“La leçon des Gilets-Jaunes : un besoin de subsidiarité”, par Jacques Bichot

Article de Jacques Bichot, publié le 30 novembre 2018 sur le site Aleteia La sphère publique pourrait faire mieux pour moins cher : c’est ce qui explique le « ras-le-bol » des Gilets-Jaunes. Le recours à une meilleure application du principe de subsidiarité permettrait une plus grande efficacité de nos services publics. Pourquoi des centaines de milliers de Français participent-ils aux blocages ou ralentissements de la circulation en riposte à une annonce de hausse des taxes sur les carburants, alors qu’il s’agit d’une simple goutte d’eau (ou de pétrole ?) dans l’océan de taxes et impôts auxquels sont soumis en France les citoyens et les entreprises ? Beaucoup d’explications ont été avancées. La plus simple me paraît être à la fois convaincante et insuffisante. Convaincante : quand un vase est rempli à ras bord, une simple goutte de plus suffit à le faire déborder. Mais cette réponse n’est pas suffisante ; elle débouche sur une autre question, plus importante : pourquoi le vase est-il plein ? Est-ce qu’il est trop petit, ce qui voudrait dire que les Français ne sont pas assez conscients de la nécessité des impôts (pour avoir de bons services publics, pour lutter contre la pollution et l’augmentation de la teneur de l’air en gaz carbonique, etc.) ? Ou bien est-ce que nos dirigeants veulent y verser trop d’eau, c’est-à-dire nous prélever trop, pour des raisons qui ne sont pas de bonnes raisons ? Sans vouloir nier une certaine insuffisance de l’esprit civique et de la compréhension des problèmes qui exigent l’intervention des pouvoirs publics, la balance me paraît pencher du second côté, pour deux raisons principales : primo, la fiscalité est trop lourde par rapport à ce qu’elle réussit à financer ; et secundo les présidents, ministres et hauts fonctionnaires veulent trop en faire, comme le prévoyait déjà au XIXe siècle Alexis de Tocqueville, qui sentait arriver des gouvernements croyant que c’est à eux de faire le bonheur de la population — un bonheur, naturellement, défini par leurs soins. Les vertus de la subsidiarité La doctrine sociale de l’Église insiste sur les vertus de la subsidiarité, que l’encyclique Quadragesimo anno définissait de la manière suivante : « De même qu’on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur propre initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler de manière très dommageable l’ordre social, que de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes. » L’Église n’est certes pas un organisme de recherche sur la gestion efficace des services publics, mais elle n’est nullement indifférente à cette question. Le mot « efficacité » figure dans l’index analytique du Compendium de la doctrine sociale, et 15 articles du compendium y sont référencés. Par exemple, l’un d’eux s’intitule « Organisation du travail et efficacité », un autre « Marché et résultats efficaces », un troisième « Économie et services publics efficaces ». Dans ce dernier, qui porte le numéro 352, on peut lire notamment cette citation de l’encyclique Centesimus annus : « L’activité économique suppose que soient assurées les garanties des libertés individuelles et de la propriété, sans compter une monnaie stable et des services publics efficaces. » L’article 332 associe « l’efficacité économique » et « la promotion d’un développement solidaire de l’humanité ». Sans que cela soit dit expressément, la référence qui y est faite aux « structures de péché qui engendrent et maintiennent la pauvreté, le sous-développement et la dégradation » semble bien indiquer que la mise en place, le maintien et la croissance de systèmes inefficaces peut contribuer à l’instauration et à la prolifération de ces structures de péché auxquelles Jean Paul II attribuait une grande importance. Et si l’inefficacité d’une entreprise est grave, notamment parce qu’elle peut déboucher sur sa mise en liquidation et sur le chômage des personnes qu’elle employait, l’inefficacité d’une administration ne l’est pas moins. Par exemple, si l’enseignement public comporte un bon nombre d’établissements où les élèves ne sont pas correctement formés, c’est à la fois l’avenir de ces jeunes et celui de notre société qui est mis en péril.© VIRGINIE LEFOUR I BELGA MAG I BelgaManifestation des gilets jaunes. À la médiocrité du service rendu peut hélas s’ajouter la dépense excessive effectuée, aux frais du contribuable-cotisant (pensons non seulement aux impôts, mais aussi aux cotisations sociales), pour des résultats qualitativement acceptables, mais obtenus à des prix exorbitants. L’Institut Santé, association regroupant des chercheurs, des soignants libéraux, des personnes employées par nos hôpitaux ou par les organismes administratifs qui s’occupent de la santé, à commencer par l’assurance maladie, vient justement de dresser, pour cet important secteur, une étude débouchant sur des propositions concrètes : mises en application, celles-ci devraient déboucher au bout de trois ans sur dix milliards d’économies par an en même temps que sur une amélioration du service rendu. C’est un exemple parmi d’autres. Mes propres travaux en matière de retraites par répartition, dont le Haut-Commissariat à la réforme des retraites a repris bien des idées, montrent que l’on pourrait, en simplifiant le système, améliorer le service rendu et en même temps économiser 2 à 3 milliards d’euros de frais de gestion chaque année. La sphère publique pourrait donc faire mieux pour moins cher : c’est ce qui explique le « ras-le-bol » des porteurs de gilets jaunes. Comment faire mieux et plus pour moins cher ? Ponctionner chaque année quelques centaines de millions d’euros supplémentaires, voire deux ou trois milliards, sur les utilisateurs de véhicules à moteur thermique, va dispenser l’administration actuelle de s’attaquer à un certain nombre de chantiers, ou lui permettre de laisser traîner en longueur les véritables réformes. Celle des retraites aurait pu être votée d’ici quelques mois si le travail préparatoire s’effectuait à un rythme soutenu, et chaque mois passé à discutailler représente environ 200 millions d’euros gaspillés. Comment parvenir à une plus grande efficacité de nos services publics ? Chacun d’entre nous a certainement vécu des expériences qui donnent des indications en la matière. Personnellement, je citerai simplement un petit incident récent : des gamins mal élevés ont … Lire la suite

La science économique à la lumière de sa spécificité

Article Dominique Michaut La science économique réduite à l’étude de ce qui est spécifique aux échanges marchands et aux transferts de termes de ces échanges paraît à première vue trop strictement délimitée. Elle ne l’est pourtant pas pour paver de certitudes la pratique qu’elle étudie. Au titre de ce qui n’est pas spécifique à la pratique des échanges et des transferts économiques, on peut par exemple considérer que l’homme étant égoïste par construction, cette fatalité domine toutes les activités humaines. On peut également exhiber un riche tableau clinique pour montrer que l’homme est aussi par construction un animal social, appartenant à des groupes avec ce que cela comporte souvent de rapports de force. Toutefois, établir la théorie économique sur des généralités de ce genre expose à ne pas cerner d’assez près le réel et le réalisable propres à la pratique étudiée. L’économie politique centrée sur sa spécificité montre tout au contraire qu’elle procure des élucidations essentielles, dont les formations normales des rémunérations du travail et des placements ainsi que celles des autres prix salaires compris, et dont la dynamique elle aussi normale des répartitions de revenus. Sur ces questions notamment, la théorie économique rate son parcours lorsqu’elle prend pour point de départ, comme le dit et l’approuve Dani Rodrik dans son livre Peut-on faire confiance aux économistes ? Réussites et échecs de la science économique (De Boeck, 2015), la « bête de somme des modèles » économiques – celui de l’offre et de la demande « connu de quiconque a suivi un cours d’introduction à l’économie », base qui d’après cet auteur sur ce point de même avis que tant et tant d’autres aujourd’hui dans sa profession conduit de fil en aiguille… « à faire la lumière sur certains phénomènes sociaux, allant des pratiques de lutteurs de sumo à la triche [dans les écoles], à l’aide d’une analyse empirique minutieuse et d’un raisonnement fondé sur les incitations », vive le comportementalisme subjectiviste tenant lieu de science économique… Depuis Jean-Baptiste Say, on répète beaucoup que l’économie a pour objet la production, la répartition et la consommation de richesses, à savoir de biens corporels et incorporels ayant une valeur d’échange marchand. Incontestablement l’homme ne fait rien, pas même respirer, sans produire et consommer. Une autre constatation est que la distinction entre l’économique et le non économique tend à être respectée au quotidien : l’économie circonscrite par une définition recevable en logique des ensembles finis va au-devant de ce sage tropisme. Or dans une telle économie, il n’y a en vérité que deux productions et pas une seule consommation. Les deux productions sont d’une part celles de ventes et de marges par la voie d’échanges marchands, d’autre part celles de transferts de termes de ces échanges. Là on est dans ce qui fait le propre de la science économique et ce propre a pour conséquence qu’en dépit de ce qu’on en répète ad nauseam consommer n’est pas en soi un acte économique. Suite : la monnaie, les niveaux de réalité économique

Jean-Yves Naudet – Benoît XVI ou l’économie éthique

Télécharger la version pdf de l’article paru dans Le Figaro du 10 juillet 2009 Voilà des mois qu’on attendait une encyclique sociale de Benoît XVI (Caritas in veritate), la première du magistère romain depuis Jean-Paul II (Centesimus annus 1991). Les spéculations allaient bon train et certains experts annonçaient que le Pape allait affirmer que Marx avait vu juste et publier un manifeste contre le capitalisme. Il n’en n’a rien été et le texte rendu public mardi 7 juillet, s’il est très sévère pour certains comportements humains, surtout dans la crise actuelle, n’en reste pas moins dans le ligne de Jean-Paul II et de ses prédécesseurs dans sa défense des institutions de l’économie de marché. Benoît XVI rappelle qu’il n’y a pas deux doctrines sociales « l’une préconciliaire et l’autre postconciliaire ».

Entreprises inspirées : sources chrétiennes et orientales

Article Laurent Barthélémy On parle beaucoup d’entreprise libérée (oui, mais de qui ou de quoi et pour quoi?), d’entreprise éclairée (oui, mais comment et par quelle lumière ?), etc. Alors pourquoi pas l’entreprise inspirée ? (oui, mais par qui ou par quoi et pour quoi ?) Outre quelques ouvrages sur lesquels on reviendra à la fin de cet article, un colloque à la Maison des sciences de la gestion se tenait jeudi 22 mars sur le thème temps et place de la spiritualité en gestion  à la Maison des sciences de la gestion (voir le programme ici). Y compris “Oser la spiritualité en tant que dirigeant”. Un de nos confrères AEC y participait. Les auteurs spirituels chrétiens, en particulier les fondateurs d’ordres religieux, ont toujours inspiré des décideurs, ou des conseillers de décideurs, notamment dans le monde économique mais aussi politique. Ils ont souvent été eux-mêmes, spécialement les moines, des décideurs économiques, et savaient – savent encore- de quoi ils parl(ai)ent. Nous porterons notre attention principalement sur saint Benoît et sa Règle, sans pour autant nous priver d’un coup d’œil du côté de l’auteur des Exercices spirituels, saint Ignace de Loyola, ainsi que de saint Bernard de Clairvaux (dans le De Consideratione, conseils énergiques adressés à son ancien disciple devenu pape, Eugène III, confronté aux dangers des affaires du monde). Un tour d’horizon préalable nous montrera aisément que l’on peut trouver bien d’autres sources chrétiennes y compris récentes, transposables peu ou prou à l’administration et à la gestion de l’entreprise (pardon : à la gouvernance et au management) ; et plus globalement à la manière d’être dans le milieu professionnel. Un survol des apports de certaines spiritualités orientales est proposé en final. La source : l’Evangile La référence commune des auteurs chrétiens, le moyeu de tous ces rayons, est évidemment l’Evangile. Les exemples et les paraboles d’origine économique y sont d’ailleurs largement majoritaires. Par ailleurs si on parle d’économie du salut (le «jeu» de la grâce divine et de l’action humaine, à l’échelle individuelle et à l’échelle cosmique), de Rédemption (rachat), de «remise de dettes» (le Notre Père : dimitte nobis debita nostra, sicut …) ce n’est certainement pas un hasard ou une facilité de langage. La maison fait crédit, mais pas indéfiniment (Mat 10,28). Aristote éclairé par l’Evangile a permis à saint Thomas d’Aquin et aux scolastiques d’élaborer une doctrine économique (sens du travail, rôle de l’économie dans la société, juste prix, juste salaire, justice sociale commutative et distributive, association du capital et du travail, devoirs de l’employeur à l’égard de l’employé[1] etc.) parfaitement cohérente et pertinente encore aujourd’hui, dans ses principes. Les Franciscains et les Dominicains, bientôt relayés par les Jésuites, ont puissamment contribué à cadrer l’activité financière et bancaire du Moyen Age et de la Renaissance. Et pour cause : les Franciscains devaient concilier une vie pauvre avec la détention obligée de quelques biens terrestres. Cela leur valut des démêlés avec la Papauté. D’où l’approfondissement de la différence entre nue-propriété et usufruit, qui est en prise directe avec la notion de propriété privée dans la doctrine sociale de l’Eglise catholique : la propriété privée est légitime dès lors qu’elle est conçue et vécue comme une gérance de biens à destination universelle, et non comme accumulation solipsiste. L’intitulé même de la parabole sur «le pauvre Lazare et le mauvais riche» (saint Luc 16,19-31) montre clairement qu’il existe aux yeux du Christ et de son Eglise de bons riches : sinon on nous aurait parlé de Lazare et du riche, tout simplement. La différence entre pauvres matériels et pauvres en esprit, bons et mauvais riches, réside dans l’attitude par rapport aux biens matériels : en être détachés ou pas, les considérer comme un dû ou pas, se considérer comme gérant ou propriétaire. Différence qu’on retrouve dans Péguy quand il distingue misère et pauvreté. A côté des auteurs spirituels, que nous allons étudier de plus près dans un instant, toute une littérature a proliféré autour de la transposition des Evangiles ou de la personne de Jésus-Christ à l’entreprise et à sa direction. Le meilleur y côtoie le pire. Le pire est la réduction abstraite ou au contraire purement émotionnelle, d’une doctrine qui concerne l’homme et sa destinée terrestre et éternelle, fournissant une explication du monde on ne peut plus globale (certains diraient holistique), à des méthodes de management orientées vers la pure efficacité opérationnelle et matérialiste. L’un n’exclut pas l’autre, mais cela revient à replier un espace à trois dimensions (au moins !) sur une simple droite, avec l’appauvrissement voire la distorsion que cela suppose. Le meilleur est la transmission d’expériences vécues par des dirigeants chrétiens, moines ou laïcs, qui ont aligné leur pratique quotidienne et leur vision de l’entreprise sur l’anthropologie et la morale catholique. Certains auteurs n’hésitent pas à voir en Notre Seigneur Jésus-Christ une sorte de super-CEO ou d’hyper-Leader : Jesus CEO, Using Ancient Wisdom for Visionary Leadership, Laurie Beth Jones, Hyperion Books, 1995 Jesus Entrepreneur, Laurie Beth Jones, 2002 Jesus Manager, Helmut Schuler, August Dreesbach Verlag,2017 Comment Jésus a coaché douze personnes ordinaires pour en faire douze leaders extraordinaires, Jean-Philippe Auger, Salvator, 2016 C’est extraordinairement réducteur, mais cependant pas dénué d’intérêt dans la mesure où l’on ne perd pas de vue que les véritables enjeux sont ailleurs. Ce qui est critiquable, ce n’est pas de faire dériver de l’Evangile (et de la Tradition qui transmet ce dépôt de l’Evangile sans l’altérer ni le diminuer mais en l’expliquant) des principes de management ou de leadership, c’est de réduire Jésus-Christ à un manager, avec tous les contresens possibles que favorise une interprétation directe des textes. Les Pères de l’Eglise eux-mêmes se contredisent parfois mutuellement sur tel ou tel passage obscur à la seule raison (la parabole de l’intendant malhonnête (saint Luc 16,1-18), qui en a fait trébucher plus d’un, en est le parfait exemple). Uncoup d’œil sur la littérature «inspirée» d’origine catholique (appliquée au management) L’encadré ci-dessous propose un survol des principaux contributeurs dans ce domaine, sans prétention à l’exhaustivité. Dans cette bibliographie, la doctrine sociale de l’Eglise catholique (DSE) tient évidemment une place centrale. Elle remonte au moins … Lire la suite

Le dogme managérial du digital

Article de Jacques Bichot, publié le 9 mars 2018 sur Économie-Matin Le plus souvent, dans mes articles « grand public », je présente une analyse personnelle de tel ou tel phénomène ou problème économique. Je vais aujourd’hui – une fois n’est pas coutume – porter à votre connaissance une analyse que je viens de découvrir dans un mensuel que tout le monde n’a pas l’occasion de lire, Liaisons sociales magazine (n° 180, mars 2018).  Il s’agit d’une interview de Sandra Enlart, directrice générale d’Entreprise et Personnel. Cet organisme se définit lui-même comme « un réseau associatif d’entreprises consacré à la gestion des ressources humaines et au management des hommes et des organisations ». Il n’hésite pas à remettre en question certains engouements, mythes ou dogmes qui fleurissent à notre époque où la crédulité est grande en dépit de l’importance de nos connaissances. L’article intitulé « Le digital a été instrumentalisé par les entreprises » remet les pendules à l’heure : le numérique n’est pas LA solution, mais une technique qui donne de bons ou de mauvais résultats selon la façon dont on l’utilise. L’informatique permet d’exploiter les données, mais aussi les hommes Le chapeau qui présente l’interview pose la question : « Le dogme managérial du digital serait-il une imposture ? ». Sandra Enlart y répond clairement : « Il n’y a pas de transformation réelle des entreprises avec le digital, mais plutôt une instrumentalisation du discours répondant à leurs besoins : renforcer l’engagement des salariés et gagner en productivité ». Autrement dit, l’informatique est utilisée pour faire « suer le burnous », comme on disait vulgairement à l’époque coloniale, sans que le personnel se rende véritablement compte qu’il est exploité, puisque les efforts qui lui sont demandés le sont au nom d’une sorte de divinité à laquelle, selon la mentalité ambiante, on ne saurait rien refuser. Concrètement, à l’interviewer qui fait référence aux poncifs habituels en la matière, réseaux et travail collaboratif, Sandra Enlart répond : « Le propos reste superficiel. Contrairement à ce que l’on a pu dire, la plupart des entreprises restent organisées en silos, dans une logique taylorienne. Les structures de pouvoir n’ont pas changé, l’importance des process n’a absolument pas reculé avec la digitalisation, au contraire même. Nous allons vers de plus en plus de contrôle et de reporting sophistiqués qui permettent de tracer l’activité des salariés, alors qu’on nous raconte un monde digital dans lequel l’initiative serait récompensée et le nomadisme synonyme de liberté. » Autrement dit, l’informatique est souvent utilisée comme une poudre de perlimpinpin censée guérir des maladies contre lesquelles elle est inefficace. On quitte le domaine du rationnel pour entrer dans un monde réputé féérique, mais en réalité souvent inhumain, oppressif. Le numérique peut être abrutissant L’abêtissement provoqué par un certain usage du numérique n’a donc rien à envier à celui qui s’est produit, pour de nombreux emplois, avec le travail à la chaîne il y a un demi-siècle. Sandra Enlart explique que c’est le cas même pour les managers, qui « se transforment souvent en suiveurs de l’information numérique qui s’accélère et n’ont plus le temps de prendre du recul sur leur activité. Ils perdent de leur capacité à hiérarchiser leurs tâches et à réaliser un travail de fond. (…) Leur capacité de discernement est mise à mal. » L’aspect magique est notamment présent, explique la directrice d’Entreprise et Personnel, dans l’utilisation des algorithmes pour les procédures d’embauche et de gestion du personnel. Les programmes de tri utilisés par les cabinets de recrutement et autres organismes susceptibles d’aider à mettre la bonne personne à la bonne place sont basés sur des données et des critères dont le DRH n’est généralement pas informé. Censés apporter un concours réputé scientifique à la direction du personnel pour recruter ou faire évoluer les salariés dans leur entreprise, les algorithmes et les bases de données utilisés jouent le rôle de divinités mystérieuses en lesquelles on a la foi du charbonnier. Le décideur est sans doute soulagé de se dire que ses choix s’appuient sur des lumières en quelque sorte surnaturelles, mais il ne s’agit que de confort psychologique, pas d’efficacité. Sandra Enlart n’utilise pas l’expression « confiance aveugle », mais elle n’en est pas loin quand elle dit : « Je constate que les DRH ont une croyance très forte dans les algorithmes et n’en contestent pas les résultats. » Soyons cartésiens vis-à-vis du digital Croyance est le mot décisif. C’est celui que l’on utilise pour les phénomènes religieux et pour les opinions particulièrement fortes portées par un phénomène d’entraînement collectif. Certes, on peut avoir une croyance et rester rationnel, mais ce n’est pas facile. L’esprit cartésien se caractérise par un souci de vérification ; le doute n’est levé, et encore pas forcément en totalité, que par une investigation méticuleuse. A ce propos, il est un récit très instructif dans les évangiles, celui du doute des apôtres à propos de la résurrection de Jésus. La version la plus impressionnante se trouve à la fin de l’évangile de Jean, lorsque Thomas, absent lors d’une apparition du Ressuscité, refuse de croire les autres disciples sans avoir la preuve que ce qu’ils disent est vrai : « Si je ne vois à ses mains la marque des clous et si je ne mets la main dans son côté, je ne croirai pas. » Thomas est souvent décrié pour son manque de foi, mais, personnellement, j’ai pour lui une grande sympathie : voilà un homme qui ne se contente pas de hurler avec les loups ou de bêler avec les moutons ; il a son propre jugement, ses propres exigences en quelque sorte cartésiennes, et avant de prendre une décision importante il tient à vérifier l’information qui lui est donnée. L’informatique est le traitement électronique d’informations codées sous forme numérique. Qu’elle traite des milliards de données n’a aucun intérêt si ces données ne sont pas pertinentes et vérifiées, ou si les algorithmes utilisés ne conviennent pas au problème traité. L’interview de Sandra Enlart introduit le doute cartésien vis-à-vis de cette sorte de croyance magique qui s’est constituée autour des vertus du digital : bravo ! Powered By EmbedPress

Bossuet: Sermons de Carême et RSE

Article Laurent Barthélémy Bossuet est quelquefois cité, à temps et à contre-temps, pour commenter (mélancoliquement) les temps actuels. Il peut paraître étrange, et en tous cas anachronique, de le convoquer ici à propos de la RSE (responsabilité sociétale des entreprises); cela semble assez loin des préoccupations eschatologiques du Carême et la notion d’entreprise n’était pas d’actualité à la Cour de Louis XIV. Encore moins celle de RSE: on se contentait du rôle naturellement joué par les corporations de métiers, corps intermédiaires d’une société ordonnée au bien commun. Cependant… La phrase de Bossuet qui revient le plus souvent dans les conversations mondaines (Linkedin, éditoriaux de revues à grand tirage, blogs divers) est celle-ci, extraite de son “Histoire des variations des églises protestantes” (Livre IV): « Mais Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je? Quand on l’approuve et qu’on y souscrit. » Elle est souvent reformulée et résumée comme ceci: “Dieu se rit de ceux qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes”. Il faut bien dire qu’elle trouve trop souvent à s’appliquer, en France ou ailleurs. Moyennant quoi la citation proposée dans ce billet provient des Sermons de Carême dits “Le Carême du Louvre”, prononcés en 1662 devant le Roi (dont la liaison avec Mlle de La Vallière était cause de scandale public) par celui qui n’était pas encore l’Aigle de Meaux ni le complice du Roi en gallicanisme (hélas), dans l’affaire des Quatre Articles. L’exercice, tout soutenu que fût Bossuet par la Reine mère Anne d’Autriche, demandait un certain doigté car il s’agissait pour monsieur l’abbé Jacques-Bénigne Bossuet, Nathan moderne, de dire en face à David (celui d’Uri le Hittite et de Bethsabée) qu’il était pécheur public.Ceci en présence de la Vallière et de quelques grands courtisans pas tous bienveillants. Le Roi ne souhaita d’ailleurs pas renouveler l’exercice l’année suivante…A noter cependant qu’à l’époque le chef de l’Etat (et inventeur de la formule), avait l’humilité de se laisser sermonner, fût-ce en termes voilés, devant témoins par un ministre de Dieu, dont il était conscient de tenir son pouvoir (Ro 13,1). Le sermon dit “Sur l’ambition”, dimanche 19 mars 1662, précède celui “Sur la mort”, sans doute plus connu, du mercredi 22 mars de la même année. Bossuet y écrit et dit ceci:  “Un fleuve, pour faire du bien, n’a que faire de passer ses bords ni d’inonder la campagne; en coulant paisiblement dans son lit,il ne laisse point d’arroser la terre et de présenter ses eaux aux peuples pour la commodité publique.” (page 141 de l’édition Gallimard Folio classique). Cette formule, transposée à l’entreprise et à son rôle dans la société, ne tient-elle pas le juste milieu entre les excès: – d’un Friedman, héraut de l’école ultra-libérale, qui proclama tout bonnement (avant de s’amender sur le tard) que “la responsabilité sociale de l’entreprise est de maximiser le profit de ses actionnaires à condition de respecter les lois en vigueur ” (reformulation simplifiée par nous du fameux article publié dans le New York Times Magazine du 13 septembre 1970; qui lui-même reprend une thèse de Capitalisme et Liberté, élaborée dès 1962) – des excès inverses d’une RSE (responsabilité sociétale des entreprises version idéologie du Développement Durable) mal comprise (précisément ce que Friedman cherchait à corriger par son article au vitriol); qui voudraient  faire endosser à l’entreprise tout le poids du bien commun et la transformer en association philanthropique, oubliant que c’est le Gouvernement (au sens premier) de la société qui est garant du bien commun, l’entreprise n’était qu’un corps social parmi d’autres? Sur ce, bon Carême (et bonne lecture si cela vous donne envie de (re)lire Bossuet, ce qui, jusqu’à preuve du contraire, n’a jamais fait de mal à personne).

L’État peut-il respecter le principe du bien commun ?

Dans un article précédent, je me suis demandé si l’État peut respecter le principe de base de la DSÉ, le principe personnaliste. Ma réponse était franchement négative : les États sont dirigés par les “chefs des nations qui commandent en maîtres”, par les “grands qui “font sentir leur pouvoir”, pour reprendre les paroles du Christ. De ce fait, les États ne peuvent pas respecter les droits naturels des personnes humaines, notamment la liberté et la propriété de celles-ci. Le présent article vise à évaluer la capacité de l’État, quel qu’il soit, à respecter le principe du bien commun. En première lecture, le Compendium peut laisser penser que l’État, non seulement est en mesure de respecter le bien commun, mais encore qu’il est indispensable pour parvenir à atteindre ledit bien. Voici, notamment, le texte intégral des paragraphes 168 et 169. 168 La responsabilité de poursuivre le bien commun revient non seulement aux individus, mais aussi à l’État, car le bien commun est la raison d’être de l’autorité politique. À la société civile dont il est l’expression, l’État doit, en effet, garantir la cohésion, l’unité et l’organisation 356 de sorte que le bien commun puisse être poursuivi avec la contribution de tous les citoyens. L’individu, la famille, les corps intermédiaires ne sont pas en mesure de parvenir par eux-mêmes à leur développement plénier; d’où la nécessité d’institutions politiques dont la finalité est de rendre accessibles aux personnes les biens nécessaires — matériels, culturels, moraux, spirituels — pour conduire une vie vraiment humaine. Le but de la vie sociale est le bien commun historiquement réalisable.357 169 Pour garantir le bien commun, le gouvernement de chaque pays a pour tâche spécifique d’harmoniser avec justice les divers intérêts sectoriels.358 La juste conciliation des biens particuliers de groupes et d’individus est une des fonctions les plus délicates du pouvoir public. En outre, il ne faut pas oublier que dans l’État démocratique, où les décisions sont prises d’ordinaire à la majorité des représentants de la volonté populaire, ceux à qui revient la responsabilité du gouvernement sont tenus d’interpréter le bien commun de leur pays, non seulement selon les orientations de la majorité, mais dans la perspective du bien effectif de tous les membres de la communauté civile, y compris de ceux qui sont en position de minorité. De nombreux autres passages du Compendium justifient l’intervention de l’État dans la vie économique et sociale et semblent alors accréditer l’idée qu’il puisse respecter le principe du bien commun. Ainsi, peut-on lire, au paragraphe 351 (consacré à l’action de l’État) : « L’État a le devoir de soutenir l’activité des entreprises en créant les conditions qui permettent d’offrir des emplois, en la stimulant dans les cas où elle reste insuffisante ou en la soutenant dans les périodes de crise. L’État a aussi le droit d’intervenir lorsque des situations particulières de monopole pourraient freiner ou empêcher le développement. Mais, à part ces rôles d’harmonisation et d’orientation du développement, il peut remplir des fonctions de suppléance dans des situations exceptionnelles ».734 Une lecture plus approfondie (et faisant appel à la logique) du Compendium, notamment des textes relatifs à ses principes et valeurs, nous amène à un point de vue bien différent. C’est, par exemple, le cas de la première phrase de l’article 135 : “L’homme ne peut tendre au bien que dans la liberté que Dieu lui a donnée comme signe sublime de son image: 251” Comme nous l’avons vu dans mon article précédent (“L’État peut-il respecter le principe personnaliste ?“), l’État piétine la liberté des citoyens. Dans ces conditions, l’homme ne peut tendre au bien, au bien commun. 355Cf. Catéchisme de l’Église Catholique, 1910. 356Cf. Concile Œcuménique Vatican II, Const. past. Gaudium et spes, 74: AAS 58 (1966) 1095-1097; Jean-Paul II, Encycl. Redemptor hominis, 17: AAS 71 (1979) 295-300. 357Cf. Léon XIII, Encycl. Rerum novarum: Acta Leonis XIII, 11 (1892) 133-135; Pie XII, Radio-message pour le 50ème anniversaire de l’encyclique « Rerum novarum »: AAS 33 (1941) 200. 358Cf. Catéchisme de l’Église Catholique, 1908.