du foyer fiscal. L’introduction en 1980 d’une part complète pour les enfants de rang supérieur ou égal à trois était incompatible avec cet objectif : si les demi-parts constituent un bon compromis entre le recours à des échelles de niveau de vie statistiquement irréprochables et l’exigence de simplicité de l’impôt sur le revenu, les parts … Lire la suite

Sauver l’âge pivot en supprimant l’âge légal

par Bichot Jacques « Retraites : l’âge pivot au centre du bras de fer », titrait Le Figaro du 13 décembre. Or le dispositif appelé « âge pivot » est, avec les points, le cœur même d’un système de retraites moderne. Sauf à faire complètement machine arrière, le Gouvernement ne peut pas renoncer à cet outil. Retrouvez ici mon  article dans Economie Matin du 17 décembre. Rappelons ce à quoi il sert : dans un système par points, le calcul de la pension s’effectue en deux temps, le premier consistant à multiplier le nombre de points par la valeur de service du point, ce qui donne le montant qui serait celui de la pension si l’âge à la liquidation était l’âge pivot ; et dans un second temps ce montant est multiplié par un coefficient actuariel plus ou moins élevé selon l’espérance de vie du nouveau retraité. Plus la liquidation a lieu avant l’âge pivot, plus ce coefficient est inférieur à 1; et plus la liquidation intervient après l’âge pivot, plus le coefficient actuariel est supérieur à l’unité. Ce dispositif permet le libre choix de l’âge à la liquidation : l’assuré social qui préfère recevoir une pension plus importante diffère la liquidation au-delà de l’âge pivot, tandis que celui qui a hâte de ne plus travailler professionnellement, quitte à disposer d’un revenu plus modeste, liquide sa pension avant l’âge pivot. L’expression « âge d’équilibre » souvent utilisée dans les textes officiels est tout simplement une seconde dénomination du même paramètre. Le maintien d’un âge légal, en revanche, n’a aucune utilité. Si un assuré social veut liquider tout ou partie de sa pension avant l’âge pivot, cela ne présente aucun inconvénient pour le système. Simplement, il recevra moins chaque mois que s’il avait attendu pour effectuer sa liquidation. Alors pourquoi interdire de liquider avant 62 ans ? Cette interdiction, qui sera évidemment assortie de nombreuses dérogations, manifeste simplement la propension des pouvoirs publics français à mettre en place des règles stupides de façon à donner du grain à moudre aux politiciens qui proposeront des exceptions. La liberté de choix est très mal vue au pays de la Liberté avec un « L » majuscule, parce qu’elle signifie que Mr Dupont et Mme Durand n’ont pas besoin pour gérer leur vie que les Autorités la corsettent de tous côtés. Et quelle Bérézina ce serait pour le pouvoir en place si une entorse était faite au principe consistant à interdire par principe et à multiplier les autorisations exceptionnelles, dont le changement incessant occupe politiciens et hauts fonctionnaires ! Que nos dirigeants se débarrassent donc de cet état d’esprit désastreux, qu’ils laissent les Français libres de se comporter comme ils le veulent dès lors que leurs actions ne causent aucun préjudice à leurs semblables – et qu’ils suppriment cette relique d’un temps révolu qu’est l’âge légal de la retraite. En revanche, tenons ferme sur l’âge pivot ou âge d’équilibre, comme il plaira à nos dirigeants de le dénommer, qui est véritablement le dispositif central d’un système de retraite moderne, offrant une grande liberté de choix à chacun dès lors qu’il ne lèse en aucune manière ses concitoyens. Tenons ferme également sur l’utilisation de l’âge pivot comme paramètre permettant d’adapter graduellement le système aux changements démographiques. 64 ans pour commencer, OK. Ensuite,au fur et à mesure que la longévité augmentera, la direction du système unifié de retraites par répartition (disons « France retraites ») augmentera l’âge pivot, pour qu’il continue à mériter son appellation « âge d’équilibre ». J’insiste pour terminer sur le fait que c’est à la direction de France retraites, et non au Gouvernement ou au Parlement, de procéder aux réglages paramétriques, à commencer par les modifications de l’âge pivot. Il est vital de dépolitiser la gestion de nos retraites par répartition. C’est la direction d’EDF, pas le Gouvernement ni le Parlement, qui décide s’il faut augmenter ou diminuer la production de telle centrale pour répondre correctement à la demande d’électricité. Il doit en aller de même pour France retraites. Que la direction remplisse son rôle, qu’elle soit certes remplacée si elle venait à faillir, mais que les hommes politiques qui ne connaissent rien à la gestion d’un système de retraites par répartition s’occupent de ce dont ils sont responsables. Jacques Bichot, économiste, le 17/12/2019

“Réforme des retraites : des progrès mais encore et surtout de graves erreurs”, par Jacques Bichot

Article de Jacques Bichot publié le 13/01/2020 sur Économie-Matin Le suspense va-t-il prendre fin, saura-t-on bientôt à quelle sauce les retraites vont être assaisonnées ? Une certaine avancée a été réalisée avec la lettre du Premier ministre adressée le 10 janvier aux présidents des organisations socio-professionnelles, et par le « compromis » trouvé avec la CFDT à propos de l’âge pivot, mais nous sommes encore loin du compte, et il est probable que la France ne sera pas dotée avant très longtemps d’un système de retraites de bonne qualité. Essayons de faire le point. 1/ Le mode de fonctionnement de la retraite par répartition n’a toujours pas été légalement reconnu. Une interview du démographe Alain Parant dans Le Figaro du 13 janvier portait pour titre, excellent résumé de ce texte : « Les naissances d’aujourd’hui feront les actifs de demain qui financeront les retraites ». Il s’agit là d’une autre formulation de ce que j’appelle le théorème de Sauvy, le grand démographe français de l’avant-guerre et de l’après-guerre, décédé en 1990 : « nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations, mais par nos enfants ». Alain Parant rappelle fort justement qu’il y avait environ 4 cotisants pour un retraité en 1960, et qu’aujourd’hui le rapport est tombé à 1,7. Cela est dû à trois causes principales : l’allongement de la durée de vie moyenne ; la très nocive réforme de 1981, qui a fortement fait reculer l’âge moyen de cessation de l’activité professionnelle ; et la baisse de la natalité à partir des années 1970. Si le lien entre paiement des retraites futures et investissement dans la jeunesse avait été compris par nos dirigeants et législateurs, il n’y aurait pas eu la distribution inconsidérée de droits à pension décidée par les démagogues, massivement en 1981, mais aussi, par plus petites touches, au fil des ans. Si le législateur avait eu la sagesse de proportionner les dividendes de l’investissement dans la jeunesse (les droits des retraités à percevoir une pension et à être couverts par l’assurance maladie) à l’importance de cet investissement, nous ne serions pas dans le pétrin comme c’est le cas actuellement. Mais il aurait fallu qu’il comprenne le fonctionnement réel des retraites dites par répartition, tel qu’énoncé par Alain Parant et avant lui par Alfred Sauvy. Seulement voilà : la phrase qui justifia l’exécution de Lavoisier, « la République n’a pas besoin de savants », est toujours inscrite dans les cerveaux de nos édiles. Ignorants du fonctionnement réel de la retraite par répartition, soit par simple manque de culture économique, soit par volonté inconsciente de ne pas savoir, ils légifèrent et réglementent en dépit du bon sens dans ce domaine névralgique. Certes, leurs homologues étrangers font assez largement de même, mais ce n’est pas une excuse : nos dirigeants devraient donner l’exemple de l’intelligence, et non se fondre dans le troupeau des ignorants. Il est grand temps de comprendre qu’il n’existe aucune relation de cause à effet entre les cotisations vieillesse que versent les actifs, et les droits à pension qu’ils engrangent ce faisant, que ces droits prennent la forme de points comme à l’ARRCO-AGIRC et dans le futur régime universel, ou une forme plus compliquée comme dans le régime général actuel et les régimes spéciaux. Quand la loi se moque de la réalité économique, les conséquences de cette hubris législative sont généralement désagréables : nos difficultés en matière de retraites ont pour cause principale la croyance superstitieuse de nos hommes politiques en la toute puissance des lois. Dans la Bible il est écrit : Dieu dit « que la lumière soit », et la lumière fut. Mais l’homme ne dispose pas d’un tel pouvoir créateur. Il doit cultiver la terre à la sueur de son front, ont compris les sages d’Israël. Nos législateurs devraient s’imprégner de cette sagesse, comprendre qu’ils n’arriveront à rien de bon en faisant comme si leur parole avait des pouvoirs divins. Qu’ils abandonnent leurs superstitions et acquièrent un petit peu d’esprit scientifique, qu’ils comprennent ce qu’Alain Parant appelle « les lois d’airain de la démographie », et la France pourra progresser. 2/ La confusion est toujours totale entre règles de juste conduite et commandements ; sortons-en ! La distinction faite par Hayek entre ces deux notions est très importante. Le législateur a pour vocation de définir des règles générales, comme par exemple l’attribution des droits à pension au prorata des investissements réalisés dans la jeunesse. En revanche, il revient logiquement à des organes exécutifs de prendre les dispositions nécessaires à la mise en pratique des règles de juste conduite. Concrètement, s’agissant des retraites, c’est au législateur de dire que les droits à pension seront attribués au prorata des investissements réalisés dans la jeunesse, et c’est à un ou à des organes de gouvernance de préciser les modes de calcul de ces droits. Le législateur peut établir que les droits à pension prendront, dans un régime unique par répartition, la forme de points, et que ces points seront attribués au prorata des enfants élevés et des sommes consacrées à préparer leur entrée dans la vie active (investissement dans la formation des futurs travailleurs) ; il peut dire aussi que les caractéristiques particulières de certains travaux, telles que la pénibilité et la dangerosité, doivent déboucher sur des droits dans des régimes fonctionnant par capitalisation, de telle manière que soit respectée la règle générale d’attribution des droits futurs au prorata d’investissements préalablement réalisés ; il peut dire encore que les pensions seront calculées selon des règles offrant aux citoyens le maximum possible de liberté de choix et de souplesse. Au-delà, c’est logiquement à la direction générale du « régime universel » de retraites par répartition de prendre les dispositions nécessaires. Mais il convient d’éviter l’expression « régime universel » utilisée par Matignon, car elle prête à confusion : la réforme en cours concerne le régime français de retraites par répartition, pas un régime à l’échelle planétaire, ni même à l’échelle européenne. L’organe de direction du régime français de retraites par répartition pourrait être conçu de façon assez semblable aux comités de direction des Banques centrales des pays développés. Pour les retraites, comme pour la monnaie et le crédit, une autorité indépendante du gouvernement est … Lire la suite

“Le MEDEF et la gouvernance du régime unique de retraites par répartition”, par Jacques Bichot

Article de Jacques Bichot, écrit le 19/02/2020 et publié le 20/02/2020 sur Économie-Matin La grande interview de Geoffroy Roux de Bézieux dans Les Échos du 19 février mérite notre attention. Le président du MEDEF pointe en effet trois sujets sensibles, la gouvernance, le financement, et la pénibilité. Le souci du long terme. Concernant la gouvernance, ce chef d’entreprise fait une réflexion de bon sens sur un sujet qui est souvent l’occasion de dire : pour éviter les déficits, augmentons les cotisations. Citons-le : « Nous ne voulons pas de hausse de cotisations, qui de toute façon créerait des droits futurs et donc des dépenses supplémentaires à terme ». On touche là du doigt la différence entre ceux dont la position implicite est « après moi le déluge », et ceux qui se sentent responsables de l’avenir. G. Roux de Bézieux a raison : dans un système où le versement des cotisations achète des points, plus on cotise, ce qui dans l’immédiat remet à flot la « barque des retraites », plus on alourdit la charge future, celle qui se manifestera lorsqu’on verra croître le nombre de points pour lesquels une liquidation est demandée. Certes, ce sera dans dix, vingt, trente ans : peu d’hommes politiques se soucient des conséquences de leurs actes à si long terme. Que le président du MEDEF le fasse est tout à son honneur ; puisse son exemple être suivi par nos gouvernants et nos parlementaires ! Le rôle des cotisations. Cependant, un bémol doit être mis à cet éloge. En effet, l’économiste aurait aimé que le patron des patrons aille jusqu’au bout de sa logique : d’abord, est-il vraiment impossible dans un régime par points, d’augmenter les taux de cotisation vieillesse sans engager une prolifération des droits ? Non, cela n’a rien d’impossible techniquement, il suffit d’augmenter simultanément le prix d’achat du point. Seulement voilà : politiquement, cette augmentation est délicate à faire accepter. Si c’est au Gouvernement de prendre la décision, il est peu probable qu’il agisse dans ce sens, qui risque fort de susciter les hauts cris des Oppositions, et d’influencer les électeurs dans un sens défavorable au pouvoir en place. Y a-t-il une solution ? Oui, elle consiste à dépolitiser la gestion du système de retraites par répartition, en confiant les leviers de commande à des techniciens. Le Législateur a pour vocation de légiférer, pas de gérer, et à cet égard la mise en place des lois de financement de la sécurité sociale, qui confie le soin de la gestion au Parlement, est une atteinte au bon sens. Une autre considération doit aussi intervenir : est-il vraiment judicieux d’attribuer des points au prorata des cotisations vieillesse ? Certes, c’était déjà l’idée d’Emmanuel Macron quand il candidatait à la présidence de la République, et c’est ce que font certains pays étrangers, mais ce n’est pas pour autant une bonne idée. Et le MEDEF est bien placé pour s’en rendre compte : quel chef d’entreprise ignore que, s’il emprunte pour distribuer les salaires, son entreprise file du mauvais coton ? Emprunter pour investir est sain, pour peu que l’investissement soit judicieux ; le faire pour payer les dépenses courantes est un acte précurseur de la faillite. Il serait donc intéressant que Geoffroy Roux de Bézieux le dise : l’entreprise France Retraites, résultat de l’unification de nos 42 régimes, est mal barrée si ses statuts la conduisent à considérer comme des prêts ou des apports en capital des rentrées destinées à être immédiatement reversées, à titre d’intérêts et de remboursement, aux personnes qui ont jadis financé l’entreprise. Cette cavalerie est la mère des maux qui nous accablent. Remise en cause du schéma de fonctionnement des retraites par répartition. Ces premiers constats montrent que notre système de retraites par répartition est une aberration économique, et va le rester si la réforme projetée n’est pas modifiée pour y mettre bon ordre. Une entreprise financière (ce que sera le régime unique que nous appelons France Retraites) reçoit des fonds pour les faire fructifier : ce n’est pas le cas de nos régimes de retraites par répartition actuels, qui reversent immédiatement ce qu’ils reçoivent – les cotisations vieillesse. Ce qu’ils reçoivent de facto, mais non pas de jure, ce sont les sommes et les apports en nature destinés à former de futurs cotisants. A savoir les impôts qui financent la formation, les cotisations sociales qui financent les soins aux enfants, le budget de l’obstétrique, et les prestations familiales, plus l’apport en nature effectué par les parents en élevant leurs enfants. Certes, rien de cela n’est commercial : le système de retraites n’est pas une entreprise à but lucratif ! Il n’en reste pas moins que c’est une entreprise, et que le législateur fait une énorme erreur en ne la considérant pas comme telle. Cette entreprise devrait recevoir tout l’argent destiné à l’investissement dans la jeunesse, véritable moteur des retraites par répartition. C’est elle qui devrait payer notamment la scolarité de nos jeunes, acquérant ainsi sur eux une créance qu’ils rembourseront par leurs cotisations vieillesse. Le schéma est au fond très simple : France retraites doit recevoir le produit de l’investissement dans la jeunesse, et s’en servir pour verser des rentes aux anciens investisseurs devenus âgés. Vers une vraie réforme des retraites. Une fois compris le fonctionnement économique des retraites dites par répartition, reste à mettre le droit en conformité avec la réalité. Il n’y a en fait qu’un moyen pour reporter du revenu d’une période à l’autre de notre existence, de la période où nous sommes en état de produire bien plus que nous ne consommons vers la période où nous espérons que nos successeurs nous prendront en charge – juste retour de l’investissement dans leur capital humain que nous aurons réalisé. Ce moyen, économiquement, c’est l’investissement dans la jeunesse. Il faut donc que notre Législateur, au lieu de se contenter de fondre 42 régimes en un seul, donne au régime unique ainsi créé un statut proche de celui de l’entreprise, avec des investisseurs dans le capital humain … Lire la suite

“Quel est le but principal de la politique familiale ?”, par Jacques Bichot

Article de Jacques Bichot publié le 30/01/2020 par Économie-Matin J’ai récemment été auditionné par une commission de députés travaillant sur l’amélioration de la politique familiale. Ce qui suit est le petit texte que j’avais rédigé pour servir de trame à mon propos liminaire. La politique familiale est souvent conçue comme une aide aux familles. Imaginons que l’on conçoive la politique salariale comme une aide aux travailleurs, et nous aurons une idée de l’erreur commise. Les salariés reçoivent de l’argent parce que leurs actions sont utiles à une entreprise, une association ou une administration. En même temps, cette rémunération subvient à leurs besoins, leur permettant d’accomplir leur travail. Il y a échange entre l’organisme employeur et le salarié, chacun rend service à l’autre. Pour les familles et la nation, il en va de même. Les personnes qui mettent des enfants au monde, les élèvent et les entretiennent rendent service à la nation ; sans procréation et sans éducation, quelques décennies plus tard notre pays se trouverait dépourvu des travailleurs nécessaires pour que son économie fonctionne et que les personnes âgées perçoivent de quoi vivre. La politique familiale a pour but de répartir entre tous les Français les dépenses d’investissement dans la jeunesse. Les familles pratiquent un investissement indispensable : l’investissement en capital humain. Ce facteur de production est environ 2 fois plus important que le capital traditionnel, si l’on en croit l’estimation de Stiglitz, Sen et Fitoussi dans leur rapport de 2009. L’investissement dans le capital humain n’est pas le fait des seules familles, la formation initiale (quelque 130 Md€ la financent chaque année) constitue un autre apport majeur, mais les apports des familles et de l’Éducation nationale sont complémentaires. Considérer les prestations familiales comme étant des aides aux familles est une erreur d’analyse économique : ces prestations permettent en réalité de répartir le poids de l’investissement dans la jeunesse entre les personnes qui ont plus d’enfants que la moyenne, et celles qui en ont moins, ou qui n’en ont pas. Elles devraient faire clairement partie d’une économie d’échange, pas d’une économie de redistribution et d’assistance. Le quotient familial, dispositif incompris en haut lieu Une erreur d’analyse est également commise en ce qui concerne le quotient familial. Classiquement et officiellement considéré comme une aide, ce dispositif est normalement destiné à rendre l’impôt sur le revenu cohérent avec un principe de simple justice : à niveau de vie égal, taux d’imposition égal. Politique familiale et préparation des retraites futures Une autre erreur, au moins aussi grave pour les familles, se situe au niveau des retraites dites par répartition. Le B, A, BA de l’économie est la relation qui existe entre les investissements d’aujourd’hui et les revenus de demain. Pour disposer de revenus dans l’avenir, il faut investir aujourd’hui. Or, en répartition, les cotisations vieillesse, immédiatement utilisées pour payer les pensions des retraités, ne servent pas le moins du monde à investir, à préparer les pensions futures. Ce qui sert à préparer ces pensions, c’est l’investissement dans le capital humain. Alfred Sauvy l’a bien expliqué : « nous ne préparons pas nos pensions par nos cotisations vieillesse, mais par nos enfants »1. Le législateur français, comme d’ailleurs ses homologues étrangers, n’a pas compris cela, et les conséquences de cette incompréhension sont très lourdes. Elles peuvent être schématisées par un acronyme utilisé par mon collègue Michel Godet, qui explique que la formule gagnante est DINK, Double Income, No Kid : Ne pas avoir d’enfant, ce qui facilite l’obtention de deux bons revenus professionnels, est dans le système social actuel le meilleur moyen d’avoir une bonne retraite par répartition – à condition d’exploiter au maximum les enfants de ceux qui ont choisi d’en avoir, en prélevant des cotisations vieillesse à des taux pharamineux. Tout ceci nous montre que la politique familiale ne devrait pas se limiter aux prestations familiales et au quotient familial. Elle est souvent réduite à une politique d’assistance, alors qu’elle est, avec la branche vieillesse et la branche maladie, au cœur de notre organisation des échanges entre générations successives. Une réforme de fond est nécessaire Nous avons besoin d’un véritable aggiornamento législatif, qui tienne compte des réalités économiques. La grande réforme en cours, celle des retraites, a été malheureusement entreprise sans la moindre idée du fonctionnement réel des échanges entre générations successives. Nous sommes enfermés dans une législation sociale en trois silos, maladie, retraite et famille, silos entre lesquels les relations n’ont pas été sérieusement étudiées. Il nous faut sortir de cet enfermement, abandonner les conceptions mythiques sur lesquelles est basée une grande partie de notre législation sociale, et rebâtir cette législation dans sa globalité en nous appuyant sur des concepts économiques sérieux. 1 La tragédie du pouvoir, sous-titre : Quel avenir pour la France ? Calmann-Lévy, 1978. Powered By EmbedPress

“Quelle stratégie pour la réforme des retraites ?”, par Jacques Bichot

Article de Jacques Bichot publié le 15/02/2020 sur Économie-Matin La réforme des retraites est mal partie. Après une interminable période de préparation, largement consacrée au dialogue avec les partenaires sociaux, le Haut-commissaire en charge de la préparation de cette réforme est passé à la trappe, et le dossier a été repris, côté gouvernemental, par des personnes qui n’y connaissaient pas grand-chose. Surtout, il ne semble pas que J.-P. Delevoye ait étudié la question stratégie, pourtant essentielle. Il est tard pour s’inquiéter de cet aspect fondamental, mais mieux vaut tard que jamais ! Alors, que conseiller au niveau stratégique ? Viser le cœur Réformer une institution qui redistribue chaque année 14 % du PIB requiert une motivation solide. Vouloir passer de 40 régimes à un seul, pour la retraite dite par répartition, est une intention louable, mais ce n’est pas le fonds du problème. Ce qui est vraiment stratégique, c’est le principe de fonctionnement du système, qu’il soit divisé en de multiples régimes ou unifié en un seul. Or le principe actuel est celui de la pyramide de Ponzi : on distribue au fur et à mesure de leur perception toutes les rentrées de cotisations, mais on fait comme s’il s’agissait d’une épargne investie dans des actifs susceptible de produire des revenus pour les futurs retraités. C’est là le point faible du dispositif actuel : le législateur français a donné en 1941 son accord pour mettre en place un système analogue à celui qui a valu à Bernard Madoff d’être condamné à 150 ans de prison ! N’importe quel citoyen aurait compris le scandale qu’est la rémanence d’un dispositif pris en toute hâte, dans des circonstances dramatiques, par un gouvernement aux abois, déjà sous l’emprise de l’envahisseur. Macron aurait pu dire en substance : « bientôt 80 ans de cette magouille financière, ça suffit ! Débarrassons-nous de cet héritage vichyssois, fondons notre système de retraites sur quelque chose de sérieux, mettons enfin en place une formule économiquement rationnelle. » La formule économiquement rationnelle est simple et devrait être connue : j’en ai fourni l’idée il y a 40 ans, dans la revue de l’Institut National d’Etudes Démographiques, avec un article dont le titre était parfaitement explicite : « Le rôle du capital humain en matière de retraites et de prestations familiales ». Il s’agit tout bonnement du développement de la phrase célèbre du démographe Alfred Sauvy : « En répartition, nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations, mais par nos enfants ». Le Président de la République, au lieu de justifier implicitement le système en place en annonçant dans sa campagne électorale qu’il voulait un système dans lequel chaque euro cotisé ouvre les mêmes droits à pension, aurait dû expliquer aux Français que notre législation des retraites était ubuesque, et qu’un changement radical s’imposait. Si Emmanuel Macron avait eu cette intelligence – mais hélas il est tacticien, pas stratège – les Français auraient découvert que la terre tourne autour du soleil, et non l’inverse, ils auraient vu que se présentait à eux un homme capable de les faire passer des billevesées ptolémaïques à la rationalité copernicienne. La réforme des retraites aurait démarré à partir d’une avancée conceptuelle décisive. Au lieu de quoi nous sommes enlisés dans des négociations de marchands de tapis. Il aurait fallu une vigie juchée au-dessus du hunier et, de là, découvrant le nouveau monde ; nous avons hérité d’un soutier qui, certes, a raison de vouloir rassembler tous les impedimenta de même provenance dans un même compartiment, mais ne remplit évidemment pas le rôle du capitaine fixant le cap pour découvrir une terre nouvelle. En somme, les déconvenues actuelles, toutes ces discussions stériles sur des points relativement secondaires, sont la conséquence d’une regrettable insuffisance d’ambition pour le projet de réforme des retraites. Et ce manque d’ambition provient lui-même d’un manque de culture économique : visiblement, ni le Président ni son entourage n’ont pris conscience du fait que la retraite dite par répartition fonctionne par capitalisation, mais une capitalisation spécifique, basée sur le principal facteur de production : l’être humain. C’est pourtant simple : depuis la nuit des temps, chaque homme et chaque femme a compté sur ses enfants pour subvenir à ses besoins quand ses forces auraient décliné. Un président de la République, un Premier ministre, un haut-commissaire à la réforme des retraites, un ministre des affaires sociales, s’il n’a pas compris cela, n’a pas les compétences requises pour exercer ses responsabilités. Ne pas confondre législation et gestion La seconde erreur magistrale commise par les Présidents, Premiers ministres et ministres de notre cher mais pauvre pays, est de légiférer sur des points qui relèvent des responsables administratifs et des techniciens. La loi n’est pas faite pour fixer l’âge pivot à 62 ans plutôt qu’à 63 : c’est au directeur de France retraites, si l’on appelle ainsi le régime unique, de prendre la décision de relever cet âge au fur et à mesure des progrès de la longévité, et surtout de l’espérance de vie en bonne santé. Idem pour la valeur de service du point et pour les conditions exactes d’acquisition des points : la valeur de service est un paramètre permettant de ne pas distribuer plus qu’il ne rentre dans les caisses, sa manipulation est comme celle du frein et de l’accélérateur dans la voiture présidentielle, l’affaire du chauffeur, pas des personnages politiques qu’il convoie. Nos gouvernants ont pris la détestable habitude de faire ce que j’appelle le travail du chauffeur. Ils mettent dans des projets de loi des dispositions techniques qui ne relèvent évidemment pas de la responsabilité des parlementaires, ni même de l’exécutif, mais des gestionnaires. Les discussions au Parlement sont souvent psychédéliques, parce que l’on demande à des députés et sénateurs de voter des mesures techniques pour lesquelles la plupart d’entre eux n’ont pas de compétence. Le législateur doit se prononcer sur des textes ayant une véritable vocation à figurer dans une loi, pas sur ce qui relève de la gestion des affaires courantes ! La plupart des articles des lois de finance et des lois de financement de la sécurité sociale consistent à faire un acte politique de ce qui est une simple affaire … Lire la suite

“SOS Retraites en péril !” par Jacques Bichot

Article de Jacques Bichot, écrit le 17/02/2020 et publié le 19/02/2020 sur Breizh-Info Parviendra-t-on à finaliser la réforme des retraites annoncée par Emmanuel Macron lorsqu’il était candidat à la présidence de la République ? L’affaire se présente plutôt mal. Petite histoire d’une réforme maudite : les débuts. Une année et demie de travaux conduits par Jean-Paul Delevoye en tant que Haut-commissaire à la réforme des retraites, en étroite liaison avec les partenaires sociaux, a débouché sur un projet : celui-ci fut aussitôt fortement attaqué par les organisations syndicales, de salariés et de professions libérales, qui avaient pourtant été constamment consultées durant sa gestation. La technique des points, bien connue des partenaires sociaux qui l’avaient adoptée il y a longtemps tant pour les salariés du secteur privé (régimes AGIRC puis ARRCO) que pour les professionnels libéraux, n’a plus trouvé grâce à leurs yeux. L’âge pivot, en usage dans de nombreux pays, indispensable pour donner une grande liberté de choix aux assurés sociaux sans pour autant mettre en péril l’équilibre d’un régime, fut conspué. La valse des ministres. À ces problèmes de fond sont venus s’ajouter des questions de personnes : on découvrit, peu après la publication de son projet, que le Haut-Commissaire traînait des casseroles ; il fut renvoyé quelques semaines après être entré au Gouvernement. Très logiquement, le dossier retraite fut confié à Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé, auprès de laquelle Delevoye était « délégué ». Elle ne connaissait peut-être pas grand-chose aux retraites, et elle n’a pas eu le temps de s’y mettre, désignée qu’elle fut pour candidater à la mairie de Paris. Le dossier retraites fut plus spécifiquement confié à un certain Laurent Pietraszewski en tant que secrétaire d’état auprès de madame Buzyn. Mais cette dernière fut priée d’aller conquérir la mairie de Paris, et remplacée avenue de Ségur par Olivier Véran, député de l’Isère, lui aussi LREM et médecin. Le harcèlement par les amendements. Olivier Véran et Laurent Pietraszewski se trouvent face à une Assemblée nationale où il est possible de déposer, sur un projet de loi, autant d’amendements que le veulent les plus trublions des parlementaires : dans ce cas, environ 41 000, dont 23 000 en provenance du seul petit groupe de La France Insoumise. Inutile de préciser qu’il est impossible d’examiner un tel nombre de propositions ! Telles sont, à l’heure où j’écris, les nouvelles concernant la gestion d’une réforme d’importance capitale, lancée dans l’improvisation la plus totale par un jeune candidat à la présidence de la République, et gérée avec un amateurisme confondant. Et tout ça pour quoi ? Comme nous allons le voir, pour une réforme qui, même si elle aboutit, n’apportera pas une solution juste, viable et pérenne, faute de connaissances du fonctionnement réel des retraites par les personnes qui sont à la manœuvre. La persévérance dans l’erreur. Le projet de réforme est basée sur l’idée saugrenue que nous préparons nos retraites en cotisant pour celles que nos aînés ont déjà liquidées. Or l’argent ainsi collecté n’est pas investi : il est distribué aux retraités, qui le dépensent pour la plus grosse partie. S’il était investi, les cotisants pourraient estimer à juste titre préparer réellement leur retraite, mais ce n’est pas le cas : ils ne la préparent que juridiquement, dans le cadre de lois passablement loufoques. Le problème a été très bien exposé par Alfred Sauvy, fondateur de l’INED, l’Institut National d’Études Démographiques. L’histoire remonte au milieu des années 1970, il y a presque un demi-siècle. La forte natalité de l’après-guerre, le baby-boom, cédait alors la place à un certain malthusianisme : pas assez d’enfants pour assurer le renouvellement des générations. Sauvy s’en est publiquement inquiété, disant en substance que, s’il y a aujourd’hui beaucoup de berceaux vides, il y aura dans vingt, trente, quarante, cinquante ans, moins de travailleurs, et donc moins de cotisants pour payer des pensions aux retraités. Une journaliste du Monde fit un billet pour dire que ce Sauvy était un alarmiste ridicule, qu’elle cotisait, que cela lui donnait des droits, qu’elle ferait valoir en temps voulu, pourquoi donc s’inquiéter ? Sauvy, qui venait sinon de prendre sa retraite – il n’était pas du genre à laisser tomber ses recherches – du moins de liquider sa pension, lui répondit en la remerciant de cotiser à son profit, ce qui lui permettait de voyager et de vivre très correctement. Mais, ajoutait-il, ses cotisations, étant ainsi complètement dépensées au fur et à mesure, ne servaient rigoureusement à rien pour la préparation de sa retraite à elle, la jeune Claude Sarraute. Ce qui lui reviendrait un jour, ce seraient les cotisations des bébés d’aujourd’hui, devenus travailleurs. Et, bien évidemment, sauf à écraser les générations montantes sous les prélèvements obligatoires, leurs faibles effectifs se traduiraient par des pensions modestes, pour elle et ses contemporaines. En 2020, les pensions sont encore assez généreuses, grâce à une augmentation très forte des taux de cotisation vieillesse au fil des décennies, mais le taux des prélèvements obligatoires est à la limite du supportable : il est temps de regarder les réalités en face. Il faudrait prendre pour base des droits à pension, non pas les cotisations vieillesse, mais l’investissement dans la jeunesse. Puisque ce qui prépare véritablement les futures retraites des actifs actuels, c’est ce qu’ils font en faveur des nouvelles générations, la logique et l’équité voudraient que l’on attribue les droits à pension au prorata des investissements réalisés dans la jeunesse. Ces investissements prennent principalement deux formes : en nature et en argent. En nature, c’est mettre au monde des enfants, puis les éduquer et les entretenir durant une vingtaine d’années, plus ou moins selon les cas. En argent, c’est payer les impôts qui permettent la scolarisation des enfants et des jeunes, et les cotisations qui permettent le versement de prestations familiales et la prise en charge des frais de maternité et des dépenses de santé des enfants. C’est cela qui devrait donner des points de retraite. En imitant ce que font quelques pays comme la Suède et quelques régimes … Lire la suite

Jacques Bichot : Le rôle assurantiel de l’Etat en période de « cygnes noirs »

Article de Jacques Bichot, écrit le 16 avril 2020 et publié le 17 avril 2020 sur Économie-Matin La crise économique liée au coronavirus va, d’ici quelques mois, passer au premier plan par rapport à la crise sanitaire. Un nombre impressionnant d’entreprises de toutes tailles se retrouvent déjà avec d’énormes difficultés. Pour ne prendre qu’un exemple, celui des entreprises liées au transport, la SNCF et les entreprises de transport urbain, à commencer par la RATP, ne fonctionnent plus qu’au dixième de leur niveau habituel ; les constructeurs d’automobiles n’en vendent plus guère ; les avions sont entreposés sur certaines pistes, attendant d’avoir à nouveau des passagers ; les bateaux de croisière, particulièrement les monstres flottants faits pour embarquer des milliers de touristes, restent à quai. Que ce soit pour les salariés ou pour les actionnaires, c’est la catastrophe. Mais c’est aussi la Bérézina pour l’hôtellerie, la restauration, les centres commerciaux, le BTP, etc. Que faire pour que l’activité puisse redémarrer lorsque le COVID-19 aura été dompté ? La puissance de l’imprévisible Les sinistres « ordinaires » sont pris en charge par des organismes d’assurance. Ceux-ci disposent d’actuaires, spécialistes du calcul des probabilités, qui étudient la fréquence et la gravité des sinistres : cela permet aux assureurs de promettre une indemnisation convenable, en cas de sinistre, à ceux qui paient les primes. Mais le métier d’assureur a des limites : il ne peut se pratiquer correctement que si les sinistres surviennent avec une sage régularité. Pour les accidents de la circulation, en période normale leur nombre, leur répartition par niveaux de gravité, peuvent être prévus à l’avance, si bien que les assureurs peuvent calculer les primes à demander à leurs clients : suffisantes pour indemniser comme prévu et dégager une marge, sans être excessives, ce qui se traduirait par une fuite de la clientèle vers des assureurs moins gourmands. Mais les prévisions, les beaux calculs probabilistes, peuvent se trouver totalement démentis. C’est le moment de lire ou de relire l’ouvrage qui a donné un nom à ces évènements qui sortent de l’ordinaire : cygnes noirs. Nassim Nicholas Taleb a publié en 2007 The Black Swan. The impact of the Highly improbable. La traduction française a suivi en 2011, aux Belles Lettres. Le sous-titre est important lui aussi : La puissance de l’imprévisible. Nous sommes précisément, depuis quelques mois, confrontés à un puissant imprévisible. Nous avions vu défiler depuis des lustres beaucoup de cygnes blancs, des événements susceptibles d’être traités statistiquement au moyen de la fameuse courbe de Gauss ; puis est arrivé celui que personne n’attendait, celui qui vient « tous les 36 du mois », comme on dit familièrement, et pour lequel on n’avait donc pas mis de couvert pour le repas auquel, sans prévenir, il s’est invité. Mon histoire de convive imprévu n’est pas complète : il faut ajouter que ce pique-assiette n’est pas n’importe qui. Le cygne noir de Taleb n’est pas simplement imprévu : il est extraordinairement important. L’invité surprise n’est pas un ancien condisciple perdu de vue depuis trente ans : c’est la reine d’Angleterre ! Ou disons plutôt, vu l’origine de l’épidémie, que c’est Xi Jinping, l’homme le plus puissant de notre planète … Mais je sous-estime encore ce cygne noir : la puissance du coronavirus dépasse même celle du potentat chinois. Comment assurer l’inassurable ? Nous sommes dans une de ces situations exceptionnelles, où les manières usuelles de penser et d’agir sont inefficientes. L’assurance classique est impuissante contre la morsure du cygne noir. La catastrophe internationale ne peut être traitée que par le recours au contrat de solidarité implicite qui nous lie en tant qu’êtres humains. Cela signifie premièrement un traitement à l’échelle de chaque nation, et deuxièmement un traitement international. En ce qui concerne notre pays, les pouvoirs publics ont un devoir bien plus difficile à remplir que la simple mise en place du confinement : il s’agit en quelque sorte de remplacer les assurances, parce que le sinistre qui s’est produit est d’une ampleur qui les dépasse. C’est à l’Etat de répartir entre les citoyens la perte infligée par l’épidémie. L’expression « citoyens » n’est d’ailleurs pas vraiment adéquate, car il convient de réaliser une péréquation des pertes non seulement entre les ménages, mais aussi entre tous les corps intermédiaires, à commencer par les entreprises. Si l’on veut utiliser le mot « solidarité » pour ce partage a posteriori des conséquences économiques désagréables de l’épidémie, faisons-le, mais en ayant bien conscience du fait qu’il s’agit plutôt d’une assurance implicite liée à notre commune citoyenneté. Le pacte national qui nous lie les uns aux autres et à la France inclut en quelque sorte une disposition analogue à celle qui existe pour chaque famille, et qui est la base du mariage : « unis pour le meilleur et pour le pire ». Le pire étant arrivé, comment organiser la mise en commun qu’implique le mot « fraternité », l’un des trois mots fondateurs de notre pacte national ? Il va falloir évaluer les dommages subis, et déterminer les prélèvements à effectuer sur les moins touchés au profit des plus atteints. Concrètement, trois instruments peuvent jouer un rôle essentiel : la fiscalité, les dédommagements, et les prélèvements, dont l’érosion monétaire sera probablement le principal. Crédit et inflation La fiscalité permet théoriquement de prélever sur les ménages qui auront été relativement épargnés par la crise au profit de ceux qui ont été touchés de plein fouet. Mais ne nous faisons pas d’illusion : le produit des impôts sera en baisse, insuffisant pour couvrir les dépenses habituelles de l’Etat, il ne faut donc pas trop compter sur la fiscalité, même si un relèvement temporaire de la pression fiscale sur les hauts revenus doit évidemment faire partie du plan d’ensemble. La technique la plus efficiente, dont la mise en œuvre a déjà commencé, est le recours massif de l’Etat à l’endettement, recours suivi d’une hausse du niveau général des prix. C’est la manière la moins mauvaise de procéder pour étaler dans le temps le prélèvement qui sera inévitablement pratiqué sur les ménages (à l’exception des pauvres). Autrement dit, le recours à l’endettement public va permettre de ne pas immédiatement faire sentir aux ménages l’ampleur de leur appauvrissement, conséquence inéluctable de ce … Lire la suite