“État et libertés face aux fractures sociales : les pistes ouvertes par la doctrine sociale de l’Église”, par Jean-Yves Naudet
Tel était le thème retenu par les membres de l’AEC pour leur réunion interne du 1er décembre 2019. Aujourd’hui, nous publions le deuxième des articles écrits et présentés par nos membres à l’occasion de cette réunion. Il s’agit d’un texte de Jean-Yves Naudet. Télécharger la version complète de l’article, en format Word. L’objet de cette intervention est d’examiner ce que la doctrine sociale et, plus précisément, les encycliques sociales disent de cette question. Il s’agit donc du rôle de l’État et de la place des libertés, dans le domaine des questions sociales, et non du rôle de l’État en général en matière économique. C’est la question sociale qui est au centre du sujet. Cependant, le point de vue de la doctrine sociale sur l’ensemble du rôle de l’État permet de mieux comprendre la réponse de l’Église face à la question sociale et notamment aux fractures sociales. En simplifiant au maximum, on peut dire que la doctrine sociale n’est ni collectiviste, ni libertarienne. Ce qui ressort des encycliques sociales, c’est que l’État a un rôle à jouer dans ce domaine, mais que ce rôle a d’importantes limites. Deux principes de la doctrine sociale permettent de préciser ce point. D’abord le principe de subsidiarité, qui s’applique dans tous les domaines et donc aussi à propos de la question sociale. Il conduit à écarter toute réponse centralisée, étatique, monopolistique en ce domaine : c’est au plus bas niveau, celui des familles, des entreprises, des associations, des collectivités décentralisées que doivent d’abord se régler ces questions. Mais la subsidiarité n’écarte pas la possibilité de l’intervention de l’État, lorsque les solutions plus décentralisées n’ont pu régler le problème. Ensuite le principe du bien commun, à savoir l’ensemble des conditions sociales qui permettent l’épanouissement des personnes et des groupes. Là aussi, ces conditions sociales se trouvent à tous les niveaux et donc, par exemple, la famille vient en premier pour résoudre les fractures sociales, de même que les associations. Chacun a sa part de responsabilité dans le bien commun et les politiques n’en sont que les responsables ultimes, au niveau le plus élevé. Mais cela signifie que l’État peut avoir, là aussi, un certain rôle à jouer face aux fractures sociales, si l’ensemble des corps intermédiaires, si la société civile toute entière n’ont pas pu résoudre la question en vue du bien commun. Par ailleurs, le terme « État » et la place de l’État sont très présents dans les encycliques sociales : Rerum novarum cite le mot État 25 fois, Jean XXIII dans Mater et magistra 22 fois, Paul VI 4 fois seulement dans Populorum progressio, mais Jean-Paul II 75 fois dans Centesimus annus, 34 fois dans Caritas in veritate de Benoît XVI et 20 fois chez François dans Laudato si’. Certes, la dimension quantitative ne dit pas grand-chose sur le rôle précis le que devrait jouer l’État, sinon que les encycliques sociales accordent une large place à la question de l’État. Quant à l’expression de fracture sociale, elle ne figure dans aucune encyclique, mais le terme social revient souvent : 13 fois dans Rerum novarum, 130 fois dans Centesimus annus, 139 fois dans Caritas in veritate et 88 fois dans Laudato si’. L’APPORT DE LÉON XIII D’une certaine façon, la réponse à la question posée est déjà donnée toute entière dans Rerum novarum, encyclique dont l’objet principal est bien une fracture sociale, celle observée au 19e siècle entre ouvriers et patrons. Dès l’introduction, Léon XIII pose le problème : « Les rapports entre patrons et ouvriers se sont modifiés. La richesse a afflué entre les mains d’un petit nombre et la multitude a été laissée dans l’indigence. Les ouvriers ont conçu une opinion plus haute d’eux-mêmes et ont contracté entre eux une union plus intime. Tous ces faits, sans parler de la corruption des mœurs, ont eu pour résultat un redoutable conflit. ». (RN § 1) Il ajoute que la question n’est pas simple à résoudre : « Le problème n’est pas aisé à résoudre, ni exempt de péril. Il est difficile, en effet, de préciser avec justesse les droits et les devoirs qui règlent les relations des riches et des prolétaires, des capitalistes et des travailleurs. D’autre part, le problème n’est pas sans danger, parce que trop souvent d’habiles agitateurs cherchent à en dénaturer le sens et en profitent pour exciter les multitudes et fomenter les troubles. ». (RN § 3). On sait en effet la ferme condamnation que Léon XIII fera face aux solutions socialistes en la matière, le collectivisme marxiste étant un remède pire que le mal. La suppression de la propriété privée, dit-il, dénaturerait les fonctions de l’État, ce qui pose déjà une limite claire à son domaine. Mais Léon XIII va plus loin : « Et qu’on n’en appelle pas à la providence de l’État, car l’État est postérieur à l’homme. Avant qu’il pût se former, l’homme déjà avait reçu de la nature le droit de vivre et de protéger son existence ». (RN § 6-2). À la famille, « il faudra de toute nécessité attribuer certains droits et certains devoirs absolument indépendants de l’État » (RN § 9-1). Dans chaque domaine, et cela vaut donc pour la question sociale, « L’autorité paternelle ne saurait être abolie ni absorbée par l’État, » (RN § 11). En effet, « en substituant à la providence paternelle la providence de l’État, les socialistes vont contre la justice naturelle et brisent les liens de la famille » (RN § 11). Mais alors, dit Léon XIII, « que sommes-nous en droit d’attendre de l’État pour remédier à la situation ? » (RN § 25-2), c’est-à-dire à la fracture sociale de son époque. « Les chefs d’État doivent d’abord apporter un concours d’ordre général par tout l’ensemble des lois et des institutions. Nous voulons dire qu’ils doivent agir en sorte que la constitution et l’administration de la société fassent fleurir naturellement la prospérité, tant publique que privée. » (RN § 26-1). L’action de l’État en matière sociale peut être légitime : « De même donc que, par tous ces moyens, l’État peut se rendre utile aux autres classes, de même il peut grandement améliorer le sort de la classe … Lire la suite