L’arnaque cryptomonétaire, par Jacques Bichot

Article de Jacques Bichot, économiste, professeur émérite à l’université Lyon 3 Publié le 15 février 2018 sur Économie-Matin. Dans Les Échos du 18 février, Gaspard Koenig a écrit un article intitulé : « Le Bitcoin, c’est mieux que l’euro ». La Rédaction a fait précéder l’article d’une phrase destinée à en faire connaître rapidement la teneur : « Par certains aspects, le Bitcoin est bien plus rassurant et tangible que nos économies en euros ». Tangible, l’adjectif est amusant pour une cryptomonnaie qui, par construction, est purement virtuelle ; son usage montre à quel point de confusion intellectuelle on peut en arriver dans notre société où la rationalité se fait de plus en plus rare et la crédulité de plus en plus fréquente. Tangible, l’adjectif est amusant pour une cryptomonnaie qui, par construction, est purement virtuelle ; son usage montre à quel point de confusion intellectuelle on peut en arriver dans notre société où la rationalité se fait de plus en plus rare et la crédulité de plus en plus fréquente. Monnaie de crédit et « fiat monnaie » L’euro est une monnaie de crédit. Cela signifie que toute créance à vue sur une banque libellée en euro provient de l’attribution d’un prêt ou de l’achat d’un titre, par exemple une obligation. Une banque ne prête jamais de l’argent préexistant, elle créée chacun des euros ou dollars qu’elle met à la disposition d’un agent à besoin de financement, par exemple une entreprise, un ménage acquéreur d’un logement, ou un Etat. Quand le prêt est remboursé, de la monnaie disparaît. Certes, la monnaie peut circuler par virement d’un compte créditeur à un autre, mais il n’est pas rare qu’elle s’évanouisse dans un paiement : c’est ce qui arrive lorsque M. Dupont rembourse son emprunt immobilier par le débit de son compte à vue sur les livres (en fait, dans les ordinateurs) de la banque prêteuse. La monnaie de crédit est ainsi constituée de créances sur des banques qui obéissent aux règles applicables à l’ensemble des créances libellées en unité monétaire. Le langage usuel prête à confusion : on dit généralement que l’euro est une monnaie, mais pour être parfaitement exact il faudrait dire que c’est une « unité monétaire ». Et qu’est-ce donc qu’une unité monétaire ? Un nom, un signe de reconnaissance, une étiquette qui facilite les opérations. Si telle marchandise est proposée à la vente au prix de 100 €, vous pouvez peut-être l’acquérir en donnant des billets libellés en dollar ou en livre sterling, mais il faudra alors convenir d’un taux de change, tandis que si vous sortez de votre poche 2 billets de 50 € ou un instrument – carte de crédit ou téléphone portable – servant à faire créditer le compte du vendeur de 100 € par le débit du votre, l’opération est simplissime : + 100 d’un côté, – 100 de l’autre. La fiat monnaie, elle, n’est pas un ensemble de créances : elle est composée d’objets, matériels, symboliques ou immatériels, qui peuvent circuler de main en main ou d’un ordinateur à un autre. Certains Etats ont utilisé des billets, par exemple l’Etat français lors de la Révolution. Un assignat n’était pas une dette d’une banque d’Etat (le Trésor public) mais un morceau de papier imprimé, sur lequel figurait un nombre d’unités monétaires, et que chacun devait (théoriquement) accepter en paiement. Le bitcoin et les autres cryptomonnaies, pareillement, ne sont pas des dettes ; en revanche, comme les organismes émetteurs n’ont pas le pouvoir politique, personne n’est légalement tenu d’accepter en paiement un virement en bitcoins. Les cryptomonnaies sont des fiat monnaies privées qui diffèrent des assignats sur un autre point, très important : les souscripteurs semblent avoir confiance dans la promesse des émetteurs de limiter leur « mining » à un nombre donné de bitcoins (ou de ripples, etc.) alors que les Français de la fin du XVIIIe siècle n’ont pas cru longtemps à la promesse des autorités révolutionnaires de n’émettre qu’une quantité limitée d’assignats. Les fiat monnaies privées bénéficient du désarroi des populations face au comportement des grandes banques centrales, qui ont accru massivement leurs opérations, lesquelles ont été présentées par la plupart des média (et quelques économistes incompétents) comme un recours à la planche à billets. L’erreur des autorités Si des personnages tels que Gaspard Koenig peuvent surfer sur la vague des fiat monnaies privées contemporaines, en les disant « mieux que l’euro », c’est en grande partie parce que de grandes banques centrales se sont conduites depuis une grosse décennie en sauveteurs d’Etats mal gérés, dont les dirigeants auraient dû connaître les affres de la faillite. La faillite des débiteurs excessifs est une sanction essentielle au bon fonctionnement des monnaies de crédit et des systèmes financiers qui leur sont associés. Les faillis, certes, sont punis par leur mise hors-jeu, même si le déshonneur n’est plus ce qu’il était. Mais les prêteurs inconséquents le sont également, car ils assument les pertes que leurs erreurs de jugement relatives à la solvabilité des emprunteurs ont contribué à engendrer. Notre système monétaire et financier, au niveau mondial, est entièrement régulé par la surveillance de la solvabilité des emprunteurs. Normalement, les risques les plus importants doivent être assumés par les fonds propres, c’est-à-dire par des actionnaires. Or l’emprunt est trop mis à contribution, notamment par les États, qui ne s’endettent pas simplement pour réaliser des investissements, mais pour couvrir des déficits courants tout-à-fait anormaux en dehors des conflits armés majeurs. Les grandes banques centrales ont acquis des volumes incroyables d’emprunts émis par des États mal gérés. Elles ne l’ont pas fait en émettant de la monnaie – les billets de banque n’ont plus la cote – mais en s’endettant auprès des banques de second rang. Leurs dirigeants ont-ils réellement cru aux discours qu’ils ont tenu pour justifier cette politique, à savoir qu’il fallait absolument éviter une grave récession ? Je pense plutôt qu’ils ont jugé plus réaliste compte tenu des rapports de force, et plus confortable, de fournir aux politiciens la possibilité d’échapper aux règles de solvabilité sur lesquelles repose notre édifice monétaire et financier. Les émetteurs de cryptomonnaies, ces fiat monnaies privées, ont … Lire la suite

Jacques Bichot “La crise liée au covid-19 révèle une gouvernance inadéquate, mais l’ouverture des vannes du crédit peut nous sauver”

Article rédigé par Jacques Bichot et publié le 6 avril 2020 sur Economie Matin. Une nouvelle vient de tomber[1] : à Plaintel, en Bretagne, il existait une usine de fabrication de masques, qui en fabriquait des millions chaque année ; elle a été fermée en 2018 par son propriétaire, le géant américain Honeywell, qui a voulu délocaliser cette production en Tunisie. Une ancienne salariée, 30 ans de métier, témoigne : des machines en parfait état ont été vendues au poids de la ferraille. Apparemment, les pouvoirs publics n’ont pas levé le petit doigt pour maintenir sur le territoire national cette capacité de production d’importance stratégique. Cela n’est pas un fait divers : c’est un fait qui révèle la façon dont la France est gouvernée. Prenons un autre problème qui se pose actuellement avec acuité : le manque de lits dans les hôpitaux. La pénurie est telle dans certaines parties du territoire que l’on expédie des malades, par avion ou par train spécial, à des centaines de kilomètres. Comment en est-on arrivé là ? En schématisant, parce que de petits malins, au ministère de la santé comme dans les ARS (Agences régionales de santé, qui supervisent le système de santé dans les Régions), ont fait un calcul qu’ils estimaient génial : s’il y a 500 lits dans un hôpital, en en supprimant 50 on réduira la dépense de 10 % ! Pour économiser, on a donc fait la chasse aux lits. Il n’en est résulté aucune économie, parce qu’il a fallu jongler avec l’occupation des chambres, envoyer plus rapidement les convalescents dans des maisons de repos qui, du coup, se sont retrouvées en surcharge et, pour avoir les moyens de s’agrandir, ont augmenté leurs tarifs. L’idée géniale de nos petits marquis était une idiotie, mais personne ne leur a tapé sur les doigts : nous sommes dans un pays où les gestionnaires publics ne sont pas rétrogradés ou licenciés quand ils commettent une grosse erreur, mais plutôt promus (avec les avantages pécuniaires correspondants) à un poste honorifique où, espère-t-on, leur inactivité évitera quelques coûteuses bévues. S’il fallait enfoncer le clou, nous ferions la liste des logiciels foireux, du genre de Louvois pour l’armée, ou des opérations stupides, comme les modifications de vitesse limite sur certaines routes, avec remplacement de moult panneaux 90 km/h par des panneaux 80 km/h, suivi quelques mois plus tard du changement inverse. La France est sur-administrée, et ce par des personnes dont la compétence laisse souvent à désirer, et du coup elle n’est pas correctement administrée. Naturellement, les entreprises françaises vont être victimes de la faiblesse opérationnelle de notre administration pléthorique lorsqu’il s’agira de prendre des mesures pour éviter l’épidémie de faillites qui les menace, faillites dont les effets s’ajouteront aux conséquences sanitaires fâcheuses de notre vulnérabilité au coronavirus. Il faudrait surtout que les mesures prises pour limiter la diffusion du covid-19 soient aussi peu invasives que possible. Nous avons besoin de biens et de services, et donc les pouvoirs publics doivent faciliter la tâche aux producteurs. Comme tout le monde ne peut pas télétravailler, il convient de mettre le paquet sur la protection des personnes contraintes, pour travailler, à ne pas pratiquer le confinement. Plus facile à dire qu’à faire ? Certes, et je n’ai pas la compétence requise pour dire quelles entreprises doivent prioritairement faire l’objet d’une facilitation de leur activité, ni pour préciser quelle pourrait être précisément cette facilitation, et je présume que les ministres sont comme moi. Ils n’ont donc pas à dire à une entreprise de travaux publics comment faire son travail avec un minimum de risques, mais en revanche ils peuvent comme vous et moi constater que la forte diminution de la circulation crée des conditions favorables pour l’entretien et l’aménagement de nos routes et de nos rues, et inciter les entreprises de travaux publics et les édiles locaux à en profiter. Cherchons les autres opportunités créées par le confinement, par exemple en matière d’entretien et d’embellissement de nos jardins publics. Que les Pandores ne soient pas là principalement pour verbaliser, mais pour faciliter et sécuriser l’activité. L’activité est bien sûr le meilleur antidote à la faillite, mais elle n’est pas toujours possible. Quantité d’entreprises et d’administrations sont en état d’hibernation : le problème est de bien préparer le moment où la marmotte pourra enfin sortir de son terrier, c’est-à-dire où les entreprises en hibernation pourront recommencer à produire à un bon rythme. Pour cela, pas de mystère : il faut ouvrir intelligemment les vannes du crédit. Je dis bien « intelligemment », car il ne s’agit pas de sauver tous les canards boiteux. Les entreprises sont mortelles, comme nous, et il ne faut pas chercher à sauver à coups de prêts garantis par l’Etat des entreprises qui avaient déjà un pied dans la tombe. En revanche, aucune entreprise saine, ayant un marché raisonnablement porteur, ne devrait périr faute d’argent pour relancer son activité. Nous allons avoir de toutes façons un formidable gonflement de la dette publique : le tout est qu’il serve vraiment à redonner de l’air à des entreprises fondamentalement saines, mais au bord de l’asphyxie. La question est : l’administration possède-t-elle les compétences requises pour effectuer ce travail de banquier et de « business angel » ? Il est probable qu’elle aura besoin de s’adjoindre des personnes qui connaissent bien le monde des affaires, au bon sens du terme. Une mobilisation des jeunes retraités ayant ce type d’expérience aurait certainement de bons effets. Simplement, il faut commencer tout de suite : que dans chaque préfecture, ou dans chaque Conseil Général, dans chaque conseil régional, dans chaque chambre de commerce, se mettent en place des petites équipes agiles, genre écureuils, pas brontosaures, pour préparer tout de suite l’oxygénation monétaire des entreprises ayant une constitution robuste, de façon que le jour où il sera physiologiquement raisonnable de se remettre au boulot, on ne perde pas de temps. C’est une opération du type débarquement en Normandie : tout doit être préparé, mais avec un type de planification extrêmement souple, parce qu’on a beau avoir bien regardé du haut du ciel on ne sait pas exactement quelle résistance on rencontrera derrière … Lire la suite

Impôt sur le revenu : la mauvaise réforme chasse la bonne

Article de Jacques Bichot, publié le 14 avril 2018 sur Économie-Matin et L’Incorrect Au XVIe siècle, époque où la monnaie métallique était encore « la monnaie » par excellence, Thomas Gresham expliqua que la mauvaise monnaie (les pièces usées, rognées, ou composées d’un alliage trop pauvre en métal précieux) chasse la bonne (les pièces comportant exactement la quantité réglementaire d’or ou d’argent). Plus précisément, il observait que les pièces d’excellente qualité étaient thésaurisées, tandis que l’on donnait préférentiellement en paiement celles dont la valeur libératoire (la capacité à éteindre une dette exprimée en unités monétaires) découlait d’une décision politique ordonnant de recevoir en paiement toutes les monnaies pour le montant décidé par le Prince, indépendamment de leur valeur intrinsèque (leur contenu en or ou en argent). Les pouvoirs publics du XXIe siècle n’émettent plus des monnaies contenant trop peu de métal précieux, mais ils ont – hélas – une ressource encore plus nocive pour le bon peuple : faire des réformes qui ne servent pas à grand-chose, si ce n’est à rien, ou qui sont carrément nuisibles, mais qui donnent l’impression qu’ils agissent. La production de nouveaux textes abondants et de mauvaise qualité empêche ainsi de prendre les dispositions moins nombreuses mais intelligentes qui auraient été bonnes pour le pays. La France est depuis longtemps dans une situation d’inflation législative et réglementaire du fait de ces émissions de textes dont le contenu est médiocre, très en deçà de ce qui serait nécessaire pour redresser notre pays, quand il ne s’agit pas d’un poison. Comme nous allons le montrer, la réforme de l’impôt sur le revenu qui est maintenant sur des rails – le prélèvement à la source – fait hélas partie de ces mauvaises réformes qui, en saturant notre capacité de changements législatifs et réglementaires, interdit de procéder aux innovations réellement utiles. Compliquer au lieu de simplifier Le Monde du 11 avril le reconnaît : « la réforme ne semble pas aller dans le sens d’une simplification ». Premièrement, « la déclaration de revenu, à remplir chaque printemps, ne disparaît pas. » C’est toujours à partir de cette déclaration que sera calculé l’impôt dû par le contribuable au titre de l’année antérieure, mais déjà payé, en partie, en totalité, ou même davantage, selon les cas, du fait du prélèvement à la source. C’est aussi à partir de cette déclaration de revenus que sera calculé le taux d’imposition utilisé pour le prélèvement à la source de la période suivante, en étant communiqué aux employeurs, caisses de retraite et autres organismes tenus de verser au fisc une certaine proportion de ce qu’ils doivent au contribuable. La période durant laquelle s’appliquera le taux calculé sur la base de la déclaration faite au printemps N ne coïncidera plus avec une année civile : elle ira du mois de septembre N au mois d’août N+1. Au lieu d’additionner simplement les montants de deux acomptes, comme dans le système actuel, le contribuable désireux de vérifier ce qu’il a déjà payé pour le comparer à ce qu’il doit sera obligé d’additionner douze prélèvements mensuels réalisés les uns avec le taux de l’année N et l’autre avec le taux de l’année N+1. Qui a dit « simplification » ? De plus, lorsque le contribuable est un ménage, il pourra demander l’application de deux taux différents, un pour chaque conjoint ; il pourra même demander que, pour chacun, le taux soit calculé comme s’il était célibataire sans enfant à charge. Quant au fisc, il devra transmettre les informations requises aux différents employeurs ou caisses de retraite, et on ose à peine penser à ce qui se passera lorsqu’une personne enchaînera des CDD avec différents employeurs, ou combinera un emploi salarié avec une activité de travailleur indépendant. Les employeurs, et particulièrement les petites entreprises, en lesquelles les pouvoirs publics mettent beaucoup d’espoir pour le redressement du pays, sont aux cent coups. Le chiffre d’affaire des cabinets d’expertise comptable augmentera certainement, mais au détriment des organismes obligés de recourir davantage à leurs services sans en retirer quoi que ce soit de plus si ce n’est de remplir une fonction d’auxiliaire du fisc, dont le travail ne sera pas diminué pour autant. Travailler plus pour produire autant, tel sera le résultat de cette réforme contreproductive. Solidaires Finances publiques, qui regroupe les fonctionnaires de Bercy appartenant à divers syndicats, a fait au journal Le Monde la déclaration suivante : « Cette réforme va modifier en profondeur nos relations avec les contribuables et, malgré l’objectif affiché de simplification, amener une complexité supplémentaire. » Bref, la réforme de l’impôt sur le revenu (IR) semble relever du dicton « pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? » Une réforme qui manquera son but Officiellement, la réforme de l’IR est supposée éviter une surprise désagréable aux contribuables dont le revenu diminue, par exemple à l’occasion du départ en retraite. Mais le ministre des comptes publics, Gérard Darmanin, a vendu la mèche : répondant aux journalistes du journal Le Monde qui s’inquiétaient de savoir si la réduction des sommes versées par les employeurs sur les comptes des salariés n’allait pas les inciter à réduire leur consommation, ce qui nuirait à la croissance, le ministre a répondu : « on sous-estime le fait que les gens ont tendance à surépargner pour payer leurs impôts ». Autrement dit, les Français n’ont, pour la plupart, aucun besoin d’être ponctionnés au fur et à mesure de leurs rentrées d’argent, comme des cigales imprévoyantes ; le ministre les reconnaît au contraire comme étant des fourmis qui mettent trop d’argent de côté ! Si cela est vrai, la justification principale avancée en faveur de la réforme, à savoir protéger des imprévoyants et assurer au fisc des rentrées sans problèmes, tombe à l’eau : le Français, sauf exception, est un épargnant bien adapté à la gestion prévisionnel de son revenu ; il n’a nul besoin que Bercy lui serve de nounou. Certes, il existe des ménages qui ne savent pas gérer leur budget, qui souscrivent des crédits à la consommation excessifs et tombent dans le surendettement, mais il s’agit d’une petite minorité, et de toute façon ce n’est pas la retenue à la source de l’IR qui résoudra leur … Lire la suite

Comment réformer les retraites ?

Article de Jacques Bichot publié le 31 août 2018 sur Aleteia Pour être juste, le nouveau système de retraite doit sortir de la logique comptable en distribuant les droits à pension en fonction de l’investissement dans la jeunesse. Les propositions de l’économiste Jacques Bichot. Une réforme des retraites par répartition françaises a été mise à l’étude. Pour ce faire, il a été créé un Haut-Commissariat à la réforme des retraites, rattaché au ministère des Affaires sociales, et dirigé par un ancien ministre, Jean-Paul Delevoye. Jusqu’à présent, cette instance s’est documentée sur ce qui se fait dans quelques pays étrangers, et a consulté les partenaires sociaux. Vient le moment où le Haut-Commissariat va devoir se lancer, faire des propositions concrètes, cohérentes avec la feuille de route dressée par le président de la République, qui se résume ainsi : chaque euro cotisé doit ouvrir le même droit à pension, quelles que soient la profession et la situation du cotisant. Quelles recommandations peut bien lui faire un économiste chrétien qui a beaucoup travaillé sur le sujet, depuis près de 40 ans ? Il faut premièrement comprendre le mode de fonctionnement des retraites par répartition, et deuxièmement élaborer un cadre institutionnel compatible avec la réalité de ce fonctionnement — ce qui n’est pas le cas de la législation actuelle. Comment fonctionnent réellement les retraites par répartition ? Le problème auquel nous sommes confrontés est tragiquement simple : un peu partout dans le vaste monde, les législateurs n’ont rien compris à la façon dont, réellement, les choses se passent dans ce domaine. Leur idée, semble-t-il partagée par Emmanuel Macron, est que les cotisations payées par les actifs au profit des retraités — les cotisations vieillesse — doivent ouvrir des droits à pension à ceux qui les versent. Cette idée n’est conforme, ni au bon sens économique, ni à la justice commutative (le principe qui veut que si A reçoit de B, celui-ci lui rende en échange à peu près l’équivalent, que ce soit immédiatement ou plus tard). Thomas d’Aquin, entre autres grands intellectuels catholiques, a beaucoup écrit sur cette justice commutative, qui est l’instrument de base des échanges économiques respectueux du bien commun, et qui devrait être respectée par le système de retraites : quand on a beaucoup reçu, il est normal de beaucoup donner en retour. S’il a du bon sens, chaque adulte encore en âge de travailler comprend qu’aucun de ses aînés, dont il contribue à payer la pension, ne va après sa mort sortir de sa tombe et se remettre au turbin pour l’entretenir durant sa vieillesse : c’est sur la génération suivante que nous comptons en fait. La retraite par répartition fonctionne donc selon le principe que l’on trouve par exemple dans le commandement « honore ton père et ta mère » (Ex 20, 12), et aussi dans le livre de Ben Sira le sage, au chapitre 3, où l’on peut lire : « Mon fils, viens en aide à ton père dans sa vieillesse », et de façon plus précise, au chapitre 7 : « De tout cœur glorifie ton père, et n’oublie pas les souffrances de ta mère. Souviens-toi que tu leur dois la vie, comment leur rendras-tu ce qu’ils ont fait pour toi ? » La philosophie confucéenne, indépendante des cultures moyen-orientales, accorde pareillement une grande importance au devoir de reconnaissance des enfants envers leurs parents : l’échange entre générations successives fait partie des bases principales de la société humaine, et pas seulement dans la tradition judéo-chrétienne. Cet échange entre parents et enfants reste le mécanisme de base de nos retraites par répartition. Simplement, au lieu d’être organisé au sein d’une cellule familiale, c’est au niveau d’un pays tout entier que se réalise un échange entre générations successives, la génération A investissant dans la génération B avant de bénéficier en retour d’une prise en charge par cette génération B. Alfred Sauvy, démographe et économiste, l’expliquait à l’époque où j’étais étudiant, et je lui dois ma compréhension du fonctionnement véritable des retraites par répartition. Il le fit particulièrement au milieu des années 1970, quand le printemps démographique français céda rapidement la place à l’automne. Sachant quelles seraient les conséquences du recul de la natalité sur l’avenir de nos retraites, il poussa des cris d’alarme. Il ne fut pas entendu, et une « ignorance crasse », comme on dit, continue hélas de régner en la matière. La construction d’édifices législatifs sans rapport avec la réalité économique Voici un exemple de cette ignorance. Il s’écrit fréquemment, y compris dans des textes publiés par des institutions réputées, que nos retraites sont mises en péril par le baby-boom des années 1945 à 1974, dont les membres nombreux ont commencé à passer de l’activité à la retraite. La vérité est bien différente : le problème n’est pas le nombre des retraités en lui-même, mais son rapport au nombre des actifs auxquels ils ont donné naissance. Les enfants du baby-boom ayant eu en moyenne une fécondité très inférieure à celle de leurs parents, il existe un déficit de cotisants pour les prendre en charge. Attribuer aux géniteurs des années 1945-1974 la responsabilité d’une situation qui incombe exclusivement au comportement malthusien de leurs enfants est éminemment absurde stupide. D’où vient une telle erreur ? De ce que le dispositif juridique, en distribuant les droits à pension non pas en fonction de l’investissement dans la jeunesse, mais en fonction des sommes dépensées au profit des personnes âgées, a faussé les esprits : les errements du législateur ont pour conséquence que nos contemporains prennent les vessies pour des lanternes. Benoît XVI avait raison de souligner, dans Caritas in veritate, que le cœur a besoin de la raison : les bons sentiments relatifs à la solidarité entre générations successives, faute de s’appuyer sur une analyse économique exacte, ont engendré un système de retraites par répartition incapable de fonctionner équitablement. Comment, historiquement, cela s’est-il passé dans notre pays ?  Les premières retraites créées par les pouvoirs publics, en 1910, pour qu’une large partie de la population y soit obligatoirement affiliée, fonctionnaient théoriquement par capitalisation : les cotisations devaient être investies, et les cotisants auraient dû recevoir à la retraite les dividendes de ces investissements. … Lire la suite

Présentation Jacques Bichot

Né le 5 septembre 1943. Marié – 4 enfantsÉconomiste.Professeur émérite à l’Université Lyon 3 Doctorat en mathématiques.Doctorat d’État en sciences économiques Carrière universitaire en mathématiques puis en économieProfesseur émérite à l’université Jean Moulin (Lyon 3) Membre du Conseil Économique et Social (1984-1999)Responsabilités dans le mouvement familial (1980-2001) Productions Site AEC : Bibliographie : « Huit siècles de monétarisation », Économica, 1984 « Économie de la protection sociale », Armand Colin, 1992 « La politique familiale : jeunesse, investissement, avenir », Cujas, 1992 « Quelles retraites en l’an 2000 ? », Armand Colin, 1993 « Plein emploi : les grands moyens », L’Hermès, 1995 « La monnaie et les systèmes financiers », Ellipses, 1997 « Les politiques sociales en France au XXe siècle », Armand Colin, 1997 « Retraites en péril », Presses de sciences po., 1999 « Les autoroutes du mal » (en collaboration avec Denis Lensel), Presses de la Renaissance, 2001 « Quand les autruches prendront leur retraite » (en coll. avec Alain Madelin), éd. du Seuil, 2003 « Sauver les retraites ? La pauvre loi du 21 août 2003 », l’Harmattan, 2004 « Le financement de la protection sociale », Notes de l’Institut Montaigne, mai 2006 « Atout famille », Presses de la Renaissance, 2007 (avec Denis Lensel) « Urgence retraites, petit traité de réanimation », éd. du Seuil, 2008 « Allemagne, Suède, Italie, Chili, France – Réforme des retraites : petits pas ou big-bang ? », Notes de l’Institut Montaigne, juin 2009

Présentation Laurent Bathélémy

né en 1957, marié, 4 filles, vivant à Aix en Provence, paroisse de Venelles, ingénieur de formation (École polytechnique 76). J’ai passé trente années dans l’industrie (défense, énergie,nucléaire, naval) en France et à l’international. J’ai ensuite passé trois années comme adjoint du cellérier de l’abbaye bénédictine de Saint-Wandrille (76) pour gérer les activités économiques et des participations en start-up, ainsi que développer et valider un référentiel d’évaluation éthique des entreprises, dérivé de la DSE (doctrine sociale de l’Église catholique et de la Règle de saint Benoît. Je suis actuellement consultant free-lance (HYPERION LBC SAS) en ingénierie, gestion et éthique des entreprises. Laurent Barthélémy est décédé en mai 2021. Publications Site AEC : Bibliographie : « Huit siècles de monétarisation », Économica, 1984 « Économie de la protection sociale », Armand Colin, 1992 « La politique familiale : jeunesse, investissement, avenir », Cujas, 1992 « Quelles retraites en l’an 2000 ? », Armand Colin, 1993 « Plein emploi : les grands moyens », L’Hermès, 1995 « La monnaie et les systèmes financiers », Ellipses, 1997 « Les politiques sociales en France au XXe siècle », Armand Colin, 1997 « Retraites en péril », Presses de sciences po., 1999 « Les autoroutes du mal » (en collaboration avec Denis Lensel), Presses de la Renaissance, 2001 « Quand les autruches prendront leur retraite » (en coll. avec Alain Madelin), éd. du Seuil, 2003 « Sauver les retraites ? La pauvre loi du 21 août 2003 », l’Harmattan, 2004 « Le financement de la protection sociale », Notes de l’Institut Montaigne, mai 2006 « Atout famille », Presses de la Renaissance, 2007 (avec Denis Lensel) « Urgence retraites, petit traité de réanimation », éd. du Seuil, 2008 « Allemagne, Suède, Italie, Chili, France – Réforme des retraites : petits pas ou big-bang ? », Notes de l’Institut Montaigne, juin 2009

L’entreprise et ses propriétaires

Par Pierre de Lauzun L’actionnaire et ses devoirs Dans la perspective de la pensée classique, et pour la Doctrine sociale de l’Eglise, l’entreprise est une communauté partielle, et ne se réduit pas au rôle de pur instrument entre les mains de ses actionnaires. Elle a une raison d’être, qui s’inscrit dans la perspective du bien commun. En outre, elle a une personnalité propre et constitue une entité originale, comportant de nombreuses parties prenantes au-delà des actionnaires (salariés d’abord, fournisseurs, clients, communautés locales ou nationales etc.).   Par ailleurs, la Doctrine sociale de l’Eglise défend la propriété privée comme plongement et fruit de l’action de l’homme dans la matière et par là dans la vie économie, et moyen indispensable de sa liberté et de sa pleine réalisation dans son travail et son esprit d’entreprise. Mais en même temps, elle subordonne cette propriété à ce qu’elle appelle destination universelle des biens. Le propriétaire est libre et responsable, mais il doit utiliser ses biens au service du bien commun. Il est dès lors essentiel de déterminer à qui appartiennent les entreprises, et donc qui en est responsable. Or la très grande majorité des entreprises sont organisées en sociétés commerciales ; et dans ce cas la réponse naturelle, celle que donne nos systèmes de droit, est simple : les actionnaires sont juridiquement les propriétaires de la société, et donc de l’entreprise qui n’a pas d’existence légale en dehors de cette société ; ils peuvent dès lors déterminer l’orientation et le sort de l’entreprise, y compris la vendre. Ces actionnaires ont dès lors une responsabilité éthique et sociale, qui est de gérer ce bien dans le sens du bien commun.   Mais cette situation fait l’objet de critiques nombreuses. Et notamment, dans la conception économique courante, ces actionnaires sont censés ne regarder que leurs intérêts. Comme sortir de ce dilemme ?   Entreprise et société commerciale : la critique   Une première ligne de critique consiste à contester l’idée même de la propriété de l’entreprise par les actionnaires. Ce courant d’idées est très présent au sein de l’Eglise ; ainsi avec Olivier Favereau et Baudouin Roger, qui travaillent ce sujet publié sous les auspices des Bernardins et ont exposé leurs idées dans un livre récent. Ils posent une distinction majeure entre ‘l’entreprise’ (dont ils disent qu’actuellement elle n’est pas reconnue juridiquement) et la société commerciale. Les actionnaires ne seraient propriétaires que de la seconde. Le fonctionnement des firmes aurait ainsi un biais anti-démocratique, car la société (commerciale) pilote seule une ‘entreprise’ dont le périmètre ou les perspectives sont plus larges.   Un point de critique essentiel est la financiarisation. On sait que dans le monde anglosaxon, au moins jusqu’à récemment, les administrateurs sont supposés prendre essentiellement en compte les intérêts financiers des actionnaires (c’est un peu moins net ailleurs, y compris en droit français). Ce qu’on appelle la « théorie de l’agence » vise à aligner le plus possible l’action des administrateurs et des dirigeants sur les vues ou intérêts des actionnaires. D’où des dispositifs comme les stock-options, ou l’indexation des parts variables de rémunération sur les cours de bourse etc. Le risque est alors que les entreprises soient comprises comme des actifs gérés du seul point de vue financier. La critique vise particulièrement le cas des entreprises cotées en bourse, notamment si l’actionnariat est dispersé et volatil. On sait évidemment que le risque n’est pas théorique.   Certes, on reconnaît l’utilité de l’appel au marché pour la fourniture de capital. Et le fait est que par sa liquidité, le marché donne accès à des masses de capitaux impossibles à obtenir sans lui. Mais poursuivent les critiques, d’une part le capital ne provient que partiellement du marché. D’autre part et surtout, le marché devient le moyen de tourner la caractéristique principale de l’actionnariat : l’engagement à risque dans l’entreprise sur la longue durée, puisque les actionnaires peuvent vendre leurs titres à tout moment. En un sens donc, le marché boursier est devenu trop souvent le lieu du refus de l’engagement. D’où son court-termisme et la déformation que cela imprime au fonctionnement des entreprises, obsédées par le seul résultat financier observé instantanément. En outre évidemment, dans ce contexte, toute idée de responsabilité sociale des entreprises sera rejetée si elle est coûteuse pour les actionnaires.   D’où la remise en question du principe même de l’actionnaire propriétaire, ou du moins la volonté de restreindre ses droits comme tel, considérant que les actionnaires sont propriétaires de la société commerciale, et pas de l’entreprise. On y ajoute alors l’idée qu’il faut assurer une meilleure représentation des parties prenantes, dans le cadre juridiquement reconnu de ‘l’entreprise’ ; et modifier le rapport des pouvoirs en son sein : le conseil d’administration doit refléter son caractère collectif, et notamment s’ouvrir aux salariés et autres parties prenantes. L’idée est au fond que l’entreprise est une sorte de collectivité, qui soit s’inspirer du droit public Dans la voie préconisée par ce courant, le chef d’entreprise serait choisi par l’ensemble des parties prenantes et ressemblerait au chef de l’exécutif dans une constitution démocratique. Au minimum, il faudrait une codétermination à l’allemande. Certains encore, comme Swann Bommier et sœur Cécile Renouard , vont encore plus loin, et veulent considérer l’entreprise comme des ‘communs’, à gérer collectivement comme autrefois les pâturages ou les zones de pêche. Comme personne morale, elle n’est alors détenue par personne, mais définie par l’Etat.   Les modèles multiples d’entreprise   Que dire de ces analyses ? Curieusement, pour des chrétiens, catholiques de surcroît, elles ne se placent pas dans le cadre de la problématique de la propriété au sens de la Doctrine sociale, ce qui aurait conduit à rechercher et à définir les devoirs du propriétaire. C’est d’autant plus curieux que dans la réalité, le propriétaire d’une société anonyme étant sans le moindre doute l’actionnaire, il en a donc la pleine responsabilité morale pour la DSE, et derrière elle, évidemment, celle de l’entreprise. La Doctrine sociale parle d’ailleurs régulièrement des ‘propriétaires’ de l’entreprise, visant par-là les actionnaires. Ce sont ces propriétaires qui choisissent les dirigeants, la stratégie, l’activité, et peuvent la réorienter, la … Lire la suite

L’argent et sa fascination

Par Pierre de Lauzun Il y a un mystère de l’argent. Voilà quelque chose qui n’a pas de valeur en soi, qui est même une pure convention sociale, et qui non seulement domine nos sociétés, mais fascine beaucoup d’entre nous. En même temps, on ne peut pas s’en passer. Comment le remettre à sa juste place ? Il y a un mystère de l’argent. Voilà quelque chose qui n’a pas de valeur en soi, qui est même une pure convention sociale, et qui non seulement domine nos sociétés, mais fascine beaucoup d’entre nous. En même temps, on ne peut pas s’en passer. Comment alors le remettre à sa juste place ?  Les Évangiles parlent beaucoup de l’argent. Et pas seulement en mal. Dans la parabole des talents (Mt 25, 14-30), le maître s’en prend vertement au serviteur qui n’a pas su faire fructifier l’argent qui lui avait été confié. L’argent ne doit pas dormir ! Jésus va encore plus loin dans la parabole de l’intendant malhonnête (Lc 16, 1-8) : pour s’assurer une vie après son renvoi, ce dernier vole encore plus son maître, et pourtant celui-ci fait l’éloge de ses ruses : pas de sa malhonnêteté, mais de son intelligence dans ces affaires d’argent. Et pourtant c’est le même texte qui met face à face Dieu et l’Argent : « nul ne peut servir deux maîtres, Dieu et l’Argent, car il aimera l’un et pas l’autre, il méprisera l’un et pas l’autre » (Mt 6, 24). Plus largement, en face de l’argent périssable et de toute la réalité matérielle qu’il résume, Jésus en appelle à l’infini de la vie éternelle, qui est impérissable. C’est en vue de cette richesse-là que tous nos efforts doivent se déployer, sans se laisser fasciner par celle de ce monde : « malheur à vous les riches car vous avez votre consolation » (Lc 6, 24). En définitive, il faut utiliser l’argent, mais à bon escient. C’est le conseil final de la parabole de l’intendant malhonnête : « faites-vous des amis avec le malhonnête argent, afin qu’au jour où il viendra à manquer, ceux-ci vous accueillent dans les tentes éternelles » (Lc 16, 9). L’argent n’est qu’un moyen. Notamment pour la vie éternelle, qui commence avec la charité. Mais si on se laisse prendre par lui, si on se laisse fasciner, on peut perdre l’essentiel. Qu’est-ce qui donne un tel pouvoir à l’argent ? L’argent est l’instrument commun de mesure des échanges. Il a été conçu pour être la représentation universelle, neutre, de toute valeur économique. Mais rien ne le fonde, surtout depuis qu’il n’a plus de lien avec les métaux précieux ; il n’a aucune valeur intrinsèque. C’est une pure convention sociale, qui pourrait se réduire à rien en un instant. Mais comment une pure convention peut-elle avoir un tel rôle dans la société ? Comment quelque chose qui est supposé tirer sa valeur de sa neutralité peut-il être aussi désiré, aussi fascinant ? Parce qu’il paraît donner accès à tout ? Par ailleurs, surtout à notre époque, il permet à certains de se sentir libres parce que dégagés du poids des relations humaines : je paye, donc je suis quitte. Mais pour d’autres, au contraire, c’est un facteur majeur de déshumanisation, réduisant tout à sa valeur économique. Comment le même instrument peut-il ainsi produire des effets perçus de façon si opposée ? La réponse est dans ce choix radical : Dieu ou Mammon. En position centrale, apte à évaluer tout ce qui existe et à y donner accès, l’argent peut se dresser face à Dieu. Mais alors que Dieu est plénitude d’Être et d’Amour, c’est par son indétermination, donc son néant, que l’argent occupe une place centrale. Il peut susciter le mirage d’une liberté totale, en figure inverse de l’humilité de l’homme devant son Créateur. Nous avons donc là d’une certaine façon un choix essentiel entre Être et néant. Le mystère de l’argent, c’est au fond le paradoxe de voir cet instrument sans valeur intrinsèque exercer sur les hommes un pouvoir de fascination qui le met en vis-à-vis de Dieu. D’où l’avertissement évangélique : ne le choisissez pas comme votre maître, mais utilisez-le pour préparer la vie en Dieu, la vie éternelle. Prendre conscience de ce rôle subordonné et éphémère de l’argent, c’est préparer notre libération.  La question est particulièrement aiguë aujourd’hui. Dans nos sociétés relativistes, sans valeur commune, sans absolu, c’est l’argent qui permet souvent seul d’arbitrer entre les désirs des uns et des autres. D’où son rôle désormais central. Car si dans une société on pense que le seul absolu est la relativité des choses, le débat public ne porte plus sur la valeur réelle des êtres, mais on a quand même besoin d’un instrument commun d’évaluation. C’est l’argent qui le fournit. Pas besoin d’aller au fond des choses, pas besoin de relation humaine, souvent même pas de se parler : un chiffre suffit, le prix. A sa façon, il se substitue au lien social. Grâce à lui, on peut dans les faits procéder au dépassement des valeurs sociales et morales, au profit de la prétendue liberté individuelle devenue un absolu. Mais si comme dit le message évangélique le lien entre les hommes est un reflet de l’Amour divin, choisir l’argent ainsi compris, c’est détruire ce lien, et par là l’image de Dieu, et la personne elle-même. C’est opter pour le néant. En même temps, selon la leçon évangélique, l’argent n’est pas condamnable en soi, mais il faut le mettre à sa place. Ce qui suppose d’abord de se libérer de cette fascination et de restaurer nos justes liens avec ce qui nous entoure. Cet argent, il faut donc l’utiliser, le mobiliser car il est inutile sinon ; il est fait pour circuler. En un sens encore, il n’existe qu’en s’effaçant aussitôt, parce qu’on le fait servir. Notamment en donnant.  Toutes ces questions, et d’autres, sont évoquées dans mon dernier livre : L’Argent, maître ou serviteur ? Chez Mame.

Taux d’intérêt négatifs : essai d’évaluation morale

Par Pierre de Lauzun L’existence de taux d’intérêts négatifs, surtout de façon prolongée, heurte le bon sens spontané. Comment donc de l’argent prêté pourrait-il être rendu en diminuant la somme ? Au-delà de cette logique, se pose la question de l’évaluation éthique de la pratique. Pour cela il faut d’abord voir ce dont on parle.   Pourquoi un taux d’intérêt ? Le taux d’intérêt est censé représenter la rémunération du service rendu par le prêteur qui se défait d’un somme d’argent pour un certain temps en la confiant à un emprunteur qui est censé la rendre à la fin de la période. Cette rémunération couvre cependant plusieurs réalités. Il est intéressant de les examiner à la lumière du débat ancien et fourni sur le taux d’intérêt, appelé alors usure. Il y a d’abord et surtout l’usage alternatif possible de la somme, et notamment l’investissement, en fonds propres ou en immobilier locatif[1]. On sait que l’Église lorsqu’elle prohibait le taux d’intérêt admettait des exceptions, dont ce qu’on appelait le lucrum cessans : le cas d’un professionnel, en général d’un commerçant au sens large, qui distrayait une somme de ses actifs pour la prêter, somme qui utilisée professionnellement aurait contribué à lui faire obtenir un certain gain, lui-même légitime. On admettait alors un certain intérêt. Or à l’époque actuelle on peut considérer qu’il y a une forme de lucrum cessans généralisé, compte tenu des possibilités d’investissement acceptables par ailleurs offertes, ce qui rend un certain taux d’intérêt légitime. À cela peuvent s’ajouter d’autres considérations, comme le prix du temps : le fait qu’il est plus intéressant de disposer d’un bien tout de suite que dans l’avenir. À l’époque l’Église ne le reconnaissait pas comme motif valable pour une rémunération ou un dédommagement. Cela dit, on pourrait le mettre sous le terme de damnum emergens, qui était alors accepté, et qui est le dédommagement dû pour un inconvénient subi par le prêteur du fait même du prêt. Reste alors à l’évaluer. Pour cela, la considération de ce qu’aurait pu produire l’argent s’il était investi est sans doute à nouveau une bonne référence morale : qu’est-ce que mon argent aurait pu contribuer à créer ? Sachant qu’il convient cependant de le préciser, car de l’argent mis de côté et recherchant une certaine sécurité n’est pas a priori placé dans les mêmes conditions que celui inséré dans un processus productif à risque. J’y reviendrai. Un autre critère alors également accepté était le periculum sortis, qui répond à un autre problème, à savoir la couverture du risque que l’emprunteur ne rembourse pas – évalué en général sur base statistique. Nous considérerons dès lors ci-après qu’il est en soi légitime qu’il y ait une rémunération ‘raisonnable’ d’un prêt, sur la base de ces différents critères de justification, mais à préciser.   Les taux négatifs En bonne logique les motivations ci-dessus conduisent à un taux d’intérêt positif, et tout au plus nul. Comment peut-il devenir négatif ? Sans entrer dans le détail technique, deux cas sont à distinguer. Le premier est celui de la déflation, de la baisse des prix (sur une durée suffisante). Car s’il y a déflation le pouvoir d’achat de la monnaie augmente avec le temps ; et donc si j’emprunte 100 € à Paul et que je lui rends 98 deux ans après, mais que les prix ont baissé de 4 %, ce que je lui rends aura un pouvoir d’achat comparable à 102 aujourd’hui . En termes réels on peut donc considérer que je lui ai payé 2% d’intérêt. Bien entendu dans un monde déflationniste un problème est posé par l’argent liquide, qui s’apprécie tout seul, ce qui pousse les gens à le thésauriser.  Dans le cas des espèces, c’est limité par le coût du stockage et le risque de vol. Dans le cas des comptes bancaires, cela justifierait le prélèvement par la banque d’un intérêt négatif par ponction sur la durée, même si cela choque les gens. Dit autrement, s’il y a déflation il faut raisonner algébriquement. Ou encore, ne considérer que le taux d’intérêt réel : taux nominal corrigé par l’inflation ou la déflation.  C’est ce qu’a connu le Japon. Mais ce n’est pas la situation actuelle en Europe, car l’inflation y est légèrement positive[2]. Nos taux d’intérêts réels sont donc négatifs. Pourquoi ? Principalement parce que les banques centrales interviennent massivement sur les taux pour les faire baisser (notamment par achat de titres pour le long terme – le marché financier, et fixation de taux d’intervention pour le court terme – le marché monétaire). L’objectif est le soutien à l’activité et la relance d’une inflation supposée modérée (objectif fixé à 2%). Accessoirement, cela résulte en partie aussi du fait de la masse énorme d’épargne mondiale, ainsi que des principes ou règles régissant l’action des gestionnaires de fonds au vu des risques relatifs des différentes formes d’investissement, ce qui en canalise une part appréciable vers ceux supposés moins risqués, emprunts d’État en premier lieu. Nous n’examinerons pas ici le bien-fondé ou les risques de ces politiques – notamment celui de générer des bulles sur le prix des actifs. Mais le résultat clair en est en tout cas des taux d’intérêts nominaux négatifs. Si cela durait cela signifierait une perte de valeur des actifs des épargnants investis en produits de taux ; une baisse de rentabilité des banques ; une perte de l’attrait des placements type assurance-vie, et un report vers des placements plus risqués. Comment l’apprécier éthiquement ?  Nous avons évoqué les taux d’intérêt réel à propos de la déflation. Mais en cas d’inflation même modérée, l’argent perd de la valeur dans le temps (les taux réels sont négatifs). Si je prête 100 et qu’on me rend 100 dans 4 ans après, mais après 6 % d’inflation cumulée, ce que je reçois en vaut en réalité 94 ; je suis donc manifestement lésé si l’intérêt est nul. Même nos docteurs médiévaux hostiles au taux d’intérêt auraient probablement admis alors la nécessité au moins d’une compensation de l’inflation (comme cas de damnum emergens). Ils auraient d’ailleurs condamné vigoureusement l’objectif d’une inflation même légère, considérant que c’était miner … Lire la suite