“État et libertés face aux fractures sociales : les pistes ouvertes par la doctrine sociale de l’Église”, par Jean-Yves Naudet

Tel était le thème retenu par les membres de l’AEC pour leur réunion interne du 1er décembre 2019. Aujourd’hui, nous publions le deuxième des articles écrits et présentés par nos membres à l’occasion de cette réunion. Il s’agit d’un texte de Jean-Yves Naudet. Télécharger la version complète de l’article, en format Word. L’objet de cette intervention est d’examiner ce que la doctrine sociale et, plus précisément, les encycliques sociales disent de cette question. Il s’agit donc du rôle de l’État et de la place des libertés, dans le domaine des questions sociales, et non du rôle de l’État en général en matière économique. C’est la question sociale qui est au centre du sujet. Cependant, le point de vue de la doctrine sociale sur l’ensemble du rôle de l’État permet de mieux comprendre la réponse de l’Église face à la question sociale et notamment aux fractures sociales. En simplifiant au maximum, on peut dire que la doctrine sociale n’est ni collectiviste, ni libertarienne. Ce qui ressort des encycliques sociales, c’est que l’État a un rôle à jouer dans ce domaine, mais que ce rôle a d’importantes limites. Deux principes de la doctrine sociale permettent de préciser ce point. D’abord le principe de subsidiarité, qui s’applique dans tous les domaines et donc aussi à propos de la question sociale. Il conduit à écarter toute réponse centralisée, étatique, monopolistique en ce domaine : c’est au plus bas niveau, celui des familles, des entreprises, des associations, des collectivités décentralisées que doivent d’abord se régler ces questions. Mais la subsidiarité n’écarte pas la possibilité de l’intervention de l’État, lorsque les solutions plus décentralisées n’ont pu régler le problème. Ensuite le principe du bien commun, à savoir l’ensemble des conditions sociales qui permettent l’épanouissement des personnes et des groupes. Là aussi, ces conditions sociales se trouvent à tous les niveaux et donc, par exemple, la famille vient en premier pour résoudre les fractures sociales, de même que les associations. Chacun a sa part de responsabilité dans le bien commun et les politiques n’en sont que les responsables ultimes, au niveau le plus élevé. Mais cela signifie que l’État peut avoir, là aussi, un certain rôle à jouer face aux fractures sociales, si l’ensemble des corps intermédiaires, si la société civile toute entière n’ont pas pu résoudre la question en vue du bien commun. Par ailleurs, le terme « État » et la place de l’État sont très présents dans les encycliques sociales : Rerum novarum cite le mot État 25 fois, Jean XXIII dans Mater et magistra 22 fois, Paul VI 4 fois seulement dans Populorum progressio, mais Jean-Paul II 75 fois dans Centesimus annus, 34 fois dans Caritas in veritate de Benoît XVI et 20 fois chez François dans Laudato si’. Certes, la dimension quantitative ne dit pas grand-chose sur le rôle précis le que devrait jouer l’État, sinon que les encycliques sociales accordent une large place à la question de l’État. Quant à l’expression de fracture sociale, elle ne figure dans aucune encyclique, mais le terme social revient souvent : 13 fois dans Rerum novarum, 130 fois dans Centesimus annus, 139 fois dans Caritas in veritate et 88 fois dans Laudato si’. L’APPORT DE LÉON XIII D’une certaine façon, la réponse à la question posée est déjà donnée toute entière dans Rerum novarum, encyclique dont l’objet principal est bien une fracture sociale, celle observée au 19e siècle entre ouvriers et patrons. Dès l’introduction, Léon XIII pose le problème : « Les rapports entre patrons et ouvriers se sont modifiés. La richesse a afflué entre les mains d’un petit nombre et la multitude a été laissée dans l’indigence. Les ouvriers ont conçu une opinion plus haute d’eux-mêmes et ont contracté entre eux une union plus intime. Tous ces faits, sans parler de la corruption des mœurs, ont eu pour résultat un redoutable conflit. ». (RN § 1) Il ajoute que la question n’est pas simple à résoudre : « Le problème n’est pas aisé à résoudre, ni exempt de péril. Il est difficile, en effet, de préciser avec justesse les droits et les devoirs qui règlent les relations des riches et des prolétaires, des capitalistes et des travailleurs. D’autre part, le problème n’est pas sans danger, parce que trop souvent d’habiles agitateurs cherchent à en dénaturer le sens et en profitent pour exciter les multitudes et fomenter les troubles. ». (RN § 3). On sait en effet la ferme condamnation que Léon XIII fera face aux solutions socialistes en la matière, le collectivisme marxiste étant un remède pire que le mal. La suppression de la propriété privée, dit-il, dénaturerait les fonctions de l’État, ce qui pose déjà une limite claire à son domaine. Mais Léon XIII va plus loin : « Et qu’on n’en appelle pas à la providence de l’État, car l’État est postérieur à l’homme. Avant qu’il pût se former, l’homme déjà avait reçu de la nature le droit de vivre et de protéger son existence ».  (RN § 6-2). À la famille, « il faudra de toute nécessité attribuer certains droits et certains devoirs absolument indépendants de l’État » (RN § 9-1). Dans chaque domaine, et cela vaut donc pour la question sociale, « L’autorité paternelle ne saurait être abolie ni absorbée par l’État, » (RN § 11). En effet, « en substituant à la providence paternelle la providence de l’État, les socialistes vont contre la justice naturelle et brisent les liens de la famille » (RN § 11). Mais alors, dit Léon XIII, « que sommes-nous en droit d’attendre de l’État pour remédier à la situation ? » (RN § 25-2), c’est-à-dire à la fracture sociale de son époque. « Les chefs d’État doivent d’abord apporter un concours d’ordre général par tout l’ensemble des lois et des institutions. Nous voulons dire qu’ils doivent agir en sorte que la constitution et l’administration de la société fassent fleurir naturellement la prospérité, tant publique que privée. » (RN § 26-1). L’action de l’État en matière sociale peut être légitime : « De même donc que, par tous ces moyens, l’État peut se rendre utile aux autres classes, de même il peut grandement améliorer le sort de la classe … Lire la suite

Projet de loi PACTE : gouvernance des entreprises

Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises Le projet de loi PACTE (plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises) est sorti de l’Assemblée nationale pour être examiné par le Sénat. On trouvera ici le récapitulatif (à date du 09/10/2018) des articles de ce projet,  avec une analyse plus approfondie des suites données (ou pas) au rapport Notat-Senard (L’entreprise, objet d’intérêt collectif, mars 2018). Le rapport Notat-Senard avait fait l’objet de mes articles Société à objet social étendu (SOSE) (voir aussi AEC droit des entreprises et bien commun ) et  Rapport Notat Senard 03/2018  Pour une analyse plus approfondie de l’ensemble du projet de loi PACTE, voir mon blog Hyperion LBC, dont est extrait ce qui suit. Le projet de loi, passé de 73 à 195 articles lors de l’examen par l’Assemblée nationale, devrait être promulgué au premier trimestre 2019 après son passage au Sénat. Ce texte, compte tenu de sa nature très disparate en forme de cavalier budgétaire, mériterait le nom de “paquet” au sens bruxellois du terme, plus que de loi. 1/ Le paquet PACTE Le dossier législatif AN 1088 contient l’exposé des motifs du Gouvernement, le projet de loi soumis à l’Assemblée nationale (pp.80 à 240) ainsi que l’étude d’impact. La nomenclature du projet de loi est la suivante (les intitulés sont parfois simplifiés, se reporter au dossier législatif pour les intitulés exacts) : CHAPITRE I Des entreprises libérées Section I Création facilitée et à moindre coût Article 1er création d’un guichet unique électronique pour l’accomplissement des formalités liées à la création et à la vie des entreprises Article 2 création d’un registre des entreprises Article 3 réforme des publications d’annonces légales Article 4 suppression de l’obligation de suivre le stage de préparation à l’installation Article 5 mesures diverses en faveur de l’artisanat et des entreprises artisanales Section II Simplifier la croissance de nos entreprises Article 6 regroupement, ajustement et simplification des seuils d’effectifs Article 7 adaptation de la gouvernance de Business France concernant l’Export Article 8 passage de la durée des soldes de 6 à 4 semaines Article 9 relèvement des seuils de certification légale des comptes Article 10 accompagnement de la réforme territoriale de l’ordre des experts-comptables Article 11 radiation des fichiers etc. des entrepreneurs à chiffre d’affaires nul pluriannuel Article 12 suppression de l’obligation d’un compte bancaire dédié pour des micro-entrepreneurs Article 13 modernisation du réseau des chambres de commerce et d’industrie Section III Faciliter le rebond des entrepreneurs et des entreprises Article 14 rémunération du dirigeant en redressement judiciaire Article 15 rétablissement professionnel et liquidation judiciaire simplifiée Article 16 sûretés Article 17 publication du privilège du Trésor Article 18 traitement des créances publiques en procédure collective Article 19 clause de solidarité dans les baux commerciaux CHAPITRE II Des entreprises plus innovantes Section I Améliorer et diversifier les financements Article 20 réforme de l’épargne retraite Article 21 renforcer le rôle de l’assurance-vie dans le financement de l’économie Article 22 simplifier l’accès des entreprises au marché financier Article 23 renforcer l’attractivité de la place de Paris Article 24 modernisation des pouvoirs de l’AMF Article 25 infrastructures de marché Article 26 création d’un régime financier des offres de jetons [cryptomonnaies] Article 27 élargissement des instruments éligibles au PEA-PME Article 28 développer l’émission des actions de préférence Article 29 amélioration du dispositif ESUS (Entreprise solidaire d’utilité sociale) [cf. loi ESS 2014-856 du 31/07/2014] Articles 30 à 39 modification de la gouvernance de la Caisse des Dépôts et Consignations (en faveur des territoires) Section II Protéger les inventions et l’expérimentation de nos entreprises Article 40 modernisation du certificat d’utilité Article 41 chercheurs-entrepreneurs Article 42 création d’une procédure d’opposition aux brevets d’invention Article 43 protéger les expérimentations de nos entreprises : véhicules autonomes Section III Faire évoluer le capital et la gouvernance des entreprises publiques et favoriser l’innovation de rupture Articles 44 à 50 transfert de la majorité du capital d’ADP au secteur privé Article 51 transfert de la majorité du capital de la Française des Jeux au secteur privé Article 52 composition du capital d’Engie et de GRTgaz Article 53 ressources de l’EPIC BPI France Article 54  composition du conseil d’administration de La Poste Section IV Protéger nos entreprises stratégiques Article 55 modification du régime de sanction des investisseurs étrangers en France Article 56 actions spécifiques dans les sociétés à participation publique [golden shares] CHAPITRE III Des entreprises plus justes Section I Mieux partager la valeur Article 57 développement et mise en place d’accords de participation et d’intéressement I Suppression du forfait social applicable à l’épargne salariale pour les entreprises de moins de 50 salariés et aux accords d’intéressement pour les entreprises de moins de 250 salariés II Développer la mise en place d’accords de participation et d’intéressement dans les entreprises de moins de 50 salariés III Elargir le champ des bénéficiaires Article 58 favoriser le développement et l’appropriation des plans d’épargne salariale Article 59 stimuler l’actionnariat salarié dans les entreprises privées Article 60 développer l’actionnariat salarié dans les entreprises à capitaux publics Section II Repenser la place des entreprises dans la société Article 61 objet social des entreprises Article 62 administrateurs salariés CHAPITRE IV Diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne, mesures transitoires et finales Article 63 facturation électronique Article 64 insolvabilité Article 65 mobilité des travailleurs entre les Etats-membres Article 66 droits des actionnaires: engagement et transparence des gestionnaires d’actifs et des investisseurs institutionnels / transparence des conseillers en vote / encadrement des transactions avec les parties liées / identification et dialogue avec les actionnaires / encadrement et rémunération des dirigeants Article 67 activités et surveillance des IRP (institutions de retraites professionnelles) Article 68 hiérarchie des créanciers bancaires Article 69 transposition du « paquet Marques » Article 70 ré-évaluation comptables des immobilisations corporelles des grands ports maritimes relevant de l’Etat et des ports de Paris et de Strasbourg Article 71 134 sous-articles de ratifications d’ordonnances, regroupés en XXIII thèmes, concernant des sujets aussi divers que: les émissions obligataires / le régime de résolution pour le secteur de l’Assurance / l’agent de Sûretés / la gestion … Lire la suite

Pour en finir avec les cygnes noirs qui n’en sont pas… et en cachent des vrais

Article publié sur le blog d’HYPERION LBC le 22 avril 2020. L’épidémie COVID-19 est souvent présentée comme un cygne noir. Ce n’en est absolument pas un, si l’on se réfère à la définition qu’en donne Nassim Nicholas Taleb dans son ouvrage célèbre de 2007 auquel on fait en général allusion. Elle était prévisible, pour preuve le plan interministériel pandémie 2013 issu du retour d’expérience H1N1 et de nombreuses épidémies antérieures. En revanche, comme je le montre dans cet article, le véritable cygne noir c’est la stratégie de confinement radical et pour tout dire binaire, adoptée en France et dans quelques autres pays. Ceci a un rapport direct avec les clauses de force majeure et de hardship des contrats commerciaux. En savoir plus ici

L’État peut-il respecter le principe personnaliste ?

Ajoutez votre titre ici Les propos qui suivent, extraits du discours du président Macron, le 9 avril 2018, aux Bernardins, devant les évêques de France, posent clairement la question des rapports entre l’Église catholique et l’État : “…si nous l’avons fait, c’est sans doute que nous partageons confusément le sentiment que le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé, et qu’il nous importe à vous comme à moi de le réparer (…) Il est de la nature de l’Église d’interroger constamment son rapport au politique, dans cette hésitation parfaitement décrite par Marrou dans sa Théologie de l’histoire, et l’histoire de France a vu se succéder des moments où l’Église s’installait au cœur de la cité, et des moments où elle campait hors-les-murs.” Membre de l’Association des Économistes Catholiques, j’ai jugé intéressant d’analyser la compatibilité de l’État avec la DSÉ (Doctrine Sociale de l’Église), sur laquelle s’appuie notre association.Le présent article présente des arguments soutenant l’idée que l’État puisse respecter la premier principe de la DSÉ, son principe de base : le principe personnaliste. Puis il énonce d’autres arguments, allant à l’encontre des premiers.Le principe personnaliste fait l’objet du chapitre 3 du Compendium de la DSÉ (“La personne humaine et ses droits”, articles 105 à 159). Il affirme que toute personne humaine, parce qu’elle a été créée par Dieu à son image, dispose d’une incomparable, intangible et inaliénable dignité. Celle-ci nécessite que les droits de l’homme (de tout homme) soient identifiés, proclamés et respectés en tout lieu et toute circonstance. Ma conclusion n’est pas une conclusion de Normand. Elle prend parti sans ambiguïté. Je ne suis bien sûr pas à l’abri d’une erreur de raisonnement, que tout lecteur attentif voudrait bien, alors, me signaler.D’autres articles sont en chantier, qui seront consacrés à la compatibilité de l’État avec les autres principes de la DSÉ.   La phrase qui me semble le mieux expliciter et résumer le principe personnaliste se trouve au paragraphe 135 du Compendium : “La dignité de l’homme exige donc de lui qu’il agisse selon un choix conscient et libre, mû et déterminé par une conviction personnelle, et non sous le seul effet de poussées instinctives ou d’une contrainte extérieure” (Concile Œcuménique Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et spes, 17: AAS 58 (1966) 1037; Catéchisme de l’Église Catholique, 1730-1732). Elle fait apparaître que la dignité humaine n’est pas respectée lorsque une personne est entravée par des chaînes, intérieures (les “poussées instinctives” auxquelles elle n’arrive pas à résister) ou non (les “contraintes extérieures” précitées). Ces contraintes extérieures peuvent s’exercer sous forme de force physique (armée, police, etc.) ou psychologique : tout ce qui relève de la manipulation. Celle-ci vise à endormir ou tromper la conscience de ses victimes. Elle utilise tout une batterie de techniques : injonction, mensonge, culpabilisation, sophismes, disqualification, menaces, chantage, etc. En première analyse, il semble que le rôle prioritaire de l’État soit, en exerçant ses fonctions dites “régaliennes” (défense, police, justice), de protéger les droits fondamentaux des citoyens (sécurité, propriété, liberté), en conformité avec le principe personnaliste.Lorsque l’État assure des fonctions non régaliennes, il est possible d’estimer que son action va dans le bon sens. Par exemple lorsqu’il gère la Sécurité Sociale, lorsqu’il organise et gère l’Éducation Nationale, ou les transports publics, ou le traitement du courrier postal. Ceci suffit-il à affirmer que, lorsque l’État exerce ses fonctions (régaliennes ou non), il respecte le principe personnaliste ? L’État n’utilise-t-il pas, alors, l’une ou l’autre des deux formes précitées de contrainte extérieure à l’égard des citoyens (force armée, manipulation) ?L’État n’est-il pas cette institution qui dispose, sur son territoire, du monopole de la violence légitime ? N’est-ce pas par la contrainte qu’il prélève les impôts, taxes, droits et autres contributions obligatoires qui lui permettent de se financer ?N’est-ce pas avec l’appui des forces de l’ordre, au besoin, qu’il impose le respect des lois et règlements qu’il édicte ?N’est-ce pas en instituant des monopoles (le sien, celui de la Sécurité Sociale, celui de la SNCF et de la RATP, celui de la Poste, etc.) qu’il interdit aux citoyens de choisir librement certains prestataires ou de proposer un meilleur service que celui desdits monopoles ?N’est-ce pas en ayant mis la main sur “l’Éducation Nationale” qu’il s’est donné les moyens d’endoctriner la jeunesse (et le corps enseignant), pour mieux les manipuler ?N’est-ce pas par le biais des médias “publics” qu’il poursuit le lavage de cerveaux et la manipulation commencés à l’école publique ?   Est-il possible de citer un seul service rendu par l’État sans que celui-ci exerce la moindre contrainte extérieure ? ll me semble que non ! Il n’est pas surprenant d’entendre le Christ nous dire (Mc 10, 32-45) : “Vous le savez : ceux que l’on regarde comme chefs des nations les commandent en maîtres ; les grands leur font sentir leur pouvoir. Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi. Celui qui veut devenir grand parmi vous sera votre serviteur. Celui qui veut être parmi vous le premier sera l’esclave de tous : car le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie en rançon pour la multitude.” Il semble donc que l’État ne soit pas en mesure de respecter le principe personnaliste, du fait que sa caractéristique première est son pouvoir de contrainte à l’égard des citoyens, quelles que soient les justifications données au dit pouvoir. Dans un prochain article, nous verrons si l’État est compatible avec le deuxième principe de la DSÉ, le principe du bien commun.

Le chrétien, l’argent et la finance

Interview parue dans la Revue Carmel N° 172 septembre 2019 Revue Carmel N° 172 septembre 2019. pp. 73 sqq. En théologie, le terme « économie » est utilisé pour parler du dessein de salut, des œuvres de Dieu ad extra. Au sens commun, il désigne, généralement, la gestion de l’argent. Comment articuler ces deux sens ?  Vous pouvez commencer par l’étymologie d’économie qui signifie : « loi de la maison ». L’économie, c’était ce qui réglait la manière dont fonctionnait la famille. Dans la notion de famille, vous retrouvez à la fois la notion matérielle qui a donné le sens moderne d’économie et la notion de « comment je régule une communauté pour la faire parvenir à sa perfection ». Cependant la différence radicale, c’est que dans la famille, le traitement des biens matériels est fondé sur la gratuité. À partir du moment où l’on entre dans ce qu’on appelle aujourd’hui économie, on sort de la gratuité et on entre dans un domaine d’échanges et de calculs. Et la question devient : « comment cette économie, au sens moderne, peut-elle s’inscrire dans un plan providentiel ? » Ce qui pose d’autres questions. Déjà, « comment se fait-il que c’est dans le monde culturellement chrétien que s’est faite la découverte de ce que nous appelons l’économie ? » Je pense que les qualités et la vision du monde que le christianisme, éventuellement sécularisé, apporte, donne une réponse. C’est-à-dire l’idée qu’il y a une histoire, l’idée que demain peut être meilleur qu’hier, l’idée que le travail, y compris manuel, est en soi une bonne chose, l’idée que la rationalité n’est pas incompatible avec la foi. Toutes ces idées-là ont doté les pays occidentaux de ce qui a permis le décollage de l’économie. Étant entendu qu’il s’est fait en étant accompagné par la sécularisation, c’est-à-dire, la perte progressive du lien avec cette matrice originelle. Donc d’un point de vue providentiel, il se passe quelque chose de tout à fait étrange, c’est-à-dire, un don de Dieu, prodigieux, mais qui s’est accompagné d’un recul progressif du lien et de la gratitude envers Dieu. Ce que j’illustre par le fameux cantique de Moïse dans le Deutéronome où Dieu se plaint de son peuple. Nous avons reçu des dons tout à fait prodigieux, que nous développons comme les israélites qui travaillaient leur terre à l’époque, mais avec plus de lien et de gratitude envers Dieu que nous… même lorsqu’ils se tournaient vers les autres dieux. Nous jouons un jeu dangereux. Nous croyons pouvoir nous attribuer nos succès économiques et nous croyons pouvoir les réguler tout seuls. Or il est manifeste que l’économie a besoin d’une base éthique pour fonctionner. Si celle-ci se corrode, c’est dangereux d’une façon générale, mais c’est dangereux pour l’économie elle-même. Une économie où la confiance mutuelle se réduit fonctionne moins bien, par définition. Une économie qui a des crises est une économie qui, à un moment donné, dissout le lien social et finit par se détruire l’économie. Nous vivons dangereusement comme les Israélites, dans la Bible, vivaient dangereusement en allant sur les montagnes adorer on ne sait qui. Quelles seraient les pistes pour que le monde économique sécularisé retrouve la source chrétienne qui l’a rendu possible ?  La réponse est la réponse biblique, c’est-à-dire : « revenez à moi ». C’est la réponse la plus naturelle. Elle doit s’accompagner aussi d’une évangélisation par intervention dans le domaine économique et financier. Ce n’est pas à un hasard si la période que nous vivons est celle du développement de la Doctrine sociale de l’Église, depuis 1891. Elle n’est pas radicalement nouvelle dans l’histoire de l’Eglise mais elle est nouvelle dans cette expression particulière, en s’appelant ainsi et en se présentant comme une doctrine spécifique dont le statut est intermédiaire. Jean-Paul II l’a présentée comme une branche de la théologie morale, ce qui veut dire qu’elle est porteuse d’un message évangélique. Simultanément elle traite de sujets largement mondains en faisant implicitement ou explicitement référence à la loi naturelle. D’ailleurs le message est présenté comme ne s’adressant pas spécifiquement aux catholiques, mais à tous les hommes de bonne volonté. La Doctrine sociale, donc, clairement est à cheval sur les deux registres. À la fois, elle dit des choses qui peuvent conduire les gens qui les entendent au Christ, et des choses qu’ils peuvent comprendre sans avoir la foi. Avec un élément de base qui est l’importance de l’éthique et de la morale. Ce qu’elle dit, c’est qu’on ne peut pas penser l’économie sans la morale. Ce qui est le contraire de ce que disent les manuels d’économie qui disent plutôt : « vous avez vos préférences, je m’en fiche. Mon travail comme économiste, c’est de voir ce que signifie le jeu de ces préférences dans l’activité économique de production et d’échanges. Je considère ces préférences comme des données. » Or dans l’activité humaine, il n’y a pas cette séparation. Les préférences comportent un jugement de valeur, de bien ou de mal. Dans le comportement du producteur, dans la vie collective d’une entreprise, il y a une dimension éthique. Quand la réflexion économique a commencé à naître, c’est-à-dire au Moyen-âge, les scolastiques l’inséraient dans la morale. Dans la Somme de théologie de saint Thomas, il en est question dans l’étude des vertus morales, et cela a continué ainsi jusqu’au XVIIIe siècle. Adam Smith, considéré comme le fondateur de l’économie politique moderne, est intermédiaire. Il a encore un souci moral, mais il donne des instruments intellectuels qui conduisent à son dépassement. Dans son fameux apologue, le boulanger fait du bon pain non pour faire du bien mais pour faire de l’argent. Il peut être amoral mais en même temps rendre service. Mais dans l’idée de Smith, il y a encore l’idée d’une Providence qui tire un bien d’un mal. Après lui, on en est venu à se dire : « méthodologiquement, je me fiche des considérations morales ou éthiques du boulanger, je regarde pourquoi il fabrique et comment il vend. » Puisque Dieu tire un bien d’un mal, comme le dit Saint Augustin, n’en est-on pas venu, en évacuant Dieu du champ de l’économie, à légitimer le mal par le bien qui pourrait en … Lire la suite

Règle de saint Benoît et gouvernance d’entreprise

Sœur Loyse Morard osb a publié depuis 2017 « Regard sur la Règle de saint Benoît », une série de livrets thématiques sur la Règle de saint Benoît[1] à l’usage de la vie quotidienne. Nous en avons lu quelques-uns avec des lunettes entrepreneuriales. C’est l’occasion de partager ces notes de lecture et de refaire un survol des nombreuses transpositions de préceptes bénédictins voire de la Règle dans son ensemble, à la gouvernance et au management d’entreprise. Dans un précédent article AEC, « Entreprises inspirées, sources chrétiennes et orientales», nous avions déjà proposé une recension relativement complète d’ouvrages ou initiatives issues de la spiritualité bénédictine, ignatienne et bernardine appliquées ou applicables (moyennant quelques précautions…) à la vie de l’entreprise. Ayant passé 33 années en entreprises et ensuite 3 années à l’abbaye Saint-Wandrille (76) comme adjoint au cellérier, l’auteur du présent article a l’audace de penser qu’il ne contient pas trop de contre-vérités, ni sur l’entreprise ni sur la Règle. Les trois années en question ont été principalement consacrées à coopérer à une transposition de la Règle de saint Benoît à la gouvernance et au management d’entreprise, qui a débouché sur les « Douze Règles de Vie de l’Entreprise ». Ainsi qu’à la mise au point d’un référentiel d’évaluation (due diligence) utilisable dans le cadre d’une approche RSE (responsabilité sociétale d’entreprise) ou ISR (investissement socialement responsable). [1] Saint Léger Editions (Chemins de saint Benoît, La Pierre qui Vire http://saintlegerproductions.fr/Regard-sur-la-regle-de-saint-Benoit.html) 1/ Regard sur la Règle de saint Benoît, de sœur Loyse Morard osb Sœur Morard est moniale bénédictine du monastère d’Ermeton-sur-Biert en Belgique. Elle a été prieure de sa communauté pendant vingt-huit années. Ayant commenté la Règle de saint Benoît (RB dans la suite) non seulement pour ses sœurs mais aussi pour des laïcs, elle a rédigé cette série de synthèses thématiques en vue de leur application possible dans la vie quotidienne. Les dix thématiques, abordées par autant de livrets d’une centaine de pages de petit format, sont les suivantes : L’art de gouverner Vivre en frères Obéir, une sagesse ? Silence et ascèse De la crainte à l’amour : l’humilité La prière Le travail Les défis du quotidien Accueillir, s’ouvrir au monde Aimer la vie. Parmi ceux-ci, nous avons lu seulement ceux indiqués en italiques, en ayant en tête les applications possibles à la gouvernance et au management d’entreprise. Ce qui ne veut pas dire que les autres n’ont pas d’utilité dans la vie en entreprise, le contraire est même évident. Par exemple, tous les experts en management et en leadership savent que l’humilité (devant les faits, et devant sa place dans l’entreprise ou plus généralement dans la Création) et la qualité première de celui qui dirige. Jim Collins (Management Research Laboratory, Boulder, Colorado), gourou reconnu (parmi d’autres) du leadership à la sauce américaine, auteur d’un classement annuel des dirigeants, affirme dans la très sérieuse Harvard Business Review que le plus haut niveau du leadership est l’alliance de l’humilité avec une « résolution sans faille » : https://hbr.org/2001/01/level-5-leadership-the-triumph-of-humility-and-fierce-resolve-2 . Lors de l’élection de Mgr Jorge Bergoglio connu maintenant sous le nom de François, Jeffrey A. Kames s’empressa d’ailleurs de publier « Lead with humility- 12 leadership lessons from Pope Francis »[1]. Voici donc quelques notes ou citations recueillies à l’occasion de ces lectures. Il est plus que probable que, si sœur Loyse Morard osb était priée de résumer ses « regards sur la Règle de saint Benoît » à l’usage des entreprises et de ceux qui les peuplent, elle aboutirait à un résultat significativement différent de ce qui va suivre. Il ne faut donc voir dans ce qui suit qu’une interprétation personnelle. 1.1 Généralités Sœur Morard insiste régulièrement sur les adoucissements apportés par saint Benoît à la « Règle du Maître »[2], non par angélisme mais au contraire par réalisme sur les faiblesses de la nature humaine déchue. Elle revient fréquemment dans les différents opuscules, sur ce qu’elle considère comme les trois piliers de la vie monastique : obéissance (ch. 5 de la RB), retenue dans les paroles (ch. 6) et humilité (ch.7). Après le «premier directoire» (chapitres 1 à 7), saint Benoît introduit de longs développements dans son « second directoire » (chapitres 64 à 72) : thèmes du gouvernement (institution de l’abbé, le prieur du monastère), du silence (portier du monastère, frères en voyage) et obéissance (choses impossibles, ne pas défendre les autres, ne pas frapper à tout propos, s’obéir mutuellement) et enfin, le « bon zèle ». Dans chaque chapitre ou sur chaque sujet d’importance, Saint Benoît a coutume de commencer par poser un principe spirituel absolu, et de le compléter ou nuancer ensuite par des indications pratiques. Pour lui, les règles générales ne passent pas avant le souci des personnes. La Règle est écrite non pour des Parfaits mais pour des débutants qui acceptent de l’être (cf. chapitre 73, verset 8). La vie monastique n’est pas réservée aux forts ; les faibles y ont une place. 1.2   L’art de gouverner : « Servir plutôt que commander » L’art de commander est d’abord un art d’aimer. L’obéissance du moine est proportionnelle à la charité de l’abbé. Elle en dépend. L’abbé est responsable non seulement de la manière dont il enseigne le « précepte du Seigneur » mais aussi… de l’obéissance de ses disciples qui répond à sa charité pratique (v6). Le rôle de l’abbé est de relancer, autant qu’il peut, ce mouvement de la vraie vie dans le corps de la communauté. Le danger est pointé de « la paille et la poutre » dans la vie communautaire (v14-15) La vie monastique n’est pas réservée aux forts ; les faibles y ont une place.          Discretio et moderatio (discernement et prudence) sont deux attitudes-clés de l’art de gouverner. Le Prieur (« n° 2 » de la communauté, chargé notamment de la discipline) apparaît comme «mal nécessaire». On sent que saint Benoît a introduit son rôle à contrecoeur et a souffert d’expériences malheureuses. On sent également – le contraire serait incongru – que c’est la nécessité de la fonction qui lui pose problème, et non les qualités ou défauts de la personne qui l’occupe. … Lire la suite