Barthélémy, Laurent
Bichot, Jacques
Chaumeton, Étienne
Coulange, Pierre
Garello, Jacques
Garello, Pierre
Givry, Jean-Pierre
Hülsmann, Guido
Jallas, Thierry
Kaminski, Philippe
Largillier, Bernard
Lauzun (de), Pierre
Lecaillon, Jacques
Lecaillon, Jean-Didier
Lelart, Michel
Magnouloux, Hervé
Michaut, Dominique
Naudet, Jean-Yves
Ordody, Stanislas
Schwerer, François
Articles co-écrits
Dépénalisation des drogues : ce qu’en dit l’économie
Article de Jacques Garello publié le 5 mai 2016 sur Contrepoints (rubrique Libertés publiques) L’analyse économique de la dépénalisation des drogues est limpide. Contre l’évidence économique, la consommation de drogue peut-elle être freinée par la prohibition ? By: aeroSoul – CC BY 2.0 Les déclarations de Jean-Marie Le Guen, président du groupe socialiste à l’Assemblée, qui exerçait naguère la profession médicale, ont ouvert un débat sur la dépénalisation des drogues qui divise le gouvernement, mais aussi l’opinion publique. On ne peut ramener le débat sur la dépénalisation des drogues, comme le font certains, à un choix entre pour ou contre la drogue. Je crois que Le Guen est tout à fait hostile à la consommation de cannabis, mais il se demande, comme bien d’autres, si la prohibition est le meilleur remède à ce terrible fléau. On ne peut pas davantage le ramener à un choix entre pour ou contre la liberté. À la différence des libertariens, et à titre personnel, je suis hostile à la drogue, à l’avortement, à l’euthanasie, à la gestation pour autrui, parce que je professe que la liberté a pour noble mission de développer la dignité de la personne humaine, et non de l’avilir. Que quelqu’un fasse un indigne usage de sa liberté, ce choix est lamentable mais je n’ai pas à l’interdire. Que la loi interdise est une autre question, le législateur est souvent mal inspiré ; on le voit à propos du projet délirant de pénaliser lourdement les clients des prostituées. La prohibition aux États-Unis Je crois ce préambule indispensable pour exposer, en toute sérénité, ce qu’est l’analyse économique de la prohibition. Elle est née des leçons tirées par les Américains après la prohibition de l’alcool dans les années vingt (1919-1933). Plusieurs économistes, dont Roger Leroy Miller, ont analysé les effets pervers de cette prohibition : le marché noir de l’alcool est immédiatement apparu, il a été organisé par les gangsters, et la mafia en particulier, il a débouché sur le crime, la corruption dans la police, la politique. l’alcool frelaté distribué en très grande quantité a causé décès et handicaps, frappant plus durement les consommateurs pauvres, les riches ayant les moyens d’acheter le bon alcool. Alcool et drogue Cette analyse peut-elle être validée pour la drogue ? Je crois que la distinction entre drogues douces et dures est contestable, s’il est vrai qu’un jeune sur quatre aura fumé un joint mais sans addiction, il n’en demeure pas moins que l’on passe parfois à l’étape suivante. Dans ces conditions, il est déraisonnable de considérer la consommation de cannabis comme une mode sans lendemain, ou l’expérience d’un soir. En fait, la drogue pose un problème plus aigu que l’alcool, c’est le prosélytisme. Nombre de buveurs américains n’avaient pas besoin des trafiquants pour se saouler, ils le faisaient avant la prohibition. En revanche, les trafiquants de drogue organisent bien leur affaire : d’une part ils distribuent les premières doses gratuitement et les jeunes y prennent vite goût et seront des clients fidèles ; d’autre part ces clients se transformeront en dealers pour se procurer l’argent dont ils ont besoin pour se droguer eux-mêmes. Les trafiquants, eux, se gardent bien d’une telle imprudence. C’est donc la diffusion de la drogue, et dans des milieux stratégiques, comme les écoles et lycées, qui est encore plus inquiétante que la consommation de drogue. Pourquoi une analyse « économique » de la dépénalisation des drogues ? Parce que l’économie prend en compte la logique des comportements et de l’action humaine. La prohibition crée la pénurie. L’offre du produit rare engendre des bénéfices substantiels. Elle attire des producteurs sans scrupule, l’argent sale encourage les trafiquants, et les bénéfices sont encore plus élevés s’il y a un monopole local (d’où les fusillades marseillaises). La pénurie disparaîtrait si la concurrence des producteurs parvenait à saturer le marché avec des prix abordables. Mais les débouchés peuvent s’élargir grâce au prosélytisme, de sorte que la rente des producteurs se maintiendra. Enfin la drogue a l’avantage d’être un produit facile à transporter, à cacher, à distribuer : tandis que l’alcool appelait une organisation complexe et coûteuse, à la seule portée de grandes entreprises de gangsters. La drogue circule dans des réseaux très restreints, avec des micro-trafiquants. Le poison peut ainsi se propager dans tous les lieux, tous les milieux. La drogue se socialise, bien que l’autoproduction de cannabis ait fait son apparition. Et la prévention ? Je ne sais si cette analyse économique aura convaincu ceux qui ne la connaissaient pas. Mais elle donne à réfléchir et à mon sens mérite d’être sérieusement prise en compte dans le débat sur la prohibition. Elle a pourtant des limites car la prévention est toujours préférable à la répression : c’est non plus du côté de l’offre mais du côté de la demande qu’il faudrait agir, une solide éducation écarterait la jeunesse des démons tentateurs et des rêves éphémères.
Créativité et enthousiasme: à propos de l’encyclique Laudato si
Lorem ipsum dolor sit amet, consectetur adipiscing elit. Ut elit tellus, luctus nec ullamcorper mattis, pulvinar dapibus leo. On pourra se reporter au lien suivant : Créativité et enthousiasme face à la crise écologique
Jean-Yves Naudet – Benoît XVI ou l’économie éthique
Télécharger la version pdf de l’article paru dans Le Figaro du 10 juillet 2009 Voilà des mois qu’on attendait une encyclique sociale de Benoît XVI (Caritas in veritate), la première du magistère romain depuis Jean-Paul II (Centesimus annus 1991). Les spéculations allaient bon train et certains experts annonçaient que le Pape allait affirmer que Marx avait vu juste et publier un manifeste contre le capitalisme. Il n’en n’a rien été et le texte rendu public mardi 7 juillet, s’il est très sévère pour certains comportements humains, surtout dans la crise actuelle, n’en reste pas moins dans le ligne de Jean-Paul II et de ses prédécesseurs dans sa défense des institutions de l’économie de marché. Benoît XVI rappelle qu’il n’y a pas deux doctrines sociales « l’une préconciliaire et l’autre postconciliaire ».
L’arnaque cryptomonétaire, par Jacques Bichot
Article de Jacques Bichot, économiste, professeur émérite à l’université Lyon 3 Publié le 15 février 2018 sur Économie-Matin. Dans Les Échos du 18 février, Gaspard Koenig a écrit un article intitulé : « Le Bitcoin, c’est mieux que l’euro ». La Rédaction a fait précéder l’article d’une phrase destinée à en faire connaître rapidement la teneur : « Par certains aspects, le Bitcoin est bien plus rassurant et tangible que nos économies en euros ». Tangible, l’adjectif est amusant pour une cryptomonnaie qui, par construction, est purement virtuelle ; son usage montre à quel point de confusion intellectuelle on peut en arriver dans notre société où la rationalité se fait de plus en plus rare et la crédulité de plus en plus fréquente. Tangible, l’adjectif est amusant pour une cryptomonnaie qui, par construction, est purement virtuelle ; son usage montre à quel point de confusion intellectuelle on peut en arriver dans notre société où la rationalité se fait de plus en plus rare et la crédulité de plus en plus fréquente. Monnaie de crédit et « fiat monnaie » L’euro est une monnaie de crédit. Cela signifie que toute créance à vue sur une banque libellée en euro provient de l’attribution d’un prêt ou de l’achat d’un titre, par exemple une obligation. Une banque ne prête jamais de l’argent préexistant, elle créée chacun des euros ou dollars qu’elle met à la disposition d’un agent à besoin de financement, par exemple une entreprise, un ménage acquéreur d’un logement, ou un Etat. Quand le prêt est remboursé, de la monnaie disparaît. Certes, la monnaie peut circuler par virement d’un compte créditeur à un autre, mais il n’est pas rare qu’elle s’évanouisse dans un paiement : c’est ce qui arrive lorsque M. Dupont rembourse son emprunt immobilier par le débit de son compte à vue sur les livres (en fait, dans les ordinateurs) de la banque prêteuse. La monnaie de crédit est ainsi constituée de créances sur des banques qui obéissent aux règles applicables à l’ensemble des créances libellées en unité monétaire. Le langage usuel prête à confusion : on dit généralement que l’euro est une monnaie, mais pour être parfaitement exact il faudrait dire que c’est une « unité monétaire ». Et qu’est-ce donc qu’une unité monétaire ? Un nom, un signe de reconnaissance, une étiquette qui facilite les opérations. Si telle marchandise est proposée à la vente au prix de 100 €, vous pouvez peut-être l’acquérir en donnant des billets libellés en dollar ou en livre sterling, mais il faudra alors convenir d’un taux de change, tandis que si vous sortez de votre poche 2 billets de 50 € ou un instrument – carte de crédit ou téléphone portable – servant à faire créditer le compte du vendeur de 100 € par le débit du votre, l’opération est simplissime : + 100 d’un côté, – 100 de l’autre. La fiat monnaie, elle, n’est pas un ensemble de créances : elle est composée d’objets, matériels, symboliques ou immatériels, qui peuvent circuler de main en main ou d’un ordinateur à un autre. Certains Etats ont utilisé des billets, par exemple l’Etat français lors de la Révolution. Un assignat n’était pas une dette d’une banque d’Etat (le Trésor public) mais un morceau de papier imprimé, sur lequel figurait un nombre d’unités monétaires, et que chacun devait (théoriquement) accepter en paiement. Le bitcoin et les autres cryptomonnaies, pareillement, ne sont pas des dettes ; en revanche, comme les organismes émetteurs n’ont pas le pouvoir politique, personne n’est légalement tenu d’accepter en paiement un virement en bitcoins. Les cryptomonnaies sont des fiat monnaies privées qui diffèrent des assignats sur un autre point, très important : les souscripteurs semblent avoir confiance dans la promesse des émetteurs de limiter leur « mining » à un nombre donné de bitcoins (ou de ripples, etc.) alors que les Français de la fin du XVIIIe siècle n’ont pas cru longtemps à la promesse des autorités révolutionnaires de n’émettre qu’une quantité limitée d’assignats. Les fiat monnaies privées bénéficient du désarroi des populations face au comportement des grandes banques centrales, qui ont accru massivement leurs opérations, lesquelles ont été présentées par la plupart des média (et quelques économistes incompétents) comme un recours à la planche à billets. L’erreur des autorités Si des personnages tels que Gaspard Koenig peuvent surfer sur la vague des fiat monnaies privées contemporaines, en les disant « mieux que l’euro », c’est en grande partie parce que de grandes banques centrales se sont conduites depuis une grosse décennie en sauveteurs d’Etats mal gérés, dont les dirigeants auraient dû connaître les affres de la faillite. La faillite des débiteurs excessifs est une sanction essentielle au bon fonctionnement des monnaies de crédit et des systèmes financiers qui leur sont associés. Les faillis, certes, sont punis par leur mise hors-jeu, même si le déshonneur n’est plus ce qu’il était. Mais les prêteurs inconséquents le sont également, car ils assument les pertes que leurs erreurs de jugement relatives à la solvabilité des emprunteurs ont contribué à engendrer. Notre système monétaire et financier, au niveau mondial, est entièrement régulé par la surveillance de la solvabilité des emprunteurs. Normalement, les risques les plus importants doivent être assumés par les fonds propres, c’est-à-dire par des actionnaires. Or l’emprunt est trop mis à contribution, notamment par les États, qui ne s’endettent pas simplement pour réaliser des investissements, mais pour couvrir des déficits courants tout-à-fait anormaux en dehors des conflits armés majeurs. Les grandes banques centrales ont acquis des volumes incroyables d’emprunts émis par des États mal gérés. Elles ne l’ont pas fait en émettant de la monnaie – les billets de banque n’ont plus la cote – mais en s’endettant auprès des banques de second rang. Leurs dirigeants ont-ils réellement cru aux discours qu’ils ont tenu pour justifier cette politique, à savoir qu’il fallait absolument éviter une grave récession ? Je pense plutôt qu’ils ont jugé plus réaliste compte tenu des rapports de force, et plus confortable, de fournir aux politiciens la possibilité d’échapper aux règles de solvabilité sur lesquelles repose notre édifice monétaire et financier. Les émetteurs de cryptomonnaies, ces fiat monnaies privées, ont ... Lire la suite
Bossuet: Sermons de Carême et RSE
Article Laurent Barthélémy Bossuet est quelquefois cité, à temps et à contre-temps, pour commenter (mélancoliquement) les temps actuels. Il peut paraître étrange, et en tous cas anachronique, de le convoquer ici à propos de la RSE (responsabilité sociétale des entreprises); cela semble assez loin des préoccupations eschatologiques du Carême et la notion d’entreprise n’était pas d’actualité à la Cour de Louis XIV. Encore moins celle de RSE: on se contentait du rôle naturellement joué par les corporations de métiers, corps intermédiaires d’une société ordonnée au bien commun. Cependant… La phrase de Bossuet qui revient le plus souvent dans les conversations mondaines (Linkedin, éditoriaux de revues à grand tirage, blogs divers) est celle-ci, extraite de son “Histoire des variations des églises protestantes” (Livre IV): « Mais Dieu se rit des prières qu’on lui fait pour détourner les malheurs publics quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer. Que dis-je? Quand on l’approuve et qu’on y souscrit. » Elle est souvent reformulée et résumée comme ceci: “Dieu se rit de ceux qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes”. Il faut bien dire qu’elle trouve trop souvent à s’appliquer, en France ou ailleurs. Moyennant quoi la citation proposée dans ce billet provient des Sermons de Carême dits “Le Carême du Louvre”, prononcés en 1662 devant le Roi (dont la liaison avec Mlle de La Vallière était cause de scandale public) par celui qui n’était pas encore l’Aigle de Meaux ni le complice du Roi en gallicanisme (hélas), dans l’affaire des Quatre Articles. L’exercice, tout soutenu que fût Bossuet par la Reine mère Anne d’Autriche, demandait un certain doigté car il s’agissait pour monsieur l’abbé Jacques-Bénigne Bossuet, Nathan moderne, de dire en face à David (celui d’Uri le Hittite et de Bethsabée) qu’il était pécheur public.Ceci en présence de la Vallière et de quelques grands courtisans pas tous bienveillants. Le Roi ne souhaita d’ailleurs pas renouveler l’exercice l’année suivante…A noter cependant qu’à l’époque le chef de l’Etat (et inventeur de la formule), avait l’humilité de se laisser sermonner, fût-ce en termes voilés, devant témoins par un ministre de Dieu, dont il était conscient de tenir son pouvoir (Ro 13,1). Le sermon dit “Sur l’ambition”, dimanche 19 mars 1662, précède celui “Sur la mort”, sans doute plus connu, du mercredi 22 mars de la même année. Bossuet y écrit et dit ceci: “Un fleuve, pour faire du bien, n’a que faire de passer ses bords ni d’inonder la campagne; en coulant paisiblement dans son lit,il ne laisse point d’arroser la terre et de présenter ses eaux aux peuples pour la commodité publique.” (page 141 de l’édition Gallimard Folio classique). Cette formule, transposée à l’entreprise et à son rôle dans la société, ne tient-elle pas le juste milieu entre les excès: – d’un Friedman, héraut de l’école ultra-libérale, qui proclama tout bonnement (avant de s’amender sur le tard) que “la responsabilité sociale de l’entreprise est de maximiser le profit de ses actionnaires à condition de respecter les lois en vigueur ” (reformulation simplifiée par nous du fameux article publié dans le New York Times Magazine du 13 septembre 1970; qui lui-même reprend une thèse de Capitalisme et Liberté, élaborée dès 1962) – des excès inverses d’une RSE (responsabilité sociétale des entreprises version idéologie du Développement Durable) mal comprise (précisément ce que Friedman cherchait à corriger par son article au vitriol); qui voudraient faire endosser à l’entreprise tout le poids du bien commun et la transformer en association philanthropique, oubliant que c’est le Gouvernement (au sens premier) de la société qui est garant du bien commun, l’entreprise n’était qu’un corps social parmi d’autres? Sur ce, bon Carême (et bonne lecture si cela vous donne envie de (re)lire Bossuet, ce qui, jusqu’à preuve du contraire, n’a jamais fait de mal à personne).
Le dogme managérial du digital
Article de Jacques Bichot, publié le 9 mars 2018 sur Économie-Matin Le plus souvent, dans mes articles « grand public », je présente une analyse personnelle de tel ou tel phénomène ou problème économique. Je vais aujourd’hui – une fois n’est pas coutume – porter à votre connaissance une analyse que je viens de découvrir dans un mensuel que tout le monde n’a pas l’occasion de lire, Liaisons sociales magazine (n° 180, mars 2018). Il s’agit d’une interview de Sandra Enlart, directrice générale d’Entreprise et Personnel. Cet organisme se définit lui-même comme « un réseau associatif d’entreprises consacré à la gestion des ressources humaines et au management des hommes et des organisations ». Il n’hésite pas à remettre en question certains engouements, mythes ou dogmes qui fleurissent à notre époque où la crédulité est grande en dépit de l’importance de nos connaissances. L’article intitulé « Le digital a été instrumentalisé par les entreprises » remet les pendules à l’heure : le numérique n’est pas LA solution, mais une technique qui donne de bons ou de mauvais résultats selon la façon dont on l’utilise. L’informatique permet d’exploiter les données, mais aussi les hommes Le chapeau qui présente l’interview pose la question : « Le dogme managérial du digital serait-il une imposture ? ». Sandra Enlart y répond clairement : « Il n’y a pas de transformation réelle des entreprises avec le digital, mais plutôt une instrumentalisation du discours répondant à leurs besoins : renforcer l’engagement des salariés et gagner en productivité ». Autrement dit, l’informatique est utilisée pour faire « suer le burnous », comme on disait vulgairement à l’époque coloniale, sans que le personnel se rende véritablement compte qu’il est exploité, puisque les efforts qui lui sont demandés le sont au nom d’une sorte de divinité à laquelle, selon la mentalité ambiante, on ne saurait rien refuser. Concrètement, à l’interviewer qui fait référence aux poncifs habituels en la matière, réseaux et travail collaboratif, Sandra Enlart répond : « Le propos reste superficiel. Contrairement à ce que l’on a pu dire, la plupart des entreprises restent organisées en silos, dans une logique taylorienne. Les structures de pouvoir n’ont pas changé, l’importance des process n’a absolument pas reculé avec la digitalisation, au contraire même. Nous allons vers de plus en plus de contrôle et de reporting sophistiqués qui permettent de tracer l’activité des salariés, alors qu’on nous raconte un monde digital dans lequel l’initiative serait récompensée et le nomadisme synonyme de liberté. » Autrement dit, l’informatique est souvent utilisée comme une poudre de perlimpinpin censée guérir des maladies contre lesquelles elle est inefficace. On quitte le domaine du rationnel pour entrer dans un monde réputé féérique, mais en réalité souvent inhumain, oppressif. Le numérique peut être abrutissant L’abêtissement provoqué par un certain usage du numérique n’a donc rien à envier à celui qui s’est produit, pour de nombreux emplois, avec le travail à la chaîne il y a un demi-siècle. Sandra Enlart explique que c’est le cas même pour les managers, qui « se transforment souvent en suiveurs de l’information numérique qui s’accélère et n’ont plus le temps de prendre du recul sur leur activité. Ils perdent de leur capacité à hiérarchiser leurs tâches et à réaliser un travail de fond. (…) Leur capacité de discernement est mise à mal. » L’aspect magique est notamment présent, explique la directrice d’Entreprise et Personnel, dans l’utilisation des algorithmes pour les procédures d’embauche et de gestion du personnel. Les programmes de tri utilisés par les cabinets de recrutement et autres organismes susceptibles d’aider à mettre la bonne personne à la bonne place sont basés sur des données et des critères dont le DRH n’est généralement pas informé. Censés apporter un concours réputé scientifique à la direction du personnel pour recruter ou faire évoluer les salariés dans leur entreprise, les algorithmes et les bases de données utilisés jouent le rôle de divinités mystérieuses en lesquelles on a la foi du charbonnier. Le décideur est sans doute soulagé de se dire que ses choix s’appuient sur des lumières en quelque sorte surnaturelles, mais il ne s’agit que de confort psychologique, pas d’efficacité. Sandra Enlart n’utilise pas l’expression « confiance aveugle », mais elle n’en est pas loin quand elle dit : « Je constate que les DRH ont une croyance très forte dans les algorithmes et n’en contestent pas les résultats. » Soyons cartésiens vis-à-vis du digital Croyance est le mot décisif. C’est celui que l’on utilise pour les phénomènes religieux et pour les opinions particulièrement fortes portées par un phénomène d’entraînement collectif. Certes, on peut avoir une croyance et rester rationnel, mais ce n’est pas facile. L’esprit cartésien se caractérise par un souci de vérification ; le doute n’est levé, et encore pas forcément en totalité, que par une investigation méticuleuse. A ce propos, il est un récit très instructif dans les évangiles, celui du doute des apôtres à propos de la résurrection de Jésus. La version la plus impressionnante se trouve à la fin de l’évangile de Jean, lorsque Thomas, absent lors d’une apparition du Ressuscité, refuse de croire les autres disciples sans avoir la preuve que ce qu’ils disent est vrai : « Si je ne vois à ses mains la marque des clous et si je ne mets la main dans son côté, je ne croirai pas. » Thomas est souvent décrié pour son manque de foi, mais, personnellement, j’ai pour lui une grande sympathie : voilà un homme qui ne se contente pas de hurler avec les loups ou de bêler avec les moutons ; il a son propre jugement, ses propres exigences en quelque sorte cartésiennes, et avant de prendre une décision importante il tient à vérifier l’information qui lui est donnée. L’informatique est le traitement électronique d’informations codées sous forme numérique. Qu’elle traite des milliards de données n’a aucun intérêt si ces données ne sont pas pertinentes et vérifiées, ou si les algorithmes utilisés ne conviennent pas au problème traité. L’interview de Sandra Enlart introduit le doute cartésien vis-à-vis de cette sorte de croyance magique qui s’est constituée autour des vertus du digital : bravo ! Powered By EmbedPress
Entreprises inspirées : sources chrétiennes et orientales
Article Laurent Barthélémy On parle beaucoup d’entreprise libérée (oui, mais de qui ou de quoi et pour quoi?), d’entreprise éclairée (oui, mais comment et par quelle lumière ?), etc. Alors pourquoi pas l’entreprise inspirée ? (oui, mais par qui ou par quoi et pour quoi ?) Outre quelques ouvrages sur lesquels on reviendra à la fin de cet article, un colloque à la Maison des sciences de la gestion se tenait jeudi 22 mars sur le thème temps et place de la spiritualité en gestion à la Maison des sciences de la gestion (voir le programme ici). Y compris “Oser la spiritualité en tant que dirigeant”. Un de nos confrères AEC y participait. Les auteurs spirituels chrétiens, en particulier les fondateurs d’ordres religieux, ont toujours inspiré des décideurs, ou des conseillers de décideurs, notamment dans le monde économique mais aussi politique. Ils ont souvent été eux-mêmes, spécialement les moines, des décideurs économiques, et savaient – savent encore- de quoi ils parl(ai)ent. Nous porterons notre attention principalement sur saint Benoît et sa Règle, sans pour autant nous priver d’un coup d’œil du côté de l’auteur des Exercices spirituels, saint Ignace de Loyola, ainsi que de saint Bernard de Clairvaux (dans le De Consideratione, conseils énergiques adressés à son ancien disciple devenu pape, Eugène III, confronté aux dangers des affaires du monde). Un tour d’horizon préalable nous montrera aisément que l’on peut trouver bien d’autres sources chrétiennes y compris récentes, transposables peu ou prou à l’administration et à la gestion de l’entreprise (pardon : à la gouvernance et au management) ; et plus globalement à la manière d’être dans le milieu professionnel. Un survol des apports de certaines spiritualités orientales est proposé en final. La source : l’Evangile La référence commune des auteurs chrétiens, le moyeu de tous ces rayons, est évidemment l’Evangile. Les exemples et les paraboles d’origine économique y sont d’ailleurs largement majoritaires. Par ailleurs si on parle d’économie du salut (le «jeu» de la grâce divine et de l’action humaine, à l’échelle individuelle et à l’échelle cosmique), de Rédemption (rachat), de «remise de dettes» (le Notre Père : dimitte nobis debita nostra, sicut …) ce n’est certainement pas un hasard ou une facilité de langage. La maison fait crédit, mais pas indéfiniment (Mat 10,28). Aristote éclairé par l’Evangile a permis à saint Thomas d’Aquin et aux scolastiques d’élaborer une doctrine économique (sens du travail, rôle de l’économie dans la société, juste prix, juste salaire, justice sociale commutative et distributive, association du capital et du travail, devoirs de l’employeur à l’égard de l’employé[1] etc.) parfaitement cohérente et pertinente encore aujourd’hui, dans ses principes. Les Franciscains et les Dominicains, bientôt relayés par les Jésuites, ont puissamment contribué à cadrer l’activité financière et bancaire du Moyen Age et de la Renaissance. Et pour cause : les Franciscains devaient concilier une vie pauvre avec la détention obligée de quelques biens terrestres. Cela leur valut des démêlés avec la Papauté. D’où l’approfondissement de la différence entre nue-propriété et usufruit, qui est en prise directe avec la notion de propriété privée dans la doctrine sociale de l’Eglise catholique : la propriété privée est légitime dès lors qu’elle est conçue et vécue comme une gérance de biens à destination universelle, et non comme accumulation solipsiste. L’intitulé même de la parabole sur «le pauvre Lazare et le mauvais riche» (saint Luc 16,19-31) montre clairement qu’il existe aux yeux du Christ et de son Eglise de bons riches : sinon on nous aurait parlé de Lazare et du riche, tout simplement. La différence entre pauvres matériels et pauvres en esprit, bons et mauvais riches, réside dans l’attitude par rapport aux biens matériels : en être détachés ou pas, les considérer comme un dû ou pas, se considérer comme gérant ou propriétaire. Différence qu’on retrouve dans Péguy quand il distingue misère et pauvreté. A côté des auteurs spirituels, que nous allons étudier de plus près dans un instant, toute une littérature a proliféré autour de la transposition des Evangiles ou de la personne de Jésus-Christ à l’entreprise et à sa direction. Le meilleur y côtoie le pire. Le pire est la réduction abstraite ou au contraire purement émotionnelle, d’une doctrine qui concerne l’homme et sa destinée terrestre et éternelle, fournissant une explication du monde on ne peut plus globale (certains diraient holistique), à des méthodes de management orientées vers la pure efficacité opérationnelle et matérialiste. L’un n’exclut pas l’autre, mais cela revient à replier un espace à trois dimensions (au moins !) sur une simple droite, avec l’appauvrissement voire la distorsion que cela suppose. Le meilleur est la transmission d’expériences vécues par des dirigeants chrétiens, moines ou laïcs, qui ont aligné leur pratique quotidienne et leur vision de l’entreprise sur l’anthropologie et la morale catholique. Certains auteurs n’hésitent pas à voir en Notre Seigneur Jésus-Christ une sorte de super-CEO ou d’hyper-Leader : Jesus CEO, Using Ancient Wisdom for Visionary Leadership, Laurie Beth Jones, Hyperion Books, 1995 Jesus Entrepreneur, Laurie Beth Jones, 2002 Jesus Manager, Helmut Schuler, August Dreesbach Verlag,2017 Comment Jésus a coaché douze personnes ordinaires pour en faire douze leaders extraordinaires, Jean-Philippe Auger, Salvator, 2016 C’est extraordinairement réducteur, mais cependant pas dénué d’intérêt dans la mesure où l’on ne perd pas de vue que les véritables enjeux sont ailleurs. Ce qui est critiquable, ce n’est pas de faire dériver de l’Evangile (et de la Tradition qui transmet ce dépôt de l’Evangile sans l’altérer ni le diminuer mais en l’expliquant) des principes de management ou de leadership, c’est de réduire Jésus-Christ à un manager, avec tous les contresens possibles que favorise une interprétation directe des textes. Les Pères de l’Eglise eux-mêmes se contredisent parfois mutuellement sur tel ou tel passage obscur à la seule raison (la parabole de l’intendant malhonnête (saint Luc 16,1-18), qui en a fait trébucher plus d’un, en est le parfait exemple). Uncoup d’œil sur la littérature «inspirée» d’origine catholique (appliquée au management) L’encadré ci-dessous propose un survol des principaux contributeurs dans ce domaine, sans prétention à l’exhaustivité. Dans cette bibliographie, la doctrine sociale de l’Eglise catholique (DSE) tient évidemment une place centrale. Elle remonte au moins ... Lire la suite
La science économique à la lumière de sa spécificité
Article Dominique Michaut La science économique réduite à l’étude de ce qui est spécifique aux échanges marchands et aux transferts de termes de ces échanges paraît à première vue trop strictement délimitée. Elle ne l’est pourtant pas pour paver de certitudes la pratique qu’elle étudie. Au titre de ce qui n’est pas spécifique à la pratique des échanges et des transferts économiques, on peut par exemple considérer que l’homme étant égoïste par construction, cette fatalité domine toutes les activités humaines. On peut également exhiber un riche tableau clinique pour montrer que l’homme est aussi par construction un animal social, appartenant à des groupes avec ce que cela comporte souvent de rapports de force. Toutefois, établir la théorie économique sur des généralités de ce genre expose à ne pas cerner d’assez près le réel et le réalisable propres à la pratique étudiée. L’économie politique centrée sur sa spécificité montre tout au contraire qu’elle procure des élucidations essentielles, dont les formations normales des rémunérations du travail et des placements ainsi que celles des autres prix salaires compris, et dont la dynamique elle aussi normale des répartitions de revenus. Sur ces questions notamment, la théorie économique rate son parcours lorsqu’elle prend pour point de départ, comme le dit et l’approuve Dani Rodrik dans son livre Peut-on faire confiance aux économistes ? Réussites et échecs de la science économique (De Boeck, 2015), la « bête de somme des modèles » économiques – celui de l’offre et de la demande « connu de quiconque a suivi un cours d’introduction à l’économie », base qui d’après cet auteur sur ce point de même avis que tant et tant d’autres aujourd’hui dans sa profession conduit de fil en aiguille… « à faire la lumière sur certains phénomènes sociaux, allant des pratiques de lutteurs de sumo à la triche [dans les écoles], à l’aide d’une analyse empirique minutieuse et d’un raisonnement fondé sur les incitations », vive le comportementalisme subjectiviste tenant lieu de science économique… Depuis Jean-Baptiste Say, on répète beaucoup que l’économie a pour objet la production, la répartition et la consommation de richesses, à savoir de biens corporels et incorporels ayant une valeur d’échange marchand. Incontestablement l’homme ne fait rien, pas même respirer, sans produire et consommer. Une autre constatation est que la distinction entre l’économique et le non économique tend à être respectée au quotidien : l’économie circonscrite par une définition recevable en logique des ensembles finis va au-devant de ce sage tropisme. Or dans une telle économie, il n’y a en vérité que deux productions et pas une seule consommation. Les deux productions sont d’une part celles de ventes et de marges par la voie d’échanges marchands, d’autre part celles de transferts de termes de ces échanges. Là on est dans ce qui fait le propre de la science économique et ce propre a pour conséquence qu’en dépit de ce qu’on en répète ad nauseam consommer n’est pas en soi un acte économique. Suite : la monnaie, les niveaux de réalité économique
Impôt sur le revenu : la mauvaise réforme chasse la bonne
Article de Jacques Bichot, publié le 14 avril 2018 sur Économie-Matin et L’Incorrect Au XVIe siècle, époque où la monnaie métallique était encore « la monnaie » par excellence, Thomas Gresham expliqua que la mauvaise monnaie (les pièces usées, rognées, ou composées d’un alliage trop pauvre en métal précieux) chasse la bonne (les pièces comportant exactement la quantité réglementaire d’or ou d’argent). Plus précisément, il observait que les pièces d’excellente qualité étaient thésaurisées, tandis que l’on donnait préférentiellement en paiement celles dont la valeur libératoire (la capacité à éteindre une dette exprimée en unités monétaires) découlait d’une décision politique ordonnant de recevoir en paiement toutes les monnaies pour le montant décidé par le Prince, indépendamment de leur valeur intrinsèque (leur contenu en or ou en argent). Les pouvoirs publics du XXIe siècle n’émettent plus des monnaies contenant trop peu de métal précieux, mais ils ont – hélas – une ressource encore plus nocive pour le bon peuple : faire des réformes qui ne servent pas à grand-chose, si ce n’est à rien, ou qui sont carrément nuisibles, mais qui donnent l’impression qu’ils agissent. La production de nouveaux textes abondants et de mauvaise qualité empêche ainsi de prendre les dispositions moins nombreuses mais intelligentes qui auraient été bonnes pour le pays. La France est depuis longtemps dans une situation d’inflation législative et réglementaire du fait de ces émissions de textes dont le contenu est médiocre, très en deçà de ce qui serait nécessaire pour redresser notre pays, quand il ne s’agit pas d’un poison. Comme nous allons le montrer, la réforme de l’impôt sur le revenu qui est maintenant sur des rails – le prélèvement à la source – fait hélas partie de ces mauvaises réformes qui, en saturant notre capacité de changements législatifs et réglementaires, interdit de procéder aux innovations réellement utiles. Compliquer au lieu de simplifier Le Monde du 11 avril le reconnaît : « la réforme ne semble pas aller dans le sens d’une simplification ». Premièrement, « la déclaration de revenu, à remplir chaque printemps, ne disparaît pas. » C’est toujours à partir de cette déclaration que sera calculé l’impôt dû par le contribuable au titre de l’année antérieure, mais déjà payé, en partie, en totalité, ou même davantage, selon les cas, du fait du prélèvement à la source. C’est aussi à partir de cette déclaration de revenus que sera calculé le taux d’imposition utilisé pour le prélèvement à la source de la période suivante, en étant communiqué aux employeurs, caisses de retraite et autres organismes tenus de verser au fisc une certaine proportion de ce qu’ils doivent au contribuable. La période durant laquelle s’appliquera le taux calculé sur la base de la déclaration faite au printemps N ne coïncidera plus avec une année civile : elle ira du mois de septembre N au mois d’août N+1. Au lieu d’additionner simplement les montants de deux acomptes, comme dans le système actuel, le contribuable désireux de vérifier ce qu’il a déjà payé pour le comparer à ce qu’il doit sera obligé d’additionner douze prélèvements mensuels réalisés les uns avec le taux de l’année N et l’autre avec le taux de l’année N+1. Qui a dit « simplification » ? De plus, lorsque le contribuable est un ménage, il pourra demander l’application de deux taux différents, un pour chaque conjoint ; il pourra même demander que, pour chacun, le taux soit calculé comme s’il était célibataire sans enfant à charge. Quant au fisc, il devra transmettre les informations requises aux différents employeurs ou caisses de retraite, et on ose à peine penser à ce qui se passera lorsqu’une personne enchaînera des CDD avec différents employeurs, ou combinera un emploi salarié avec une activité de travailleur indépendant. Les employeurs, et particulièrement les petites entreprises, en lesquelles les pouvoirs publics mettent beaucoup d’espoir pour le redressement du pays, sont aux cent coups. Le chiffre d’affaire des cabinets d’expertise comptable augmentera certainement, mais au détriment des organismes obligés de recourir davantage à leurs services sans en retirer quoi que ce soit de plus si ce n’est de remplir une fonction d’auxiliaire du fisc, dont le travail ne sera pas diminué pour autant. Travailler plus pour produire autant, tel sera le résultat de cette réforme contreproductive. Solidaires Finances publiques, qui regroupe les fonctionnaires de Bercy appartenant à divers syndicats, a fait au journal Le Monde la déclaration suivante : « Cette réforme va modifier en profondeur nos relations avec les contribuables et, malgré l’objectif affiché de simplification, amener une complexité supplémentaire. » Bref, la réforme de l’impôt sur le revenu (IR) semble relever du dicton « pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? » Une réforme qui manquera son but Officiellement, la réforme de l’IR est supposée éviter une surprise désagréable aux contribuables dont le revenu diminue, par exemple à l’occasion du départ en retraite. Mais le ministre des comptes publics, Gérard Darmanin, a vendu la mèche : répondant aux journalistes du journal Le Monde qui s’inquiétaient de savoir si la réduction des sommes versées par les employeurs sur les comptes des salariés n’allait pas les inciter à réduire leur consommation, ce qui nuirait à la croissance, le ministre a répondu : « on sous-estime le fait que les gens ont tendance à surépargner pour payer leurs impôts ». Autrement dit, les Français n’ont, pour la plupart, aucun besoin d’être ponctionnés au fur et à mesure de leurs rentrées d’argent, comme des cigales imprévoyantes ; le ministre les reconnaît au contraire comme étant des fourmis qui mettent trop d’argent de côté ! Si cela est vrai, la justification principale avancée en faveur de la réforme, à savoir protéger des imprévoyants et assurer au fisc des rentrées sans problèmes, tombe à l’eau : le Français, sauf exception, est un épargnant bien adapté à la gestion prévisionnel de son revenu ; il n’a nul besoin que Bercy lui serve de nounou. Certes, il existe des ménages qui ne savent pas gérer leur budget, qui souscrivent des crédits à la consommation excessifs et tombent dans le surendettement, mais il s’agit d’une petite minorité, et de toute façon ce n’est pas la retenue à la source de l’IR qui résoudra leur ... Lire la suite
Le mieux vu sur la marchandise et le travail bouscule
Article Dominique Michaut Eu égard à ce qu’a été le cours général de l’enseignement et de la recherche économiques depuis deux siècles et demi, qu’une théorie de la marchandise puisse ouvrir la voie à davantage d’impartialité a de quoi surprendre, et bousculer d’abord par les mises au point sur le travail qui fondent cette théorie. Dès les premiers éléments de théorie de la marchandise référencés à la fin du présent article se trouve la remarque qu’à chaque instant les services et les biens commerçables sont autant de marchandises. Le vocabulaire de cette constatation est plus précis que celui de l’antienne selon laquelle les biens et les services commercés sont des produits ou des productions, et pour certains d’entre eux des facteurs de production. En fait, tous les éléments de cette collection mouvante ont en commun d’avoir des propriétés qui n’appartiennent qu’aux marchandises, lesquelles sont des objets propres à l’économie ramenée au périmètre que lui assigne la logique des ensembles finis. Les théorisations économiques de nos jours les plus enseignées tournent le dos à cette focalisation. Les ambitions de leurs fondateurs et de leurs continuateurs sont orientées vers l’ingénierie sociale, le terre-à-terre des affaires d’économat n’étant dans leurs visions que des nécessités subalternes. Bien sûr qu’il faut se demander si la focalisation de l’économie définie est trop étroite pour pouvoir être hautement utile. Mais il y a une certitude à ne jamais quitter des yeux par quiconque attache un tant soit peu d’importance aux idées économiques ou prétendues telles qui participent à la configuration de nos destins. L’aptitude de la théorie économique à franchir le seuil d’une science exacte se joue dans ses commencements logiques. Si, par des mots clés employés dans un sens trop vague ou trop chargés d’affects, ces commencements font l’impasse sur des distinctions et des relations que les faits établissent, nous construisons notre conception de l’économie sur trop de dénis de réalité et de raisonnements fallacieux. Alors nous nous préparons mal à extraire de notions qui nous sont ou nous semblent familières des concepts qui résistent aux dévoiements que nos sentiments nous susurrent. Vues initiales à recadrer sur les services et le travail
La prochaine crise financière ? Pas d’impatience : ça se prépare !
Ajoutez votre titre ici La dernière crise, dix ans déjà ! A quand la prochaine ? La question est suffisamment présente pour nous convaincre que la pleine confiance n’est pas rétablie. Et notamment du fait du poids de la dette. Toute la planète croule sous le poids de la dette : partout le ratio de la dette rapportée au PNB dépasse nettement le niveau de 2007 ; tout pays, tous emprunteurs (particuliers, entreprises, Etats). Pourtant nous avait-on dit, la crise de 2008 était la dernière : des mesures drastiques devaient être prises pour éviter ce genre d’aventure à l’avenir. En un sens c’est vrai. En particulier l’appareil des règles s’appliquant aux banques et à un moindre degré aux marchés a été réellement durci, et pas de peu : à activité équivalente, les banques ont plus que doublé leurs fonds propres (qui fonctionnent comme un matelas de sécurité). Ce qui veut dire que là où pour prêter 100 (encours pondérés) elles avaient souvent 4 de capital, elles sont maintenant au-delà de 10. Dit autrement, elles sont toutes choses égales par ailleurs un peu moins endettées qu’avant – contrairement aux autres acteurs de l’économie. S’y ajoutent des mesures multiples et complexes renforçant leur capacité et celle des marchés à résister aux chocs. L’ensemble de ces mesures est en train d’être finalisé. De ce point de vue, un travail réel a été fait. Alors pourquoi l’inquiétude ? Un premier signal inquiétant nous vient de l’autre grand jeu de mesures mises en place après la crise : les interventions massives des banques centrales. L’idée de départ était bonne : soutenir le plus possible l’activité au moment de la crise. Mais cela fait dix ans que cela dure. C’est qu’un autre facteur est intervenu : la peur panique de la déflation ou baisse des prix. C’est l’idée qu’une fois qu’on est installé en déflation on n’en sort plus, car les gens dépensent beaucoup moins puisque leur argent s’apprécie avec le temps. Au nom de cela les banques centrales déversent depuis dix ans des quantités massives de liquidité pour faire baisser les taux d’intérêt et réanimer l’inflation. Sans énorme succès, car l’inflation est freinée par la mondialisation. Pourquoi est-ce inquiétant ? Parce que l’argent déversé va à quelque part. S’il ne nourrit pas l’inflation sur les marchandises, il va sur les marchés financiers et immobiliers et fait artificiellement monter les prix au-delà du raisonnable, et on investit dans n’importe quoi pour avoir du rendement (qu’on n’a plus sur les produits sûrs puisque les taux sont déprimés). C’est ce qu’on appelle une bulle. Quand une bulle éclate, on a une crise. En outre l’essentiel de cet argent finance la croissance de la dette. Tout le monde s’endette, vu que les taux sont si bas. Même la Chine, qui a réagi à la crise comme les Occidentaux : par un endettement intérieur colossal et très dangereux (avec une petite différence quand même : l’Etat chinois lui n’est pas endetté envers l’étranger). Or la dette est l’instrument principal de propagation des grandes crises. Pour une raison simple : si j’investis mon propre argent, que les marchés baissent ou que je fais des pertes, je suis simplement moins riche. Si j’investis de l’argent que j’ai emprunté, je ne peux plus rembourser ; je fais faillite, et je répercute la crise sur mon créancier. Si tout le monde prête à tout le monde de façon excessive, les crises se répandent à toute vitesse et deviennent comme on dit systémiques. En outre si comme on l’a vu on a renforcé les banques, elles restent quand même exposées : environ 90% de leur bilan est fait de fonds empruntés. De plus, on a constaté le développement énorme de ce qu’on appelle banque de l’ombre : des sociétés qui ont une fonction proche de celles des banques mais qui ne sont pas soumises à leur réglementation et à leur supervision. Et donc le risque d’une grande crise est bien réel. Où démarrerait-elle ? Par construction on ne le sait pas, car les gens éviteraient les opérations correspondantes. Presque toujours d’ailleurs une grande crise part d’un secteur jugé à tort sûr, comme les produits toxiques de 2007 qui avaient une si bonne notation financière. Que pourraient faire les pouvoir publics ? Essentiellement comme en 2008, faire marcher la planche à billet et inonder le marché de liquidités. Cela marchera-t-il ? Peut-être, mais à un niveau de risque bien plus élevé. Car cela fait dix ans maintenant qu’on déverse ces liquidités. Cela ne peut évidemment pas durer indéfiniment. Avec deux grands dangers : l’un, que l’inflation démarre pour de bon, les liquidités emportant tout sur leur passage ; l’autre, que la confiance dans nos monnaies finisse par s’éroder – car elles ne reposent sur aucune réalité autre que la confiance qu’on leur porte Sans compter les risques internationaux (mesures unilatérales, rétorsions etc.). Et donc il faudrait faire un effort pour être plus vertueux. Ne plus s’endetter. Surveiller la banque de l’ombre. Et surtout, compartimenter les marchés : ne pas laisser l’argent circuler librement partout, contrôler un minimum son espace. Etc. Mais pas de démagogie (populiste), qui ne ferait qu’accélérer la dérive : ceux qui selon une vision fausse du passé recommandent la planche à billet nous poussent sur la planche savonnée. On pourrait aussi sortir de l’euro, même si c’est difficile, mais pas pour être plus laxiste encore, tout au contraire. Le problème est que nous sommes habitués à toutes ces drogues. En sortir suppose donc un réel effort. Ce qui veut dire que nos équilibres socio-politiques en dépendent. Dit autrement, que la sortie de cette situation se fasse par retour à la vertu politique, ou qu’elle résulte d’une nouvelle crise à la suite de quoi on pourrait repartir sur de nouvelles bases, elle implique des mutations politiques profondes.
Migrations: une analyse économique
Article de Pierre de Lauzun Je me baserai ici sur une analyse remarquable de Paul Collier, universitaire britannique[1]. Retenons quelques-unes des principales leçons. D’abord, ce fait simple que le mouvement en cours d’arrivée massive de populations dans des zones civilisées et déjà peuplées est totalement sans précédent dans l’histoire. Même les Grandes invasions jouaient sur des populations beaucoup plus faibles. Contrairement à ce que certains prétendent en effet, la stabilité des populations européennes depuis des siècles est considérable. En outre, le mouvement des personnes est tout autre chose que le mouvement des marchandises ou du capital et répond à des logiques différentes. Les mettre ensemble sous le nom de mondialisation est de la paresse intellectuelle. Comment analyser ce phénomène ? L’enjeu central du fonctionnement collectif Comme le note Collier, la prospérité des pays occidentaux est un fait rare voire unique dans l’histoire, qui suppose un fonctionnement collectif relativement efficace, au moins économiquement. Les migrants eux proviennent par nature de système économiquement dysfonctionnels – sinon ils ne migreraient pas. En changeant leur cadre culturel, leur productivité fait un grand bond vers le haut. Prôner le respect de leur culture est donc une idée incohérente puisque ces cultures sont par définition imparfaites au moins sous cet angle. Plus précisément, pour fonctionner harmonieusement la vie en société suppose un degré élevé de confiance mutuelle et de coopération. Or cela ne va pas de soi et c’est une des raisons de base du succès des sociétés avancées, contrairement aux autres où la transmission de la méfiance réciproque entre ethnies ou groupes peut se faire sur des siècles. Or les migrants apportent avec eux leurs codes moraux d’origine. Si donc ils ne s’adaptent pas au mode de vie commune du pays d’accueil, un problème émerge. Bien sûr, une migration modérée et limitée est porteuse d’avantages du fait que par-là la population se diversifie et incorpore des talents, si c’est sans altérer son fonctionnement collectif. Mais les rendements sont rapidement décroissants : une personne de plus ajoute peu. En revanche l’hétérogénéité croissante de la population, juxtaposant des ‘communautés’ avec des règles de vie différentes et où les personnes s’identifient d’abord à ces ‘communautés’ diminue la confiance mutuelle et accroît l’intérêt pour chacun de jouer son propre jeu ou celui de sa ‘communauté’. S’il y a trop de gens non-coopératifs, l’incitation pour les autres à rester coopératif diminue – même dans la population d’origine. Et chaque ‘communauté’ finit par voir la punition de tels comportements chez ses ressortissants comme une discrimination. Et donc plus il y a de migrants, moins il y a de confiance collective. Non seulement entre groupes, mais même à l’intérieur de ces groupes. Une migration forte et rapide a alors vite un coût élevé. De ce point de vue les migrations à destination de l’Europe, arabes, turques et africaines posent des problèmes radicalement différents des migrations nord-américaines, qui e sont surtout latino-américaines. En fait le problème des migrants au niveau mondial est pour l’essentiel un problème européen. D’où le paradoxe des sociétés qui se veulent multiculturelles : on y encourage de fait les migrants à rester entre eux[2], ce qui est le contraire de ce qu’il faut faire. Il faut donc dit Collier favoriser l’assimilation pleine sur la base de la culture du pays. Des effets économiques moins sensibles sur les pays d’accueil En comparaison, les effets économiques des migrations sont plus diffus. L’effet global dans le pays d’accueil est en fait dit-il limité. Les salaires les plus bas baissent, les plus hauts montent. L’effet est plus important sur le logement car la concurrence pour le logement social s’intensifie. Mais l’effet négatif pour les milieux populaires autochtones est accru s’ils désespèrent. Ainsi en Grande-Bretagne la classe ouvrière a traditionnellement de faibles aspirations sociales, contrairement aux migrants. Et donc les enfants de ces derniers l’emportent sur ceux des premiers. On peut avoir ce même problème dans les couches supérieures, comme en témoigne le succès des Asiatiques en Amérique du Nord ou en Australie, avec leur souci de l’éducation : ils dominent les meilleures écoles. Au Canada ils sont la moitié des étudiants en droit. Par ailleurs, l’idée que l’immigration de jeunes facilitera le paiement des retraites dans le pays d’accueil est fausse : c’est une aide très provisoire, ou alors il faudrait un flux continu, puisque le vieillissement lui est continu. En outre les migrants ont plus d’enfants, ce qui accroît le nombre des personnes à charge, ce à quoi il faut ajouter le reste des familles (du fait que le rassemblement familial est la principale source d’immigration). En résumé, une faible immigration a peu d’effet économique ; mais si elle est forte et continue, elle fait baisser les salaires, sauf les plus hauts, et fait pression sur l’accès au capital public. En sens contraire le Japon a montré qu’il y avait peu de coût à rester un pays fermé. En fait la dimension économique est bien moins importante que les coûts sociaux évoqués ci-dessus (que négligente en général les économistes). Les gains économiques ne sont qu’à court terme ; et les problèmes sociaux à moyen terme. Or toutes les analyses sur le bonheur ressenti montrent que la qualité des relations sociales importe beaucoup plus que les revenus. Le bilan global d’une immigration forte est donc dit-il nettement négatif. Les gagnants et les perdants, la dynamique de la migration Les migrants sont en revanche les grands gagnants économiques de la migration. Le différentiel de salaire entre leur pays d’origine et le pays d’accueil, qui motive la migration, est dû pour l’essentiel non aux intéressés mais à l’environnement économique. En migrant, ils voient donc leur productivité (mesurée par le revenu) faire un bond massif. C’est donc beaucoup plus attractif pour eux que d’essayer de faire bouger leur pays d’origine, ou d’attendre son décollage. Migrer est alors une forme d’investissement, souvent familial. De ce fait les migrants ne sont pas les plus pauvres du pays d’origine, car le coût de la migration est élevé. ... Lire la suite
Comment réformer les retraites ?
Article de Jacques Bichot publié le 31 août 2018 sur Aleteia Pour être juste, le nouveau système de retraite doit sortir de la logique comptable en distribuant les droits à pension en fonction de l’investissement dans la jeunesse. Les propositions de l’économiste Jacques Bichot. Une réforme des retraites par répartition françaises a été mise à l’étude. Pour ce faire, il a été créé un Haut-Commissariat à la réforme des retraites, rattaché au ministère des Affaires sociales, et dirigé par un ancien ministre, Jean-Paul Delevoye. Jusqu’à présent, cette instance s’est documentée sur ce qui se fait dans quelques pays étrangers, et a consulté les partenaires sociaux. Vient le moment où le Haut-Commissariat va devoir se lancer, faire des propositions concrètes, cohérentes avec la feuille de route dressée par le président de la République, qui se résume ainsi : chaque euro cotisé doit ouvrir le même droit à pension, quelles que soient la profession et la situation du cotisant. Quelles recommandations peut bien lui faire un économiste chrétien qui a beaucoup travaillé sur le sujet, depuis près de 40 ans ? Il faut premièrement comprendre le mode de fonctionnement des retraites par répartition, et deuxièmement élaborer un cadre institutionnel compatible avec la réalité de ce fonctionnement — ce qui n’est pas le cas de la législation actuelle. Comment fonctionnent réellement les retraites par répartition ? Le problème auquel nous sommes confrontés est tragiquement simple : un peu partout dans le vaste monde, les législateurs n’ont rien compris à la façon dont, réellement, les choses se passent dans ce domaine. Leur idée, semble-t-il partagée par Emmanuel Macron, est que les cotisations payées par les actifs au profit des retraités — les cotisations vieillesse — doivent ouvrir des droits à pension à ceux qui les versent. Cette idée n’est conforme, ni au bon sens économique, ni à la justice commutative (le principe qui veut que si A reçoit de B, celui-ci lui rende en échange à peu près l’équivalent, que ce soit immédiatement ou plus tard). Thomas d’Aquin, entre autres grands intellectuels catholiques, a beaucoup écrit sur cette justice commutative, qui est l’instrument de base des échanges économiques respectueux du bien commun, et qui devrait être respectée par le système de retraites : quand on a beaucoup reçu, il est normal de beaucoup donner en retour. S’il a du bon sens, chaque adulte encore en âge de travailler comprend qu’aucun de ses aînés, dont il contribue à payer la pension, ne va après sa mort sortir de sa tombe et se remettre au turbin pour l’entretenir durant sa vieillesse : c’est sur la génération suivante que nous comptons en fait. La retraite par répartition fonctionne donc selon le principe que l’on trouve par exemple dans le commandement « honore ton père et ta mère » (Ex 20, 12), et aussi dans le livre de Ben Sira le sage, au chapitre 3, où l’on peut lire : « Mon fils, viens en aide à ton père dans sa vieillesse », et de façon plus précise, au chapitre 7 : « De tout cœur glorifie ton père, et n’oublie pas les souffrances de ta mère. Souviens-toi que tu leur dois la vie, comment leur rendras-tu ce qu’ils ont fait pour toi ? » La philosophie confucéenne, indépendante des cultures moyen-orientales, accorde pareillement une grande importance au devoir de reconnaissance des enfants envers leurs parents : l’échange entre générations successives fait partie des bases principales de la société humaine, et pas seulement dans la tradition judéo-chrétienne. Cet échange entre parents et enfants reste le mécanisme de base de nos retraites par répartition. Simplement, au lieu d’être organisé au sein d’une cellule familiale, c’est au niveau d’un pays tout entier que se réalise un échange entre générations successives, la génération A investissant dans la génération B avant de bénéficier en retour d’une prise en charge par cette génération B. Alfred Sauvy, démographe et économiste, l’expliquait à l’époque où j’étais étudiant, et je lui dois ma compréhension du fonctionnement véritable des retraites par répartition. Il le fit particulièrement au milieu des années 1970, quand le printemps démographique français céda rapidement la place à l’automne. Sachant quelles seraient les conséquences du recul de la natalité sur l’avenir de nos retraites, il poussa des cris d’alarme. Il ne fut pas entendu, et une « ignorance crasse », comme on dit, continue hélas de régner en la matière. La construction d’édifices législatifs sans rapport avec la réalité économique Voici un exemple de cette ignorance. Il s’écrit fréquemment, y compris dans des textes publiés par des institutions réputées, que nos retraites sont mises en péril par le baby-boom des années 1945 à 1974, dont les membres nombreux ont commencé à passer de l’activité à la retraite. La vérité est bien différente : le problème n’est pas le nombre des retraités en lui-même, mais son rapport au nombre des actifs auxquels ils ont donné naissance. Les enfants du baby-boom ayant eu en moyenne une fécondité très inférieure à celle de leurs parents, il existe un déficit de cotisants pour les prendre en charge. Attribuer aux géniteurs des années 1945-1974 la responsabilité d’une situation qui incombe exclusivement au comportement malthusien de leurs enfants est éminemment absurde stupide. D’où vient une telle erreur ? De ce que le dispositif juridique, en distribuant les droits à pension non pas en fonction de l’investissement dans la jeunesse, mais en fonction des sommes dépensées au profit des personnes âgées, a faussé les esprits : les errements du législateur ont pour conséquence que nos contemporains prennent les vessies pour des lanternes. Benoît XVI avait raison de souligner, dans Caritas in veritate, que le cœur a besoin de la raison : les bons sentiments relatifs à la solidarité entre générations successives, faute de s’appuyer sur une analyse économique exacte, ont engendré un système de retraites par répartition incapable de fonctionner équitablement. Comment, historiquement, cela s’est-il passé dans notre pays ? Les premières retraites créées par les pouvoirs publics, en 1910, pour qu’une large partie de la population y soit obligatoirement affiliée, fonctionnaient théoriquement par capitalisation : les cotisations devaient être investies, et les cotisants auraient dû recevoir à la retraite les dividendes de ces investissements. ... Lire la suite
“Quel est le but principal de la politique familiale ?”, par Jacques Bichot
Article de Jacques Bichot publié le 30/01/2020 par Économie-Matin J’ai récemment été auditionné par une commission de députés travaillant sur l’amélioration de la politique familiale. Ce qui suit est le petit texte que j’avais rédigé pour servir de trame à mon propos liminaire. La politique familiale est souvent conçue comme une aide aux familles. Imaginons que l’on conçoive la politique salariale comme une aide aux travailleurs, et nous aurons une idée de l’erreur commise. Les salariés reçoivent de l’argent parce que leurs actions sont utiles à une entreprise, une association ou une administration. En même temps, cette rémunération subvient à leurs besoins, leur permettant d’accomplir leur travail. Il y a échange entre l’organisme employeur et le salarié, chacun rend service à l’autre. Pour les familles et la nation, il en va de même. Les personnes qui mettent des enfants au monde, les élèvent et les entretiennent rendent service à la nation ; sans procréation et sans éducation, quelques décennies plus tard notre pays se trouverait dépourvu des travailleurs nécessaires pour que son économie fonctionne et que les personnes âgées perçoivent de quoi vivre. La politique familiale a pour but de répartir entre tous les Français les dépenses d’investissement dans la jeunesse. Les familles pratiquent un investissement indispensable : l’investissement en capital humain. Ce facteur de production est environ 2 fois plus important que le capital traditionnel, si l’on en croit l’estimation de Stiglitz, Sen et Fitoussi dans leur rapport de 2009. L’investissement dans le capital humain n’est pas le fait des seules familles, la formation initiale (quelque 130 Md€ la financent chaque année) constitue un autre apport majeur, mais les apports des familles et de l’Éducation nationale sont complémentaires. Considérer les prestations familiales comme étant des aides aux familles est une erreur d’analyse économique : ces prestations permettent en réalité de répartir le poids de l’investissement dans la jeunesse entre les personnes qui ont plus d’enfants que la moyenne, et celles qui en ont moins, ou qui n’en ont pas. Elles devraient faire clairement partie d’une économie d’échange, pas d’une économie de redistribution et d’assistance. Le quotient familial, dispositif incompris en haut lieu Une erreur d’analyse est également commise en ce qui concerne le quotient familial. Classiquement et officiellement considéré comme une aide, ce dispositif est normalement destiné à rendre l’impôt sur le revenu cohérent avec un principe de simple justice : à niveau de vie égal, taux d’imposition égal. Politique familiale et préparation des retraites futures Une autre erreur, au moins aussi grave pour les familles, se situe au niveau des retraites dites par répartition. Le B, A, BA de l’économie est la relation qui existe entre les investissements d’aujourd’hui et les revenus de demain. Pour disposer de revenus dans l’avenir, il faut investir aujourd’hui. Or, en répartition, les cotisations vieillesse, immédiatement utilisées pour payer les pensions des retraités, ne servent pas le moins du monde à investir, à préparer les pensions futures. Ce qui sert à préparer ces pensions, c’est l’investissement dans le capital humain. Alfred Sauvy l’a bien expliqué : « nous ne préparons pas nos pensions par nos cotisations vieillesse, mais par nos enfants »1. Le législateur français, comme d’ailleurs ses homologues étrangers, n’a pas compris cela, et les conséquences de cette incompréhension sont très lourdes. Elles peuvent être schématisées par un acronyme utilisé par mon collègue Michel Godet, qui explique que la formule gagnante est DINK, Double Income, No Kid : Ne pas avoir d’enfant, ce qui facilite l’obtention de deux bons revenus professionnels, est dans le système social actuel le meilleur moyen d’avoir une bonne retraite par répartition – à condition d’exploiter au maximum les enfants de ceux qui ont choisi d’en avoir, en prélevant des cotisations vieillesse à des taux pharamineux. Tout ceci nous montre que la politique familiale ne devrait pas se limiter aux prestations familiales et au quotient familial. Elle est souvent réduite à une politique d’assistance, alors qu’elle est, avec la branche vieillesse et la branche maladie, au cœur de notre organisation des échanges entre générations successives. Une réforme de fond est nécessaire Nous avons besoin d’un véritable aggiornamento législatif, qui tienne compte des réalités économiques. La grande réforme en cours, celle des retraites, a été malheureusement entreprise sans la moindre idée du fonctionnement réel des échanges entre générations successives. Nous sommes enfermés dans une législation sociale en trois silos, maladie, retraite et famille, silos entre lesquels les relations n’ont pas été sérieusement étudiées. Il nous faut sortir de cet enfermement, abandonner les conceptions mythiques sur lesquelles est basée une grande partie de notre législation sociale, et rebâtir cette législation dans sa globalité en nous appuyant sur des concepts économiques sérieux. 1 La tragédie du pouvoir, sous-titre : Quel avenir pour la France ? Calmann-Lévy, 1978. Powered By EmbedPress
Pour en finir avec les cygnes noirs qui n’en sont pas… et en cachent des vrais
Article publié sur le blog d’HYPERION LBC le 22 avril 2020. L’épidémie COVID-19 est souvent présentée comme un cygne noir. Ce n’en est absolument pas un, si l’on se réfère à la définition qu’en donne Nassim Nicholas Taleb dans son ouvrage célèbre de 2007 auquel on fait en général allusion. Elle était prévisible, pour preuve le plan interministériel pandémie 2013 issu du retour d’expérience H1N1 et de nombreuses épidémies antérieures. En revanche, comme je le montre dans cet article, le véritable cygne noir c’est la stratégie de confinement radical et pour tout dire binaire, adoptée en France et dans quelques autres pays. Ceci a un rapport direct avec les clauses de force majeure et de hardship des contrats commerciaux. En savoir plus ici
Prix Nobel d’économie et doctrine sociale de l’Église
Mon article sur le site Aleteia
“La famille au cœur de l’économie”, par Jean-Didier Lecaillon
J’ai le plaisir de vous annoncer la publication de mon nouvel ouvrage, préfacé par Xavier Fontanet. Jean-Didier Lecaillon
Note sur les effets économiques et sociaux de la pandémie (Covid-19)
Note publiée en mai 2020 sur le site de l’Académie catholique de France CRISE ET APRÈS-CRISE : UN REGARD CHRÉTIEN SUR L’ÉCONOMIE Prologue Crise d’abord sanitaire, et douloureuse pour des millions de personnes, la crise que nous subissons est tout autant économique, et c’est sur ce plan une crise exceptionnelle, comparable à la seule crise de 1929 — qui a eu des effets dévastateurs. Il importe donc de bien réagir. Nous faisons face à un triple danger : le danger émotionnel, conduisant à de mauvaises décisions politiques, hâtives et mal considérées. Le danger d’actions décidées localement, mais mal articulées entre elles. Et le danger d’agir au mauvais rythme, soit trop vite, soit trop lentement. Pourtant, nous devons agir, et énergiquement, étant donné la gravité de la situation. La pensée chrétienne a dégagé des repères pour l’action qui s’avèrent précieux ici. Le premier, dont nous mesurons plus que jamais la centralité, est le bien commun. Le bien de chacun n’existe pas sans le bien de tous. Quoi de plus pertinent, pour rappeler ce principe, que la solidarité physique que crée l’épidémie, couplée avec l’évidente interdépendance de tous sur cette planète, dans cette terrible combinatoire que nous subissons tous ? Et comment sortir au mieux de cette épreuve, sinon par le souci de chacun tourné vers le bien de tous, et donc de chacun ? Un deuxième ensemble de principes, immédiatement parlants dans ce que nous vivons, est le couple solidarité et subsidiarité. Solidarité bien sûr : nous sommes à l’évidence dans le même bateau et nous nous sortirons ensemble de cette épreuve. Subsidiarité aussi, à savoir le recours maximal à l’initiative et à la créativité de chacun et des groupes intermédiaires, car les grands appareils centralisés n’ont pas pu assurer toute la protection qu’on attendait d’eux. Ce à quoi nous pouvons ajouter le rappel du principe de participation, car l’effort immense fourni par tant d’hommes et de femmes implique reconnaissance de leur contribution essentielle à l’effort commun. Le tout dans le respect de ces autres valeurs également mises en exergue par la pensée chrétienne : vérité, liberté, et justice — toutes trois malmenées dans cette épreuve. Encore faut-il ne pas perdre de vue les autres grands problèmes antérieurement existants de notre humanité : environnement, dette et déséquilibres financiers, injustices, mais aussi migrations. Car loin d’être relativisés par cette crise, ils s’en trouvent exacerbés. Là aussi, en un sens, tout est lié. Encore faut-il faire surtout un diagnostic juste de ce qui s’est passé, sans projeter sur les événements, qui ont surpris la plupart des participants, des idées préconçues quelles qu’elles soient. Le débat est ouvert, mais les faits suivants nous paraissent avérés. La question centrale de l’État et de la dépense publique Une crise externe à la sphère économique et financière Le fait premier est que la crise actuelle n’a rien à voir directement ni avec la finance, ni avec la spéculation, ni avec l’économie de marché en général. Ce n’est pas 2008. Cela ne dédouane pas ces réalités de leurs défauts et limites, mais nous sommes devant le cas d’une crise économique majeure qui n’est pas d’origine économique ou financière. Bien sûr, elle a mis en évidence et aggravé les fragilités de cette économie, notamment sur le plan financier avec l’endettement généralisé. Elle a montré aussi les limites de la mondialisation commerciale et industrielle, avec son culte des flux tendus et des délocalisations et ses concentrations de production en Chine, qui nous ont laissés terriblement démunis. Cela nous permet de prendre vraiment conscience (ce qui n’a probablement pas été suffisamment le cas auparavant) du fait qu’un phénomène comme la mondialisation, qui a eu des bienfaits considérables, tant pour les consommateurs des pays avancés que pour les producteurs des pays en développement, peut aussi être source de terribles vulnérabilités. Une première leçon en découle, qui est le besoin de ne pas se fier à des slogans abstraits ou des idéologies toutes faites. Une seconde leçon est que l’économie doit être réencastrée dans le contexte des communautés qui en vivent, cela incluant la responsabilité politique des dirigeants pour la protection de leurs peuples, dans le souci constant du Bien commun. Une défaillance majeure des politiques publiques, dans leurs priorités et leurs modes de gestion plus que dans les moyens déployés Un thème fréquemment évoqué a été celui des restrictions opérées dans de nombreux pays dans les politiques publiques en matière de santé. Ce thème peut avoir son sens ici ou là, mais ce n’est pas le plus pertinent en l’espèce : les restrictions budgétaires ont pu évidemment conduire à une moindre capacité à soigner, ce qui est en soi très important ; mais la taille des budgets santé n’est en aucune façon corrélée avec les résultats obtenus dans la lutte contre ce fléau. Le point central n’est donc en général pas d’abord de dépenser plus, mais d’une part de mieux dépenser, et d’autre part de réagir vite et courageusement. La France par exemple a un nombre de morts par habitants parmi les plus élevés, et a subi un gel dramatique de son économie. Pourtant les dépenses françaises de santé sont bien plus élevées que celles de la Corée, pour un résultat bien plus médiocre : 11,2 % du PIB contre 8 %, sans parler de Taïwan. Et ce n’est pas un problème de taille du secteur privé. Tant à Taïwan qu’en Corée, autour de 90 % des hôpitaux et des « cliniques » (centres de premier accueil des patients) dépendent du secteur privé. Les dépenses publiques de santé représentaient 4,8 % du PIB en Corée en 2018 et 9,3 % en France. De même, l’Allemagne voisine dépense autant que nous en proportion, avec un système nettement plus privatisé, beaucoup plus de lits d’hôpital, plus de tests, et de bien meilleurs résultats. Paradoxe enfin des pays comme le Portugal et la Grèce, qui ont subi des politiques de rigueur sévères, qui ont affecté douloureusement leur offre de soin, mais qui se tirent bien mieux de la crise sanitaire que la France. Quel ... Lire la suite
DSE et libéralisme économique: un Ralliement de trop ? 1ère partie
Ajoutez votre titre ici L’épidémie de coronarivus a déclenché une nouvelle crise mondiale, sanitaire, sociale et économique, venant s’ajouter à une série déjà très longue de crises économiques. Cette crise agit comme un révélateur décapant de nos valeurs et de notre mode de vie, et fait tomber des illusions. Le système mondial basé sur un pseudo-libéralisme, notamment économique, non seulement se montre d’une grande fragilité, mais surtout définitivement incapable d’assurer le bien commun et la justice sociale, dans leur dimension matérielle (c’est tout ce qu’on lui demande). Il semble donc quasi-impossible après tout cela de concilier les enseignements de la DSE (Doctrine sociale de l’Eglise catholique) avec cette forme d’économie, comme c’était le cas du temps de Léon XIII. Cet article explique pourquoi. Un second article passera en revue les alternatives possibles, en conformité toujours avec la DSE. Le présent article sert également de conclusion à ma série sur le capitalisme, sur ce site AEC : « Le christianisme est-il à l’origine du capitalisme ? » d’ août 2017 à novembre 2017) : De quoi parle-t-on Les facteurs d’émergence du capitalisme industriel en Europe- quelques jalons Universalité potentielle du capitalisme – le cas de la Chine et du Japon Que dit la Doctrine sociale de l’Eglise? Que disent les anti-capitalistes ? La question des corporations de métiers Je fais partie, je l’avoue, de ceux qui ont trouvé que le pape François allait trop loin dans Laudato Si’ en 2015, avec ses charges sans grandes nuances contre les entreprises et la finance. Ces dernières sont, avec les puissances publiques et chacun d’entre nous en tant que consommateur, les piliers du capitalisme financier mondialisé triomphant. Cela m’avait conduit à rédiger en 2016 l’article AEC « Autorité magistérielle des encycliques- le cas de Laudato si’ » sur la manière de lire et d’accueillir, ou non, les diverses choses, d’autorité variable, qu’on trouve dans les déclarations ou textes pontificaux. Toujours avec la révérence et la modération due par un catholique à ce qui sort de la plume des occupants de la chaire de saint Pierre. Cependant il se pourrait bien que le pape François, qui donnait l’impression de jeter le bébé avec l’eau du bain, ait vu juste sur ce point. Cette dernière crise mondiale « de trop », donnerait alors raison à Laudato Si’, contre tous les textes pontificaux depuis Léon XIII (et même Benoît XIV en 1745 dans Vix pervenit sur les contrats) qui tolèrent moralement le capitalisme et l’économie dite de marché, moyennant de sérieuses réserves. Mais qui les tolèrent, sous le régime de la prudence. L’Eglise catholique est là principalement pour transmettre et proclamer l’Evangile contre vents et marées, administrer les sacrements et pousser les chrétiens à accorder plus d’importance à leur éternité qu’à leur passage sur terre. Elle n’est pas là pour prendre parti pour ou contre tel ou tel régime politique ou économique (ou les deux), dès lors qu’il n’est pas radicalement contraire à l’Evangile et à la doctrine sociale de l’Eglise. Elle l’a fait cependant contre le socialisme et l’économie associée, condamnée sans ambage par Léon XIII et tous ses successeurs. Aucun pape en revanche n’a rejeté sans appel le libéralisme économique ni le capitalisme de marché ou démocratique ; ils s’en sont accommodés moyennant caveat et réserves. On reviendra plus loin sur ces terminologies, totalement piégées, dans lesquelles ils ont sagement évité de s’enfermer. Dans le domaine politique, à partir du moment où un régime reconnaît la primauté de la loi de Dieu (« omnia potestas a Deo ») et que César est une créature de Dieu et non un autre dieu, saint Thomas d’Aquin (recommandé comme “maître à penser” par le Catéchisme de l’Eglise catholique et par le Code de droit canonique) nous apprend qu’il n’y a pas de régime intrinsèquement mauvais (monarchie, aristocratie ou démocratie) tant qu’il y a des garde-fous pour qu’ils ne tournent pas à la tyrannie (d’un seul ou du peuple) ou à l’oligarchie. Dans le De Regno il semble considérer que la monarchie parlementaire (ou du moins munie de solides barrières évitant le dérapage vers la tyrannie) est meilleure que les autres. Malheureusement pour nous (ou heureusement ?) l’Ange de l’Ecole ne s’est pas livré à pareille analyse pour les régimes économiques. Il s’est contenté de donner la cause finale de l’économie ainsi que les principes à respecter, quelle que soit la forme. Or, il semble bien que le libéralisme économique ait achevé de prouver son incapacité à assurer l’intérêt général, pour ne pas dire le bien commun. Nous commencerons dans cet article par constater expérimentalement l’incapacité du libéralisme à se réformer ou à se restreindre, ainsi que sa fragilité croissante. Ensuite après avoir clarifié la terminologie, nous récapitulerons l’enseignement de l’Eglise sur les régimes économiques, au fil de ses évolutions. Dans un second article, nous examinerons avec prudence par quoi pourrait être remplacé, pour peu qu’on le veuille vraiment, le système socio-économique actuel, selon les critères de la DSE. Tout en restant dans la zone de réflexion qu’un simple fidèle peut se permettre publiquement, sans aller contre la partie doctrinale voire dogmatique du Magistère. Sur les simples opinions au contraire, nous sommes invités à contribuer respectueusement et avec modération à la réflexion de l’Eglise. Continuer à considérer dans la DSE le libéralisme économique comme un « moindre mal » , basé sur la séparation des capitaux et du travail et le mécanisme du marché plus ou moins encadré, ne risquerait-t-il pas de tourner à une forme de Ralliement, comme le Ralliement à la République demandé aux catholiques français par l’auteur de Rerum Novarum dans le domaine politique, et dont on connaît les funestes conséquences (« Au milieu de sollicitudes », 1892) ? Nous sommes ici bien sûr sur le terrain de la morale pratique, et non de la théologie spéculative. Roberto de Mattei, Le ralliement de Léon XIII, Cerf 2016 1. Un mode de civilisation incapable de se réformer moralement, et de plus en plus fragile matériellement 1.1 Incapable de se réformer moralement Mat 7,16 : «On reconnaît l’arbre à ses fruits. » Proverbes, 26,11 : « Comme le chien retourne à son vomi, l’insensé revient à ses folies. ... Lire la suite
Jacques Bichot : « Le bureaucrate se prend pour “le phénix des hôtes de ces bois” »
Interview de Jacques Bichot publiée par Le Point le 22 avril 2020 1. La bureaucratie est-elle vraiment une exception française ? Certes non ! C’est une manière de régenter la vie des gens qui se pratiquait bien avant notre ère, par exemple en Égypte, et que l’on retrouve aujourd’hui sous des formes diverses dans le monde entier. Sans les scribes les pharaons n’auraient pas pu mobiliser une grande partie de la force de travail pour construire temples et pyramides. Les camps de concentration nazis fonctionnaient grâce à une bureaucratie inhumaine mais efficace. Les seigneureries médiévales tiraient leurs ressources d’une définition précise, écrite, des redevances dues par les paysans. La bureaucratie est un mode d’organisation du pouvoir et de la vie en société largement répandu, et ce depuis des millénaires. Elle a de bons et de mauvais usages. 2. Depuis Courteline, les Français ne cessent de fustiger la paperasserie émanant des « ronds de cuir ». Pourquoi ne sont-ils toujours pas venus à bout du « microbe de la bureaucratie » ? Parce que la vie de sociétés complexes regroupant beaucoup de personnes requiert une organisation, des règles, des formes de commandement, précises, dépourvues d’ambiguïté, et stables. L’écriture (sur papier ou électronique) ne fige pas les règles mais elle les précise et, si les chefs sont raisonnables, leur donne une certaine pérennité. L’expression « microbe de la bureaucratie » est judicieuse si elle suggère que la bureaucratie n’est pas mauvaise en soi, mais lorsqu’elle a été infectée par un microbe qui la rend excessive et la met au service d’ambitions égoïstes. Il existe une « bonne » bureaucratie, au service du bien commun, et une « mauvaise » bureaucratie, qui fait obstacle à l’esprit d’initiative, à la créativité, à l’efficacité. La paperasserie, forme très répandue de la bureaucratie, se développe particulièrement lorsque les hommes politiques, incapables d’agir sur la réalité, compensent en redoublant d’action sur les textes, plus malléables que les hommes. L’addiction à la production et à la modification des textes officiels a des points communs avec l’addiction à l’alcool. Souvent un homme boit pour oublier ses échecs, la médiocrité de sa situation ; les hommes politiques et les hauts fonctionnaires, eux, pondent des textes inutiles. Et, de même que l’alcoolique rend malheureux sa famille, ses compagnons de travail, de même les bureaucrates (à commencer par les ministres et présidents bureaucrates) rendent-ils malheureux leurs « administrés » en leur compliquant inutilement la vie. 3. Le bureaucrate a l’art de compliquer, expliquez-vous dans votre livre Le labyrinthe. Et il utilise, selon vous, cette complication comme méthode de gouvernement, comme instrument de pouvoir sur les hommes. Expliquez-nous. Un bureaucrate s’occupe souvent d’un domaine assez limité, dans un système cloisonné. Prenons-en un, par exemple, affecté à la signalisation routière. Comme chacun de nous, il se prend pour « le phénix des hôtes de ces bois », à l’instar du corbeau de La Fontaine. Et il a envie de faire entendre son ramage : de donner moult consignes, de rédiger moult textes, de faire implanter ou modifier moult panneaux routiers, etc. : son « moi » l’exige, sa fonction doit avoir une importance aussi voisine que possible de celle de son ministre. Dans une forte proportion des cas, le ministre des transports est content de voir son subordonné lui donner l’occasion d’expliquer à ses concitoyens combien il est actif dans ses fonctions et à leur service. Et comme il n’y a pas, ni à l’Élysée ni à Matignon, que des Pompidou, des hommes d’État capables de dire à leurs ministres « arrêtez d’emmerder les Français », les bureaucrates sont peu freinés quand ils commettent des abus de pouvoir ou de réglementation. Que leur importe quelques manifs de gilets jaunes ? 4. L’État a-t-il vraiment le monopole de la complication ? Les entreprises ne sont pas en reste, non ? L’État n’a pas le monopole de la complication. L’Union européenne, les collectivités territoriales et aussi les entreprises en produisent. Certaines en tirent profit : ainsi des modifications techniques inutiles servent-elles à faire remplacer un matériel ou des logiciels qui donnaient complète satisfaction, provoquant ipso facto un gaspillage. Les grands de l’informatique disposent d’un pouvoir qui ressemble à celui des administrations : il faut passer sous leurs fourches caudines. L’induction d’une dépendance au fournisseur est hélas une stratégie fréquente. Et, comme dans toute organisation, les jeux de pouvoir internes à l’entreprise débouchent parfois sur la mise en place de solutions compliquées, résultat sous-optimal d’une négociation interne entre baronnies qui sont rivales alors même que le succès de l’entreprise dépend largement de la qualité de leur coopération. La multiplication des rapports, notes de service et réunions fait partie de la bureaucratie. 5. Tous les gouvernements promettent pourtant de simplifier les règles et les normes. Cette volonté simplificatrice ne produit-elle pas des résultats ? Les rapports publics annuels du Conseil d’État alertent depuis plusieurs décennies sur l’inflation et l’instabilité des règles et des normes. Les lois sont de plus en plus nombreuses et longues ; elles requièrent toujours plus de décrets d’application. Ainsi le projet de loi retraite, resté inachevé après son passage à l’Assemblée en raison de l’épidémie de Covid-19, est-il un monument de 129 pages. Ce projet de loi vise à simplifier radicalement notre système constitué d’une quarantaine de régimes différents ; les difficultés qu’il a rencontrées montrent combien simplifier une accumulation de dispositions hétéroclites est compliqué ! Qu’obtient-on au terme des chantiers de simplification ? Souvent, un surplus de complication, car les négociations fournissent une occasion rêvée à tous les porteurs de revendications. Le « savoir-faire-simple » est une qualité qui a déserté les palais nationaux. 6. Depuis le début de la crise du COVID-19, le pouvoir politique vante la solidité de notre État et la compétence de nos hauts-fonctionnaires. À raison ? Notre État est solide à certains égards, et fragile à d’autres. Les Français comptent sur lui, ont le sentiment d’être citoyens d’un pays qui a vécu bien des épreuves, qui a souvent été mal dirigé, mais qui finit toujours par s’en ... Lire la suite
Jacques Bichot : Le rôle assurantiel de l’Etat en période de « cygnes noirs »
Article de Jacques Bichot, écrit le 16 avril 2020 et publié le 17 avril 2020 sur Économie-Matin La crise économique liée au coronavirus va, d’ici quelques mois, passer au premier plan par rapport à la crise sanitaire. Un nombre impressionnant d’entreprises de toutes tailles se retrouvent déjà avec d’énormes difficultés. Pour ne prendre qu’un exemple, celui des entreprises liées au transport, la SNCF et les entreprises de transport urbain, à commencer par la RATP, ne fonctionnent plus qu’au dixième de leur niveau habituel ; les constructeurs d’automobiles n’en vendent plus guère ; les avions sont entreposés sur certaines pistes, attendant d’avoir à nouveau des passagers ; les bateaux de croisière, particulièrement les monstres flottants faits pour embarquer des milliers de touristes, restent à quai. Que ce soit pour les salariés ou pour les actionnaires, c’est la catastrophe. Mais c’est aussi la Bérézina pour l’hôtellerie, la restauration, les centres commerciaux, le BTP, etc. Que faire pour que l’activité puisse redémarrer lorsque le COVID-19 aura été dompté ? La puissance de l’imprévisible Les sinistres « ordinaires » sont pris en charge par des organismes d’assurance. Ceux-ci disposent d’actuaires, spécialistes du calcul des probabilités, qui étudient la fréquence et la gravité des sinistres : cela permet aux assureurs de promettre une indemnisation convenable, en cas de sinistre, à ceux qui paient les primes. Mais le métier d’assureur a des limites : il ne peut se pratiquer correctement que si les sinistres surviennent avec une sage régularité. Pour les accidents de la circulation, en période normale leur nombre, leur répartition par niveaux de gravité, peuvent être prévus à l’avance, si bien que les assureurs peuvent calculer les primes à demander à leurs clients : suffisantes pour indemniser comme prévu et dégager une marge, sans être excessives, ce qui se traduirait par une fuite de la clientèle vers des assureurs moins gourmands. Mais les prévisions, les beaux calculs probabilistes, peuvent se trouver totalement démentis. C’est le moment de lire ou de relire l’ouvrage qui a donné un nom à ces évènements qui sortent de l’ordinaire : cygnes noirs. Nassim Nicholas Taleb a publié en 2007 The Black Swan. The impact of the Highly improbable. La traduction française a suivi en 2011, aux Belles Lettres. Le sous-titre est important lui aussi : La puissance de l’imprévisible. Nous sommes précisément, depuis quelques mois, confrontés à un puissant imprévisible. Nous avions vu défiler depuis des lustres beaucoup de cygnes blancs, des événements susceptibles d’être traités statistiquement au moyen de la fameuse courbe de Gauss ; puis est arrivé celui que personne n’attendait, celui qui vient « tous les 36 du mois », comme on dit familièrement, et pour lequel on n’avait donc pas mis de couvert pour le repas auquel, sans prévenir, il s’est invité. Mon histoire de convive imprévu n’est pas complète : il faut ajouter que ce pique-assiette n’est pas n’importe qui. Le cygne noir de Taleb n’est pas simplement imprévu : il est extraordinairement important. L’invité surprise n’est pas un ancien condisciple perdu de vue depuis trente ans : c’est la reine d’Angleterre ! Ou disons plutôt, vu l’origine de l’épidémie, que c’est Xi Jinping, l’homme le plus puissant de notre planète … Mais je sous-estime encore ce cygne noir : la puissance du coronavirus dépasse même celle du potentat chinois. Comment assurer l’inassurable ? Nous sommes dans une de ces situations exceptionnelles, où les manières usuelles de penser et d’agir sont inefficientes. L’assurance classique est impuissante contre la morsure du cygne noir. La catastrophe internationale ne peut être traitée que par le recours au contrat de solidarité implicite qui nous lie en tant qu’êtres humains. Cela signifie premièrement un traitement à l’échelle de chaque nation, et deuxièmement un traitement international. En ce qui concerne notre pays, les pouvoirs publics ont un devoir bien plus difficile à remplir que la simple mise en place du confinement : il s’agit en quelque sorte de remplacer les assurances, parce que le sinistre qui s’est produit est d’une ampleur qui les dépasse. C’est à l’Etat de répartir entre les citoyens la perte infligée par l’épidémie. L’expression « citoyens » n’est d’ailleurs pas vraiment adéquate, car il convient de réaliser une péréquation des pertes non seulement entre les ménages, mais aussi entre tous les corps intermédiaires, à commencer par les entreprises. Si l’on veut utiliser le mot « solidarité » pour ce partage a posteriori des conséquences économiques désagréables de l’épidémie, faisons-le, mais en ayant bien conscience du fait qu’il s’agit plutôt d’une assurance implicite liée à notre commune citoyenneté. Le pacte national qui nous lie les uns aux autres et à la France inclut en quelque sorte une disposition analogue à celle qui existe pour chaque famille, et qui est la base du mariage : « unis pour le meilleur et pour le pire ». Le pire étant arrivé, comment organiser la mise en commun qu’implique le mot « fraternité », l’un des trois mots fondateurs de notre pacte national ? Il va falloir évaluer les dommages subis, et déterminer les prélèvements à effectuer sur les moins touchés au profit des plus atteints. Concrètement, trois instruments peuvent jouer un rôle essentiel : la fiscalité, les dédommagements, et les prélèvements, dont l’érosion monétaire sera probablement le principal. Crédit et inflation La fiscalité permet théoriquement de prélever sur les ménages qui auront été relativement épargnés par la crise au profit de ceux qui ont été touchés de plein fouet. Mais ne nous faisons pas d’illusion : le produit des impôts sera en baisse, insuffisant pour couvrir les dépenses habituelles de l’Etat, il ne faut donc pas trop compter sur la fiscalité, même si un relèvement temporaire de la pression fiscale sur les hauts revenus doit évidemment faire partie du plan d’ensemble. La technique la plus efficiente, dont la mise en œuvre a déjà commencé, est le recours massif de l’Etat à l’endettement, recours suivi d’une hausse du niveau général des prix. C’est la manière la moins mauvaise de procéder pour étaler dans le temps le prélèvement qui sera inévitablement pratiqué sur les ménages (à l’exception des pauvres). Autrement dit, le recours à l’endettement public va permettre de ne pas immédiatement faire sentir aux ménages l’ampleur de leur appauvrissement, conséquence inéluctable de ce ... Lire la suite
Jacques Bichot “La crise liée au covid-19 révèle une gouvernance inadéquate, mais l’ouverture des vannes du crédit peut nous sauver”
Article rédigé par Jacques Bichot et publié le 6 avril 2020 sur Economie Matin. Une nouvelle vient de tomber[1] : à Plaintel, en Bretagne, il existait une usine de fabrication de masques, qui en fabriquait des millions chaque année ; elle a été fermée en 2018 par son propriétaire, le géant américain Honeywell, qui a voulu délocaliser cette production en Tunisie. Une ancienne salariée, 30 ans de métier, témoigne : des machines en parfait état ont été vendues au poids de la ferraille. Apparemment, les pouvoirs publics n’ont pas levé le petit doigt pour maintenir sur le territoire national cette capacité de production d’importance stratégique. Cela n’est pas un fait divers : c’est un fait qui révèle la façon dont la France est gouvernée. Prenons un autre problème qui se pose actuellement avec acuité : le manque de lits dans les hôpitaux. La pénurie est telle dans certaines parties du territoire que l’on expédie des malades, par avion ou par train spécial, à des centaines de kilomètres. Comment en est-on arrivé là ? En schématisant, parce que de petits malins, au ministère de la santé comme dans les ARS (Agences régionales de santé, qui supervisent le système de santé dans les Régions), ont fait un calcul qu’ils estimaient génial : s’il y a 500 lits dans un hôpital, en en supprimant 50 on réduira la dépense de 10 % ! Pour économiser, on a donc fait la chasse aux lits. Il n’en est résulté aucune économie, parce qu’il a fallu jongler avec l’occupation des chambres, envoyer plus rapidement les convalescents dans des maisons de repos qui, du coup, se sont retrouvées en surcharge et, pour avoir les moyens de s’agrandir, ont augmenté leurs tarifs. L’idée géniale de nos petits marquis était une idiotie, mais personne ne leur a tapé sur les doigts : nous sommes dans un pays où les gestionnaires publics ne sont pas rétrogradés ou licenciés quand ils commettent une grosse erreur, mais plutôt promus (avec les avantages pécuniaires correspondants) à un poste honorifique où, espère-t-on, leur inactivité évitera quelques coûteuses bévues. S’il fallait enfoncer le clou, nous ferions la liste des logiciels foireux, du genre de Louvois pour l’armée, ou des opérations stupides, comme les modifications de vitesse limite sur certaines routes, avec remplacement de moult panneaux 90 km/h par des panneaux 80 km/h, suivi quelques mois plus tard du changement inverse. La France est sur-administrée, et ce par des personnes dont la compétence laisse souvent à désirer, et du coup elle n’est pas correctement administrée. Naturellement, les entreprises françaises vont être victimes de la faiblesse opérationnelle de notre administration pléthorique lorsqu’il s’agira de prendre des mesures pour éviter l’épidémie de faillites qui les menace, faillites dont les effets s’ajouteront aux conséquences sanitaires fâcheuses de notre vulnérabilité au coronavirus. Il faudrait surtout que les mesures prises pour limiter la diffusion du covid-19 soient aussi peu invasives que possible. Nous avons besoin de biens et de services, et donc les pouvoirs publics doivent faciliter la tâche aux producteurs. Comme tout le monde ne peut pas télétravailler, il convient de mettre le paquet sur la protection des personnes contraintes, pour travailler, à ne pas pratiquer le confinement. Plus facile à dire qu’à faire ? Certes, et je n’ai pas la compétence requise pour dire quelles entreprises doivent prioritairement faire l’objet d’une facilitation de leur activité, ni pour préciser quelle pourrait être précisément cette facilitation, et je présume que les ministres sont comme moi. Ils n’ont donc pas à dire à une entreprise de travaux publics comment faire son travail avec un minimum de risques, mais en revanche ils peuvent comme vous et moi constater que la forte diminution de la circulation crée des conditions favorables pour l’entretien et l’aménagement de nos routes et de nos rues, et inciter les entreprises de travaux publics et les édiles locaux à en profiter. Cherchons les autres opportunités créées par le confinement, par exemple en matière d’entretien et d’embellissement de nos jardins publics. Que les Pandores ne soient pas là principalement pour verbaliser, mais pour faciliter et sécuriser l’activité. L’activité est bien sûr le meilleur antidote à la faillite, mais elle n’est pas toujours possible. Quantité d’entreprises et d’administrations sont en état d’hibernation : le problème est de bien préparer le moment où la marmotte pourra enfin sortir de son terrier, c’est-à-dire où les entreprises en hibernation pourront recommencer à produire à un bon rythme. Pour cela, pas de mystère : il faut ouvrir intelligemment les vannes du crédit. Je dis bien « intelligemment », car il ne s’agit pas de sauver tous les canards boiteux. Les entreprises sont mortelles, comme nous, et il ne faut pas chercher à sauver à coups de prêts garantis par l’Etat des entreprises qui avaient déjà un pied dans la tombe. En revanche, aucune entreprise saine, ayant un marché raisonnablement porteur, ne devrait périr faute d’argent pour relancer son activité. Nous allons avoir de toutes façons un formidable gonflement de la dette publique : le tout est qu’il serve vraiment à redonner de l’air à des entreprises fondamentalement saines, mais au bord de l’asphyxie. La question est : l’administration possède-t-elle les compétences requises pour effectuer ce travail de banquier et de « business angel » ? Il est probable qu’elle aura besoin de s’adjoindre des personnes qui connaissent bien le monde des affaires, au bon sens du terme. Une mobilisation des jeunes retraités ayant ce type d’expérience aurait certainement de bons effets. Simplement, il faut commencer tout de suite : que dans chaque préfecture, ou dans chaque Conseil Général, dans chaque conseil régional, dans chaque chambre de commerce, se mettent en place des petites équipes agiles, genre écureuils, pas brontosaures, pour préparer tout de suite l’oxygénation monétaire des entreprises ayant une constitution robuste, de façon que le jour où il sera physiologiquement raisonnable de se remettre au boulot, on ne perde pas de temps. C’est une opération du type débarquement en Normandie : tout doit être préparé, mais avec un type de planification extrêmement souple, parce qu’on a beau avoir bien regardé du haut du ciel on ne sait pas exactement quelle résistance on rencontrera derrière ... Lire la suite
Jacques Bichot: “Le compte de l’enfance : un conte à dormir debout”
Article rédigé par Jacques Bichot et publié le 29 février 2020 sur Economie Matin 12,8 Mds € Les enfants, dans le calcul de l’impôt, représentent un avantage fiscal de 12,8 milliards d’euros. La DREES, Direction de la Recherche, des Etudes, de l’Evaluation et des Statistiques, est l’organe qui s’occupe de ces questions pour les ministères sanitaires et sociaux. Dans sa collection Les Dossiers de la DREES vient de sortir un volume, portant le n° 50, intitulé Compte de l’enfance, qui est censé présenter « les dépenses sociales et fiscales en faveur des enfants ». Cette publication comporte hélas des parties fondées sur des a priori « politiquement corrects » éloignés de la réalité. Il convient donc que des économistes immunisés contre ce virus remettent les pendules à l’heure. Tel est le but de cet article. Les deux points chauds du compte de l’enfance L’étude sous revue distingue deux « périmètres » du compte de l’enfance, un « périmètre cœur » pour lequel la dépense s’élèverait en 2017 à 63 Md€, et un « périmètre étendu », pour lequel la dépense atteindrait 107 Md€. A défaut de pouvoir tout traiter dans ce bref article, nous examinons ici deux des quatre postes les plus importants, tous deux situés dans le « périmètre étendu » : la « prise en compte des enfants dans le calcul de l’impôt sur le revenu » et les « droits familiaux de retraite ». Le premier est censé représenter un avantage de 12,8 Md€, et le second (pour 2016, les données 2017 n’étant pas disponibles) un avantage de 20,7 Md€. Les effets du quotient familial Le dossier du quotient familial est ainsi présenté : « l’effort public en faveur des enfants repose aussi sur la fiscalité, en particulier le mécanisme du quotient familial qui permet de réduire l’impôt sur le revenu des familles ayant des enfants à charge ». On remarquera que l’existence d’une « réduction » est affirmée a priori, sans justification, ce qui gêne d’ailleurs les « auteures » (sic). Honnêtement, elles reconnaissent en effet dans la phrase suivante que « Le quotient familial renvoie au principe constitutionnel selon lequel l’impôt sur le revenu tient compte de la capacité contributive des ménages (capacité, à niveau de revenu donné, d’autant plus faible que la famille est nombreuse). Plus qu’une dépense en faveur des enfants à proprement parler, il est considéré par l’État comme une mesure d’équité fiscale. » Mais peu leur importe la Constitution, les auteures affirment sans ambages : « Ce dispositif constitue néanmoins une aide pour les familles concernées et s’inscrit à ce titre dans un périmètre étendu du compte de l’enfance (29 % des dépenses de l’extension du périmètre) ». Une conception « adultiste » du quotient familial On comprendrait que des économistes statisticiennes ne prennent pas pour critère des dispositions juridiques, fussent-elles d’ordre constitutionnel : le droit est une chose, l’économie en est une autre. Mais elles n’avancent aucun argument économique à l’appui de leur adhésion (ou de leur soumission ?) à l’idée selon laquelle l’impôt sur le revenu devrait être calculé sans tenir compte des enfants. Cette idée est « politiquement correcte » dans un certain milieu, auquel appartiennent probablement des personnes occupant des postes importants à la DREES et dans les ministères sociaux. Laisser discrètement entendre que l’esprit de la Constitution ne va probablement pas dans le même sens que l’idéologie « adultiste » selon laquelle les enfants comptent pour du beurre, comme on dit familièrement, était probablement le maximum que pouvaient se permettre les auteures. Dans un état d’esprit adultiste, les enfants ne sont pas considérés comme une contribution des parents à l’avenir de la société, mais plutôt comme des jouets perfectionnés que l’on a fabriqués pour se faire plaisir. Dans cet état d’esprit, il est envisageable de faire quelques cadeaux fiscaux à ceux qui font le choix de cet usage de leurs deniers, comme à ceux qui font des dons à des œuvres caritatives ou qui installent des panneaux solaires pour produire leur électricité, mais il ne faut surtout pas utiliser un concept de foyer fiscal qui désigne comme étant le contribuable un corps intermédiaire, la famille, et non pas les seuls individus adultes. En allant jusqu’au bout de la logique adultiste, la mise en commun de leurs revenus par les époux ne devrait avoir aucune conséquence fiscale : chaque adulte devrait être imposé sur ses propres revenus, la notion de foyer fiscal devrait disparaître. Considérer le principe même du quotient familial comme étant générateur de réductions d’impôt, d’aide fiscale, est la forme atténuée qu’a prise l’adultisme, à défaut de pouvoir imposer une fiscalité plus radicalement individualiste. Le traficotage du quotient familial L’impôt sur le revenu est progressif : le revenu imposable est découpé en tranches, supportant chacune un taux d’imposition d’autant plus élevé que l’on grimpe dans l’échelle des revenus. Pour effectuer ce découpage en tranches, la loi s’appuie sur les notions de « part » et de « quotient familial ». Chaque adulte du foyer compte pour une part, et les enfants comptent soit pour une demi-part (les deux premiers) soit, depuis la loi de finances votée fin 1980, pour une part entière (les suivants). Le revenu du ménage est divisé par le nombre de parts, et le barème de l’impôt est appliqué à ce « revenu par part » (censé indiquer le niveau de vie de la famille). L’impôt dû fut quelque temps égal à l’impôt par part multiplié par le nombre de parts. Ensuite, le législateur a considéré le principe même du quotient familial comme procurant une réduction d’impôt, et il s’est préoccupé de plafonner cette soi-disant « réduction », créant une belle usine à gaz. Le système des parts avait pour but initial de proportionner le taux du prélèvement au niveau de vie du foyer fiscal. L’introduction en 1980 d’une part complète pour les enfants de rang supérieur ou égal à trois était incompatible avec cet objectif : si les demi-parts constituent un bon compromis entre le recours à des échelles de niveau de vie statistiquement irréprochables et l’exigence de simplicité de l’impôt sur le revenu, les parts ... Lire la suite
“Qui pour gérer nos retraites ?”, par Jacques Bichot
Article de Jacques Bichot, rédigé le 25/02/2020 La retraite est chose trop sérieuse pour être confiée à l’État ou aux partenaires sociaux ; faisons-la gérer par une institution analogue à la Banque de France. Les récents développements relatifs à la réforme des retraites montrent l’incompétence des deux catégories d’acteurs classiquement mis à contribution pour gérer ou réformer les retraites de notre malheureux pays : En ce qui concerne les hommes politiques, leur méconnaissance du sujet, leur caractère superficiel et brouillon, joins à leur incapacité à trouver parmi eux des personnalités pour prendre en main cette réforme d’une extrême importance, ne permettent pas de leur faire Pour ce qui est des syndicats, en dehors de leur capacité à rendre difficile la vie des citoyens, et particulièrement des travailleurs, aucun talent ne se manifeste. Côté patronat, l’énergie se concentre sur l’endiguement des charges sociales ; les idées novatrices ne fusent guère. Qui donc pourrait prendre en main cette réforme en ayant la capacité de la finaliser et de superviser la gestion du système qui en résultera ? L’idée que je soumets – le recours à la Banque de France (BdF) – est surprenante à première vue, et difficile à faire admettre par les politiciens, mais elle pourrait nous sortir du pétrin où les acteurs des deux catégories précitées nous ont précipité. Nommons France Retraites l’organisme chargé de faire fonctionner, pour la France entière, un système unique de retraites par répartition. Il s’agit de savoir comment France Retraites devrait fonctionner et être dirigée pour que notre pays cesse enfin d’être contraint deux fois par décennie de pratiquer une réformette de son système de retraites en espérant que ses effets lui permettront de tenir encore quelques années. France Retraites doit être une institution indépendante, du même type que la Banque de France avant la création de la BCE La Banque de France (BdF) a déjà fondé un régime de retraites : c’était en 1808, soit 8 années après sa création par le Premier Consul. Devenu Empereur, Napoléon signa le 16 janvier 1808 un décret dont l’article 23 institue une « caisse de réserve » pour les employés de cette banque. Cette caisse existe toujours ; les salariés de la BdF sont les seuls de notre pays à ne pas avoir de retraite par répartition : ils ont conservé une véritable retraite par capitalisation, qui leur suffit largement. Leur caisse verse actuellement des pensions à 15 000 retraités, alors qu’elle n’a plus que 10 000 adhérents ; pour autant elle ne demande rien à personne, car elle dispose de 14 Md€ de réserves, auxquelles semble s’ajouter une « réserve spéciale » atteignant 4,7 Md€. N’ayant pas recours à la répartition, cette institution satisfait à la condition de neutralité pour superviser la réforme des caisses qui la pratiquent. Elle peut analyser sereinement le fonctionnement de la répartition en France, et constater qu’elle constitue une forme abâtardie de capitalisation, fonctionnant grâce au capital humain, mais sans que le droit positif le reconnaisse. Cette situation hors du champ de la réforme est très intéressante stratégiquement pour organiser ladite réforme sans éprouver la gêne inhérente au fait de changer les règles d’un jeu dont on est soi-même acteur : un observateur non impliqué est bien plus à l’aise pour voir objectivement ce qui va et ce qui ne va pas, ce qu’il faut conserver et ce qui doit être changé. Cerise sur le gâteau, à la différence des partenaires sociaux et des hommes politiques la BdF n’a pas développé de tendance à parler de réforme chaque fois qu’il faut effectuer un réglage paramétrique ; il se trouve certainement en son sein des personnes capables de faire la distinction entre une réforme (systémique) et un ajustement (paramétrique). France retraites devra être construite en respectant des principes analogues à ceux qui ont fait de la Banque de France une institution indépendante du pouvoir politique et des organisations syndicales et patronales. Cette indépendance la mettra dans une position radicalement différente de celle qu’occupe aujourd’hui le système français de retraites par répartition, composé d’une mosaïque de régimes soumis au triple pouvoir des politiciens, des syndicats et du patronat, qui tirent à hue et à dia. Quel organisme pourrait, mieux que la BdF, contribuer efficacement à la mise en place d’un tel organisme, créé en quelque sorte « à son image et à sa ressemblance », selon la formule du premier chapitre du livre de la Genèse ? Cet organisme, France Retraites, devra disposer d’un savoir-faire organisationnel du plus haut niveau dans le domaine de la finance le plus délicat et le plus important, celui du capital humain. Il aura mission de veiller à ce que se réalise dans de bonnes conditions un investissement vital pour la bonne marche du pays, l’investissement dans le capital humain, et à ce que les dividendes tirés de cet investissement soient répartis de manière équitable. La BdF remplit une mission analogue : veiller à ce que tout se passe correctement pour le financement des entreprises, des particuliers, et dans une certaine mesure des administrations, par le canal du crédit. Elle est donc très bien placée pour veiller sur la mise en place de l’organisme qui sera chargé de remplir une fonction analogue relativement au financement du capital humain et à la distribution des redevances que constituent les pensions (celles-ci ne sont stricto sensu ni des intérêts, ni des dividendes, ni des remboursements). La BdF devra libérer nos retraites des mythes qui rendraient vaine la création de France retraites L’intervention de la BdF suppose que le législateur renonce à la fable selon laquelle les pensions seraient dues en raison des cotisations de retraite. Seule une institution aussi puissante et respectée peut amener le Parlement à remettre les pendules à l’heure, c’est-à-dire à envoyer au panier l’actuelle législation des retraites par répartition, qui en fait un système de Ponzi, pour la remplacer par des règles juridiques compatibles avec la réalité économique – à savoir que les retraites se préparent en investissant dans le capital humain, et qu’en conséquences les droits ... Lire la suite
Ouvrages collectifs de l’AEC sur la doctrine sociale de l’église
L’AEC (Association des économistes catholiques) a publié 4 ouvrages collectifs sur différents thèmes de la doctrine sociale de l’Église. Tous ces ouvrages ont été publiés aux PUAM (Presses universitaires d’Aix-Marseille). Lorem ipsum dolor sit amet, consectetur adipiscing elit. Ut elit tellus, luctus nec ullamcorper mattis, pulvinar dapibus leo.
“Retraites des avocats : et pourquoi pas de la pure capitalisation ?”, par Jacques Bichot
Article de Jacques Bichot publié le 26/02/2020 sur Économie-Matin La diminution du nombre des affaires jugées, du fait de la grève des avocats, est catastrophique. La France était déjà un pays où la justice n’est pas rendue avec la promptitude qui serait souhaitable ; elle devient un cas de déni du droit des citoyens à obtenir des décisions dans des délais raisonnables et dans des conditions normales. Des personnes dangereuses restent en liberté faute d’avocat pour assurer leur défense ! Il faut donc trouver rapidement une issue au bras de fer actuel. Barreau, Banque de France, même sérénité ? Les avocats appartiennent à une profession en expansion rapide. Leur régime de retraite, qui fonctionne par répartition, avec deux étages (retraite de base et retraite complémentaire), bénéficie d’un rapport démographique (nombre de cotisants rapporté au nombre de retraités) particulièrement agréable : 65 000 cotisants pour 15 000 retraités, soit 43 pour 10. L’un des objectifs de la réforme en cours est de faire davantage participer les régimes démographiquement favorisés au financement de ceux qui sont lourdement défavorisés par l’érosion du nombre et de la proportion de leurs adhérents actifs (et donc cotisants). Cette réforme a des inconvénients pour ceux qui bénéficiaient d’une rente démographique : dura lex, sed lex. La Banque de France (BdF) présente une situation aux antipodes de celle de la CNBF (caisse nationale du barreau français) : 15 000 retraités pour 10 000 cotisants. Néanmoins, son régime n’a pas de souci particulier à se faire, car il fonctionne entièrement par capitalisation : il dispose de 14 Md€ de réserves ordinaires et 4,7 Md€ de réserves « spéciales », trésor sagement constitué au fil des ans, sans jamais céder à la tentation classique : demander moins de cotisations, et donc moins provisionner, en se disant « les suivants se débrouilleront ». Précisément la tentation à laquelle le barreau a succombé, en ne demandant pas jadis de faire fonctionner sa caisse de retraite en capitalisation, comme celle de la BdF. Le personnel de la BdF a eu la sagesse de se comporter en fourmi plutôt qu’en cigale à une époque où il était plus nombreux et avait moins de pensionnés à charge. Ne serait-il pas souhaitable que le Barreau suive, fut-ce tardivement, son exemple ? Pendant encore des années, peut-être même deux décennies, le nombre des avocats en activité dépassera très largement le double de celui des avocats retraités, ce qui permettrait d’accumuler des réserves confortables. Encore faudrait-il avoir le courage de demander la sortie du système national de répartition, et se contraindre ensuite à utiliser une bonne moitié des cotisations pour constituer des réserves dignes d’un régime en capitalisation. La situation actuelle ne peut pas perdurer : ou bien les avocats entrent avec toutes les autres professions dans le grand régime unique que concoctent laborieusement les amateurs qui essayent de nous gouverner, ou bien ils essayent de faire bande à part, comme la BdF l’a fait jadis, et ils deviennent le deuxième exemple français d’un régime de base en capitalisation. Peuvent-ils emprunter cette voie avec la même sérénité que nos banquiers centraux ? Hélas non, parce qu’ils s’y prennent nettement plus tard : s’ils s’étaient réveillés plus tôt, ils auraient pu accumuler des réserves environ dix fois supérieures aux maigres 1,7 Md€ économisés sans trop se donner de peine, en profitant de leur situation démographique favorable pour lever des cotisations très légères au regard de celles des « gros » régimes (CNAVTS et AGIRC-ARRCO). Le pour et le contre, le chien et le loup. Il n’est pas évident que le législateur autorise la CNBF à faire bande à part en passant à la capitalisation. Mais supposons que nos spécialistes de la défense des causes difficiles plaident si bien la leur qu’ils parviennent à convaincre le Gouvernement et le Législateur de leur donner le feu vert : « si vous voulez avoir un régime bien à vous, rien qu’à vous, allez-y, chers plaideurs, mais bien évidemment il s’agira d’un régime par capitalisation, et vous allez devoir pendant un certain nombre d’années cotiser beaucoup pour augmenter massivement vos réserves, confortables pour un régime en répartition, mais très insuffisantes en capitalisation. » Que faire ? Persévérer dans le grand dessein de l’autonomie, en adoptant une discipline librement consentie, contre laquelle il sera impossible de se battre, ou revenir se fondre dans le grand troupeau de la répartition, en ayant les avantages et les inconvénients qui s’y attachent ? Jean de La Fontaine a posé la question mieux que je ne saurais le faire : au chien « franche lippée », au loup « tout à la pointe de l’épée ». À vous de choisir ! Encore que, dans le paternalisme où nous baignons, il n’est même pas certain que l’on vous autorise à choisir la liberté. Mais que votre choix, qu’il soit ensuite validé ou non par le Parlement, s’effectue en pleine conscience : jusqu’à ce jour, vous espériez avoir le beurre (la sécurité de la « solidarité nationale ») et une bonne partie de l’argent du beurre (des cotisations modestes au regard des pensions), et voilà que cette agréable période a pris fin. C’est la vie. Powered By EmbedPress
“Ce rapport de la Cour des comptes à qui l’on fait trop souvent dire tout et n’importe quoi”, par Jacques Bichot
Article de Jacques Bichot, écrit le 25/02/2020 et publié le 26/02/2020 sur Atlantico La Cour des comptes fait son travail de manière rigoureuse mais les commentaires médiatiques ne mesurent pas forcément la propension exacte des données. Un rapport dont le premier tome comprend 537 pages ne se résume pas en 2 ou 3 feuillets : c’est un peu comme si vous vouliez, en 2 ou 3 heures, avoir acquis une bonne connaissance des œuvres qu’abrite le musée du Louvre. Néanmoins, au terme d’une pérégrination que l’on sait partielle, quelques impressions se dégagent. Voici donc ce qui m’a paru particulièrement important au sortir d’une première lecture. Le brouillard comptable. La comptabilité publique est un art difficile à pratiquer et difficile à interpréter. Dans une grande ville, à la brume naturelle qui monte des rivières et des plans d’eau s’ajoutent les effets de la pollution, toutes ces particules en provenance des cheminées et des pots d’échappement : la visibilité s’en ressent, les perspectives sont parfois brouillées, incertaines. Il en va de même pour les comptes publics d’une nation. Les chiffres de dépenses et de recettes sont entourés de deux sortes de halos ; l’un provient des difficultés naturelles de la comptabilité (une même dépense peut servir à deux objectifs différents, par exemple améliorer la productivité d’un service et augmenter la sécurité) ;et l’autre résulte de la tendance des responsables politiques et administratifs à procéder à de nombreux changements dont l’utilité n’est pas évidente, mais qui manifestent leur pouvoir, et qui contribuent à rendre très problématiques les comparaisons d’un exercice à l’autre. Les séries chronologiques couvrant des périodes telles qu’une décennie ne sont pas toujours cohérentes. Comme exemple concret, prenons le déficit public, exprimé en points de PIB. Il présente officiellement une forte progression de 2018 à 2019 : de 2,5 à 3,1 points de PIB. Mais il ne faut pas prendre ces chiffres trop au sérieux. Si l’on creuse un peu – et c’est ce que fait la Cour dans ce cas comme en bien d’autres – on s’aperçoit que le remplacement du CICE par une réduction de charges sociales, réalisé en 2019, est à l’origine de cette forte augmentation du déficit « officiel » en 2019, et sera pour 2020 la cause d’une réduction du même agrégat (pronostic de la Cour : 2,2 points de PIB). Autrement dit, cet indicateur très important fourni une information certes exacte en comptabilité, mais trompeuse pour l’appréciation de l’état de nos finances. La raison technique est que le CICE, mesure fiscale, engendre des paiements décalés d’un exercice par rapport à la date de naissance des créances, tandis que les réductions de cotisations sociales ont un effet immédiat en trésorerie. Mr Dupont et Mme Durand, n’ayant pas connaissance de ces subtilités, risquent donc de s’inquiéter pour rien à propos des difficultés de nos finances en 2019, et de se réjouir sans raison valable à propos de leur amélioration en 2020. Les silhouettes que l’on aperçoit dans le brouillard comptable ne donnent pas forcément une idée très juste de la situation réelle des finances de la France ! Les tendances robustes Les évolutions révélées par les séries statistiques longues sont plus « lisibles », moins sujettes à des erreurs d’interprétation, que les comparaisons d’un exercice à l’autre. La progression à long terme de la dette publique est un exemple de la robustesse d’une tendance malheureuse, l’accroissement de la dette publique. Limitons-nous au XXIe siècle : cette dette représentait 58 % du PIB en l’an 2000, puis 82 % en 2009, et enfin 98,8 % fin 2019. Cette fois, peu importe que chaque chiffre annuel puisse faire l’objet de discussions à la marge, l’accroissement est massif, il n’y a pas lieu d’en douter. Les coups de projecteur fort utiles La Cour consacre 25 pages à la question des drones militaires. On pourrait être tenté de penser que ce sujet, certes important pour notre défense nationale, ne requiert pas d’aussi longs développements dans un document centré sur nos finances publiques : on aurait tort. Car c’est en explorant un tel sujet de façon suffisamment approfondie que la Cour peut être utile à la fois à Bercy, en charge de financer l’équipement de nos armées comme le fonctionnement de notre Éducation Nationale, et aux chefs de nos armées. Les militaires ne sont généralement pas des comptables, mais ils ont tout intérêt à utiliser au mieux les budgets, plutôt étriqués, qui leur sont alloués. Le simple fait de constater que les « pékins » de la Cour s’intéressent à leurs problèmes est réconfortant, surtout si leurs observations sont judicieuses.En fait, ces observations restent assez légères, sauf sur la question de coopération avec nos alliés dans le programme MALE (une nouvelle génération de drones). Les magistrats de la Cour n’apportent pas de réponse au problème du remplacement des drones américains Reaper, question importante pour nos forces armées, mais ils s’en préoccupent, glissent un ou deux conseils : cela suffit, la Grande muette, comme on appelle notre armée, a surtout besoin de savoir que les magistrats de la rue Cambon sont à leurs côtés. Les retraites complémentaires Consacrer 23 pages au régime AGIRC-ARRCO, le mastodonte de la retraite complémentaire, au moment où la réforme des retraites risque de tout chambouler, montre que la Cour ne cherche pas à éviter les sujets délicats. Certes, l’une de ses recommandations est quasiment psychédélique : « renforcer la gestion prévisionnelle des effectifs et des compétences pour prendre compte les mutations en cours », comme si dans le brouillard opaque au sein duquel est plongée la réforme des retraites les prévisions pouvaient être prises au sérieux ! En revanche, j’ai apprécié la recommandation visant à « amplifier les économies de gestion, compte tenu des réformes récentes et à venir et en accentuant le parangonnage entre les IRC. » Certes, il faut commencer par comprendre cette phrase, destinée aux professionnels et non à l’homme de la rue. Les IRC sont les Institutions de Retraite Complémentaire, qui concrètement encaissent les cotisations versées par les employeurs et suivent les dossiers ... Lire la suite
“Le MEDEF et la gouvernance du régime unique de retraites par répartition”, par Jacques Bichot
Article de Jacques Bichot, écrit le 19/02/2020 et publié le 20/02/2020 sur Économie-Matin La grande interview de Geoffroy Roux de Bézieux dans Les Échos du 19 février mérite notre attention. Le président du MEDEF pointe en effet trois sujets sensibles, la gouvernance, le financement, et la pénibilité. Le souci du long terme. Concernant la gouvernance, ce chef d’entreprise fait une réflexion de bon sens sur un sujet qui est souvent l’occasion de dire : pour éviter les déficits, augmentons les cotisations. Citons-le : « Nous ne voulons pas de hausse de cotisations, qui de toute façon créerait des droits futurs et donc des dépenses supplémentaires à terme ». On touche là du doigt la différence entre ceux dont la position implicite est « après moi le déluge », et ceux qui se sentent responsables de l’avenir. G. Roux de Bézieux a raison : dans un système où le versement des cotisations achète des points, plus on cotise, ce qui dans l’immédiat remet à flot la « barque des retraites », plus on alourdit la charge future, celle qui se manifestera lorsqu’on verra croître le nombre de points pour lesquels une liquidation est demandée. Certes, ce sera dans dix, vingt, trente ans : peu d’hommes politiques se soucient des conséquences de leurs actes à si long terme. Que le président du MEDEF le fasse est tout à son honneur ; puisse son exemple être suivi par nos gouvernants et nos parlementaires ! Le rôle des cotisations. Cependant, un bémol doit être mis à cet éloge. En effet, l’économiste aurait aimé que le patron des patrons aille jusqu’au bout de sa logique : d’abord, est-il vraiment impossible dans un régime par points, d’augmenter les taux de cotisation vieillesse sans engager une prolifération des droits ? Non, cela n’a rien d’impossible techniquement, il suffit d’augmenter simultanément le prix d’achat du point. Seulement voilà : politiquement, cette augmentation est délicate à faire accepter. Si c’est au Gouvernement de prendre la décision, il est peu probable qu’il agisse dans ce sens, qui risque fort de susciter les hauts cris des Oppositions, et d’influencer les électeurs dans un sens défavorable au pouvoir en place. Y a-t-il une solution ? Oui, elle consiste à dépolitiser la gestion du système de retraites par répartition, en confiant les leviers de commande à des techniciens. Le Législateur a pour vocation de légiférer, pas de gérer, et à cet égard la mise en place des lois de financement de la sécurité sociale, qui confie le soin de la gestion au Parlement, est une atteinte au bon sens. Une autre considération doit aussi intervenir : est-il vraiment judicieux d’attribuer des points au prorata des cotisations vieillesse ? Certes, c’était déjà l’idée d’Emmanuel Macron quand il candidatait à la présidence de la République, et c’est ce que font certains pays étrangers, mais ce n’est pas pour autant une bonne idée. Et le MEDEF est bien placé pour s’en rendre compte : quel chef d’entreprise ignore que, s’il emprunte pour distribuer les salaires, son entreprise file du mauvais coton ? Emprunter pour investir est sain, pour peu que l’investissement soit judicieux ; le faire pour payer les dépenses courantes est un acte précurseur de la faillite. Il serait donc intéressant que Geoffroy Roux de Bézieux le dise : l’entreprise France Retraites, résultat de l’unification de nos 42 régimes, est mal barrée si ses statuts la conduisent à considérer comme des prêts ou des apports en capital des rentrées destinées à être immédiatement reversées, à titre d’intérêts et de remboursement, aux personnes qui ont jadis financé l’entreprise. Cette cavalerie est la mère des maux qui nous accablent. Remise en cause du schéma de fonctionnement des retraites par répartition. Ces premiers constats montrent que notre système de retraites par répartition est une aberration économique, et va le rester si la réforme projetée n’est pas modifiée pour y mettre bon ordre. Une entreprise financière (ce que sera le régime unique que nous appelons France Retraites) reçoit des fonds pour les faire fructifier : ce n’est pas le cas de nos régimes de retraites par répartition actuels, qui reversent immédiatement ce qu’ils reçoivent – les cotisations vieillesse. Ce qu’ils reçoivent de facto, mais non pas de jure, ce sont les sommes et les apports en nature destinés à former de futurs cotisants. A savoir les impôts qui financent la formation, les cotisations sociales qui financent les soins aux enfants, le budget de l’obstétrique, et les prestations familiales, plus l’apport en nature effectué par les parents en élevant leurs enfants. Certes, rien de cela n’est commercial : le système de retraites n’est pas une entreprise à but lucratif ! Il n’en reste pas moins que c’est une entreprise, et que le législateur fait une énorme erreur en ne la considérant pas comme telle. Cette entreprise devrait recevoir tout l’argent destiné à l’investissement dans la jeunesse, véritable moteur des retraites par répartition. C’est elle qui devrait payer notamment la scolarité de nos jeunes, acquérant ainsi sur eux une créance qu’ils rembourseront par leurs cotisations vieillesse. Le schéma est au fond très simple : France retraites doit recevoir le produit de l’investissement dans la jeunesse, et s’en servir pour verser des rentes aux anciens investisseurs devenus âgés. Vers une vraie réforme des retraites. Une fois compris le fonctionnement économique des retraites dites par répartition, reste à mettre le droit en conformité avec la réalité. Il n’y a en fait qu’un moyen pour reporter du revenu d’une période à l’autre de notre existence, de la période où nous sommes en état de produire bien plus que nous ne consommons vers la période où nous espérons que nos successeurs nous prendront en charge – juste retour de l’investissement dans leur capital humain que nous aurons réalisé. Ce moyen, économiquement, c’est l’investissement dans la jeunesse. Il faut donc que notre Législateur, au lieu de se contenter de fondre 42 régimes en un seul, donne au régime unique ainsi créé un statut proche de celui de l’entreprise, avec des investisseurs dans le capital humain ... Lire la suite
“SOS Retraites en péril !” par Jacques Bichot
Article de Jacques Bichot, écrit le 17/02/2020 et publié le 19/02/2020 sur Breizh-Info Parviendra-t-on à finaliser la réforme des retraites annoncée par Emmanuel Macron lorsqu’il était candidat à la présidence de la République ? L’affaire se présente plutôt mal. Petite histoire d’une réforme maudite : les débuts. Une année et demie de travaux conduits par Jean-Paul Delevoye en tant que Haut-commissaire à la réforme des retraites, en étroite liaison avec les partenaires sociaux, a débouché sur un projet : celui-ci fut aussitôt fortement attaqué par les organisations syndicales, de salariés et de professions libérales, qui avaient pourtant été constamment consultées durant sa gestation. La technique des points, bien connue des partenaires sociaux qui l’avaient adoptée il y a longtemps tant pour les salariés du secteur privé (régimes AGIRC puis ARRCO) que pour les professionnels libéraux, n’a plus trouvé grâce à leurs yeux. L’âge pivot, en usage dans de nombreux pays, indispensable pour donner une grande liberté de choix aux assurés sociaux sans pour autant mettre en péril l’équilibre d’un régime, fut conspué. La valse des ministres. À ces problèmes de fond sont venus s’ajouter des questions de personnes : on découvrit, peu après la publication de son projet, que le Haut-Commissaire traînait des casseroles ; il fut renvoyé quelques semaines après être entré au Gouvernement. Très logiquement, le dossier retraite fut confié à Agnès Buzyn, ministre des solidarités et de la santé, auprès de laquelle Delevoye était « délégué ». Elle ne connaissait peut-être pas grand-chose aux retraites, et elle n’a pas eu le temps de s’y mettre, désignée qu’elle fut pour candidater à la mairie de Paris. Le dossier retraites fut plus spécifiquement confié à un certain Laurent Pietraszewski en tant que secrétaire d’état auprès de madame Buzyn. Mais cette dernière fut priée d’aller conquérir la mairie de Paris, et remplacée avenue de Ségur par Olivier Véran, député de l’Isère, lui aussi LREM et médecin. Le harcèlement par les amendements. Olivier Véran et Laurent Pietraszewski se trouvent face à une Assemblée nationale où il est possible de déposer, sur un projet de loi, autant d’amendements que le veulent les plus trublions des parlementaires : dans ce cas, environ 41 000, dont 23 000 en provenance du seul petit groupe de La France Insoumise. Inutile de préciser qu’il est impossible d’examiner un tel nombre de propositions ! Telles sont, à l’heure où j’écris, les nouvelles concernant la gestion d’une réforme d’importance capitale, lancée dans l’improvisation la plus totale par un jeune candidat à la présidence de la République, et gérée avec un amateurisme confondant. Et tout ça pour quoi ? Comme nous allons le voir, pour une réforme qui, même si elle aboutit, n’apportera pas une solution juste, viable et pérenne, faute de connaissances du fonctionnement réel des retraites par les personnes qui sont à la manœuvre. La persévérance dans l’erreur. Le projet de réforme est basée sur l’idée saugrenue que nous préparons nos retraites en cotisant pour celles que nos aînés ont déjà liquidées. Or l’argent ainsi collecté n’est pas investi : il est distribué aux retraités, qui le dépensent pour la plus grosse partie. S’il était investi, les cotisants pourraient estimer à juste titre préparer réellement leur retraite, mais ce n’est pas le cas : ils ne la préparent que juridiquement, dans le cadre de lois passablement loufoques. Le problème a été très bien exposé par Alfred Sauvy, fondateur de l’INED, l’Institut National d’Études Démographiques. L’histoire remonte au milieu des années 1970, il y a presque un demi-siècle. La forte natalité de l’après-guerre, le baby-boom, cédait alors la place à un certain malthusianisme : pas assez d’enfants pour assurer le renouvellement des générations. Sauvy s’en est publiquement inquiété, disant en substance que, s’il y a aujourd’hui beaucoup de berceaux vides, il y aura dans vingt, trente, quarante, cinquante ans, moins de travailleurs, et donc moins de cotisants pour payer des pensions aux retraités. Une journaliste du Monde fit un billet pour dire que ce Sauvy était un alarmiste ridicule, qu’elle cotisait, que cela lui donnait des droits, qu’elle ferait valoir en temps voulu, pourquoi donc s’inquiéter ? Sauvy, qui venait sinon de prendre sa retraite – il n’était pas du genre à laisser tomber ses recherches – du moins de liquider sa pension, lui répondit en la remerciant de cotiser à son profit, ce qui lui permettait de voyager et de vivre très correctement. Mais, ajoutait-il, ses cotisations, étant ainsi complètement dépensées au fur et à mesure, ne servaient rigoureusement à rien pour la préparation de sa retraite à elle, la jeune Claude Sarraute. Ce qui lui reviendrait un jour, ce seraient les cotisations des bébés d’aujourd’hui, devenus travailleurs. Et, bien évidemment, sauf à écraser les générations montantes sous les prélèvements obligatoires, leurs faibles effectifs se traduiraient par des pensions modestes, pour elle et ses contemporaines. En 2020, les pensions sont encore assez généreuses, grâce à une augmentation très forte des taux de cotisation vieillesse au fil des décennies, mais le taux des prélèvements obligatoires est à la limite du supportable : il est temps de regarder les réalités en face. Il faudrait prendre pour base des droits à pension, non pas les cotisations vieillesse, mais l’investissement dans la jeunesse. Puisque ce qui prépare véritablement les futures retraites des actifs actuels, c’est ce qu’ils font en faveur des nouvelles générations, la logique et l’équité voudraient que l’on attribue les droits à pension au prorata des investissements réalisés dans la jeunesse. Ces investissements prennent principalement deux formes : en nature et en argent. En nature, c’est mettre au monde des enfants, puis les éduquer et les entretenir durant une vingtaine d’années, plus ou moins selon les cas. En argent, c’est payer les impôts qui permettent la scolarisation des enfants et des jeunes, et les cotisations qui permettent le versement de prestations familiales et la prise en charge des frais de maternité et des dépenses de santé des enfants. C’est cela qui devrait donner des points de retraite. En imitant ce que font quelques pays comme la Suède et quelques régimes ... Lire la suite
“Quelle stratégie pour la réforme des retraites ?”, par Jacques Bichot
Article de Jacques Bichot publié le 15/02/2020 sur Économie-Matin La réforme des retraites est mal partie. Après une interminable période de préparation, largement consacrée au dialogue avec les partenaires sociaux, le Haut-commissaire en charge de la préparation de cette réforme est passé à la trappe, et le dossier a été repris, côté gouvernemental, par des personnes qui n’y connaissaient pas grand-chose. Surtout, il ne semble pas que J.-P. Delevoye ait étudié la question stratégie, pourtant essentielle. Il est tard pour s’inquiéter de cet aspect fondamental, mais mieux vaut tard que jamais ! Alors, que conseiller au niveau stratégique ? Viser le cœur Réformer une institution qui redistribue chaque année 14 % du PIB requiert une motivation solide. Vouloir passer de 40 régimes à un seul, pour la retraite dite par répartition, est une intention louable, mais ce n’est pas le fonds du problème. Ce qui est vraiment stratégique, c’est le principe de fonctionnement du système, qu’il soit divisé en de multiples régimes ou unifié en un seul. Or le principe actuel est celui de la pyramide de Ponzi : on distribue au fur et à mesure de leur perception toutes les rentrées de cotisations, mais on fait comme s’il s’agissait d’une épargne investie dans des actifs susceptible de produire des revenus pour les futurs retraités. C’est là le point faible du dispositif actuel : le législateur français a donné en 1941 son accord pour mettre en place un système analogue à celui qui a valu à Bernard Madoff d’être condamné à 150 ans de prison ! N’importe quel citoyen aurait compris le scandale qu’est la rémanence d’un dispositif pris en toute hâte, dans des circonstances dramatiques, par un gouvernement aux abois, déjà sous l’emprise de l’envahisseur. Macron aurait pu dire en substance : « bientôt 80 ans de cette magouille financière, ça suffit ! Débarrassons-nous de cet héritage vichyssois, fondons notre système de retraites sur quelque chose de sérieux, mettons enfin en place une formule économiquement rationnelle. » La formule économiquement rationnelle est simple et devrait être connue : j’en ai fourni l’idée il y a 40 ans, dans la revue de l’Institut National d’Etudes Démographiques, avec un article dont le titre était parfaitement explicite : « Le rôle du capital humain en matière de retraites et de prestations familiales ». Il s’agit tout bonnement du développement de la phrase célèbre du démographe Alfred Sauvy : « En répartition, nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations, mais par nos enfants ». Le Président de la République, au lieu de justifier implicitement le système en place en annonçant dans sa campagne électorale qu’il voulait un système dans lequel chaque euro cotisé ouvre les mêmes droits à pension, aurait dû expliquer aux Français que notre législation des retraites était ubuesque, et qu’un changement radical s’imposait. Si Emmanuel Macron avait eu cette intelligence – mais hélas il est tacticien, pas stratège – les Français auraient découvert que la terre tourne autour du soleil, et non l’inverse, ils auraient vu que se présentait à eux un homme capable de les faire passer des billevesées ptolémaïques à la rationalité copernicienne. La réforme des retraites aurait démarré à partir d’une avancée conceptuelle décisive. Au lieu de quoi nous sommes enlisés dans des négociations de marchands de tapis. Il aurait fallu une vigie juchée au-dessus du hunier et, de là, découvrant le nouveau monde ; nous avons hérité d’un soutier qui, certes, a raison de vouloir rassembler tous les impedimenta de même provenance dans un même compartiment, mais ne remplit évidemment pas le rôle du capitaine fixant le cap pour découvrir une terre nouvelle. En somme, les déconvenues actuelles, toutes ces discussions stériles sur des points relativement secondaires, sont la conséquence d’une regrettable insuffisance d’ambition pour le projet de réforme des retraites. Et ce manque d’ambition provient lui-même d’un manque de culture économique : visiblement, ni le Président ni son entourage n’ont pris conscience du fait que la retraite dite par répartition fonctionne par capitalisation, mais une capitalisation spécifique, basée sur le principal facteur de production : l’être humain. C’est pourtant simple : depuis la nuit des temps, chaque homme et chaque femme a compté sur ses enfants pour subvenir à ses besoins quand ses forces auraient décliné. Un président de la République, un Premier ministre, un haut-commissaire à la réforme des retraites, un ministre des affaires sociales, s’il n’a pas compris cela, n’a pas les compétences requises pour exercer ses responsabilités. Ne pas confondre législation et gestion La seconde erreur magistrale commise par les Présidents, Premiers ministres et ministres de notre cher mais pauvre pays, est de légiférer sur des points qui relèvent des responsables administratifs et des techniciens. La loi n’est pas faite pour fixer l’âge pivot à 62 ans plutôt qu’à 63 : c’est au directeur de France retraites, si l’on appelle ainsi le régime unique, de prendre la décision de relever cet âge au fur et à mesure des progrès de la longévité, et surtout de l’espérance de vie en bonne santé. Idem pour la valeur de service du point et pour les conditions exactes d’acquisition des points : la valeur de service est un paramètre permettant de ne pas distribuer plus qu’il ne rentre dans les caisses, sa manipulation est comme celle du frein et de l’accélérateur dans la voiture présidentielle, l’affaire du chauffeur, pas des personnages politiques qu’il convoie. Nos gouvernants ont pris la détestable habitude de faire ce que j’appelle le travail du chauffeur. Ils mettent dans des projets de loi des dispositions techniques qui ne relèvent évidemment pas de la responsabilité des parlementaires, ni même de l’exécutif, mais des gestionnaires. Les discussions au Parlement sont souvent psychédéliques, parce que l’on demande à des députés et sénateurs de voter des mesures techniques pour lesquelles la plupart d’entre eux n’ont pas de compétence. Le législateur doit se prononcer sur des textes ayant une véritable vocation à figurer dans une loi, pas sur ce qui relève de la gestion des affaires courantes ! La plupart des articles des lois de finance et des lois de financement de la sécurité sociale consistent à faire un acte politique de ce qui est une simple affaire ... Lire la suite
L’entreprise et ses propriétaires
Par Pierre de Lauzun L’actionnaire et ses devoirs Dans la perspective de la pensée classique, et pour la Doctrine sociale de l’Eglise, l’entreprise est une communauté partielle, et ne se réduit pas au rôle de pur instrument entre les mains de ses actionnaires. Elle a une raison d’être, qui s’inscrit dans la perspective du bien commun. En outre, elle a une personnalité propre et constitue une entité originale, comportant de nombreuses parties prenantes au-delà des actionnaires (salariés d’abord, fournisseurs, clients, communautés locales ou nationales etc.). Par ailleurs, la Doctrine sociale de l’Eglise défend la propriété privée comme plongement et fruit de l’action de l’homme dans la matière et par là dans la vie économie, et moyen indispensable de sa liberté et de sa pleine réalisation dans son travail et son esprit d’entreprise. Mais en même temps, elle subordonne cette propriété à ce qu’elle appelle destination universelle des biens. Le propriétaire est libre et responsable, mais il doit utiliser ses biens au service du bien commun. Il est dès lors essentiel de déterminer à qui appartiennent les entreprises, et donc qui en est responsable. Or la très grande majorité des entreprises sont organisées en sociétés commerciales ; et dans ce cas la réponse naturelle, celle que donne nos systèmes de droit, est simple : les actionnaires sont juridiquement les propriétaires de la société, et donc de l’entreprise qui n’a pas d’existence légale en dehors de cette société ; ils peuvent dès lors déterminer l’orientation et le sort de l’entreprise, y compris la vendre. Ces actionnaires ont dès lors une responsabilité éthique et sociale, qui est de gérer ce bien dans le sens du bien commun. Mais cette situation fait l’objet de critiques nombreuses. Et notamment, dans la conception économique courante, ces actionnaires sont censés ne regarder que leurs intérêts. Comme sortir de ce dilemme ? Entreprise et société commerciale : la critique Une première ligne de critique consiste à contester l’idée même de la propriété de l’entreprise par les actionnaires. Ce courant d’idées est très présent au sein de l’Eglise ; ainsi avec Olivier Favereau et Baudouin Roger, qui travaillent ce sujet publié sous les auspices des Bernardins et ont exposé leurs idées dans un livre récent. Ils posent une distinction majeure entre ‘l’entreprise’ (dont ils disent qu’actuellement elle n’est pas reconnue juridiquement) et la société commerciale. Les actionnaires ne seraient propriétaires que de la seconde. Le fonctionnement des firmes aurait ainsi un biais anti-démocratique, car la société (commerciale) pilote seule une ‘entreprise’ dont le périmètre ou les perspectives sont plus larges. Un point de critique essentiel est la financiarisation. On sait que dans le monde anglosaxon, au moins jusqu’à récemment, les administrateurs sont supposés prendre essentiellement en compte les intérêts financiers des actionnaires (c’est un peu moins net ailleurs, y compris en droit français). Ce qu’on appelle la « théorie de l’agence » vise à aligner le plus possible l’action des administrateurs et des dirigeants sur les vues ou intérêts des actionnaires. D’où des dispositifs comme les stock-options, ou l’indexation des parts variables de rémunération sur les cours de bourse etc. Le risque est alors que les entreprises soient comprises comme des actifs gérés du seul point de vue financier. La critique vise particulièrement le cas des entreprises cotées en bourse, notamment si l’actionnariat est dispersé et volatil. On sait évidemment que le risque n’est pas théorique. Certes, on reconnaît l’utilité de l’appel au marché pour la fourniture de capital. Et le fait est que par sa liquidité, le marché donne accès à des masses de capitaux impossibles à obtenir sans lui. Mais poursuivent les critiques, d’une part le capital ne provient que partiellement du marché. D’autre part et surtout, le marché devient le moyen de tourner la caractéristique principale de l’actionnariat : l’engagement à risque dans l’entreprise sur la longue durée, puisque les actionnaires peuvent vendre leurs titres à tout moment. En un sens donc, le marché boursier est devenu trop souvent le lieu du refus de l’engagement. D’où son court-termisme et la déformation que cela imprime au fonctionnement des entreprises, obsédées par le seul résultat financier observé instantanément. En outre évidemment, dans ce contexte, toute idée de responsabilité sociale des entreprises sera rejetée si elle est coûteuse pour les actionnaires. D’où la remise en question du principe même de l’actionnaire propriétaire, ou du moins la volonté de restreindre ses droits comme tel, considérant que les actionnaires sont propriétaires de la société commerciale, et pas de l’entreprise. On y ajoute alors l’idée qu’il faut assurer une meilleure représentation des parties prenantes, dans le cadre juridiquement reconnu de ‘l’entreprise’ ; et modifier le rapport des pouvoirs en son sein : le conseil d’administration doit refléter son caractère collectif, et notamment s’ouvrir aux salariés et autres parties prenantes. L’idée est au fond que l’entreprise est une sorte de collectivité, qui soit s’inspirer du droit public Dans la voie préconisée par ce courant, le chef d’entreprise serait choisi par l’ensemble des parties prenantes et ressemblerait au chef de l’exécutif dans une constitution démocratique. Au minimum, il faudrait une codétermination à l’allemande. Certains encore, comme Swann Bommier et sœur Cécile Renouard , vont encore plus loin, et veulent considérer l’entreprise comme des ‘communs’, à gérer collectivement comme autrefois les pâturages ou les zones de pêche. Comme personne morale, elle n’est alors détenue par personne, mais définie par l’Etat. Les modèles multiples d’entreprise Que dire de ces analyses ? Curieusement, pour des chrétiens, catholiques de surcroît, elles ne se placent pas dans le cadre de la problématique de la propriété au sens de la Doctrine sociale, ce qui aurait conduit à rechercher et à définir les devoirs du propriétaire. C’est d’autant plus curieux que dans la réalité, le propriétaire d’une société anonyme étant sans le moindre doute l’actionnaire, il en a donc la pleine responsabilité morale pour la DSE, et derrière elle, évidemment, celle de l’entreprise. La Doctrine sociale parle d’ailleurs régulièrement des ‘propriétaires’ de l’entreprise, visant par-là les actionnaires. Ce sont ces propriétaires qui choisissent les dirigeants, la stratégie, l’activité, et peuvent la réorienter, la ... Lire la suite
“Les peines de prison sont (hélas) souvent irremplaçables”, par Jacques Bichot
Article publié sur Économie-Matin le 23 janvier 2020 La nouvelle loi justice entrera en vigueur au second trimestre de cette année. La chancellerie, en présence d’une grave surpopulation carcérale, et à défaut de disposer des crédits voulus pour augmenter comme il le faudrait le nombre de places en prison, cherche à développer les « peines alternatives », comme le port d’un bracelet électronique permettant de garder un œil (informatique) sur les délinquants laissés en semi-liberté. Pourtant, ce même ministère de la justice, dans une récente étude, « pointe le manque de vigilance et de sévérité des magistrats » (Le Figaro du 7 novembre 2019). Autrement dit, les tribunaux devraient avoir la main plus lourde, et « en même temps », comme dirait un personnage haut placé, envoyer moins de délinquants en prison. La solution consiste évidemment, pour une part, à faire des économies sur certaines dépenses qui ne sont pas indispensables : était-il vital, par exemple, de refaire toute la décoration de l’Élysée ? ou de faire changer des dizaines de milliers de panneaux de limitation de vitesse, mesure d’ailleurs suivie de changements en sens inverse dans de nombreux départements ? ou de fermer des centrales nucléaires encore parfaitement capable de produire de l’électricité dans de bonnes conditions de sécurité ? ou, dans le domaine judiciaire, de dépenser des sommes folles pour construire à Bagatelle un énorme TGI de Paris aussi peu fonctionnel que possible ? Mais ces économies doivent être accompagnées d’une recherche relative aux effets respectifs de la sévérité et de l’indulgence : les peines « alternatives » sont bien adaptées à certains délinquants, mais dans d’autres cas elles constituent une sorte d’encouragement à persévérer dans la violence et le mépris des droits d’autrui, à commencer par son intégrité physique et psychique. Ce qui suit est une illustration du bien-fondé de cette affirmation, basée sur les travaux d’un psychiatre doté d’une très grande expérience des jeunes délinquants. Protéger vite et bien est dans beaucoup de cas la méthode la plus efficace Ce qui suit provient essentiellement de deux ouvrages du docteur Maurice Berger, Voulons-nous des enfants Barbares (Dunod, 2008, et 2013 pour la seconde édition), et Sur la violence gratuite en France (L’artilleur, novembre 2019). Bien entendu, j’encourage vivement les personnes qui veulent approfondir cette question importante à lire ces deux ouvrages, dont je ne peux donner ici qu’un aperçu rapide. La « violence pathologique extrême » analysée dans le premier de ces livres provient le plus souvent d’une enfance marquée par la violence parentale et par « un environnement imprévisible et inintelligible ». Il ne s’agit pas nécessairement de sévices infligés à l’enfant : la violence conjugale dont il est témoin peut suffire à oblitérer fortement son psychisme. Le bébé se construit à la fois comme un « bébé tapé », même si c’est sa mère qui a reçu les coups, et comme l’agresseur tout-puissant qu’il voit à l’œuvre. Le Dr Berger cite le cas d’un enfant dont le père battait la mère et crachait sur elle quand il avait 6 mois, et qui à 2 ans et 3 mois battait les autres enfants et leur crachait dessus. Le seul spectacle de la violence du père à l’égard de la mère, si la justice n’y met pas rapidement le holà, peut conduire les enfants à la barbarie. Les sujets gravement atteints « sont insensibles à l’énoncé de la loi », explique Maurice Berger. Autrement dit, il est on ne peut plus hasardeux de parier sur une amélioration du comportement parental quand il a atteint un certain niveau de violence. Les contacts avec les parents doivent donc être soigneusement encadrés : médiatisés par des professionnels, qui éviterons le retour à l’emprise parentale maléfique, et peu fréquents. « Il peut être nécessaire de suspendre la rencontres parents-enfants pendant une ou plusieurs années, particulièrement lorsque les parents ont commis précédemment des actes graves sur leur enfant », explique le psychiatre. Ce n’est pas la prison, mais c’est une coupure ou une raréfaction des relations nécessaire pour que l’enfant puisse se construire et se reconstruire sans être soumis à des contacts délétères qui le condamnent à la violence. Cette forme de protection qui ne passe pas par la privation de liberté mobilise d’énormes moyens. Éducateurs spécialisés, psychiatres et institutions destinées à ces enfants en grand danger ne coûtent pas moins cher que des cellules et des gardiens de prison ! On ne traite pas les maux qui rongent notre société sans y consacrer beaucoup de ressources. Nous avons commencé par un domaine de malfaisance qui ne se traite pas par la privation totale de liberté, la prison, mais par une intervention forte, coûteuse et de longue haleine de services spécialisés, parce qu’il ne faudrait pas voir dans la prison un remède universel, et parce qu’il faut prendre conscience du fait que lutter contre les maux qui affectent notre société et ses membres exige des moyens considérables. Le budget de l’aide sociale à l’enfance se montait en 2016 à 7,6 ou 7,8 Md € ; il dépasse probablement 8 Md € en 2019 – autant que le budget du ministère de la justice. Et ce n’est qu’une partie du coût des graves défaillances parentales. Punir vite et bien est la deuxième jambe dont a besoin la lutte contre la malfaisance Le docteur Berger n’a rien d’un fanatique de l’incarcération. Il explique par exemple que « le premier dispositif de prévention de la violence [chez les adolescents] devrait être des brigades d’adultes ayant un enfant joueur en eux et jouant avec les enfants et leurs parents dans des centres sociaux ou des maisons de quartier, comme l’a réalisé notre équipe ». Cela parce que de nombreux jeunes ne savent pas jouer à faire semblant. « Quand on ne sait pas jouer à faire des accidents de voitures avec des modèles réduits, on joue en vrai. » Les jeunes délinquants expliquent eux-mêmes que brûler des automobiles, comme cela se fait classiquement lors des nuits de fête, est un jeu, « le but étant d’en brûler plus que ceux du quartier voisin. » Ces jeunes ont du mal à penser, ils s’ennuient, et ils cassent pour sortir de l’ennui, faute de savoir se distraire autrement. La violence gratuite ... Lire la suite
“Réforme des retraites : des progrès mais encore et surtout de graves erreurs”, par Jacques Bichot
Article de Jacques Bichot publié le 13/01/2020 sur Économie-Matin Le suspense va-t-il prendre fin, saura-t-on bientôt à quelle sauce les retraites vont être assaisonnées ? Une certaine avancée a été réalisée avec la lettre du Premier ministre adressée le 10 janvier aux présidents des organisations socio-professionnelles, et par le « compromis » trouvé avec la CFDT à propos de l’âge pivot, mais nous sommes encore loin du compte, et il est probable que la France ne sera pas dotée avant très longtemps d’un système de retraites de bonne qualité. Essayons de faire le point. 1/ Le mode de fonctionnement de la retraite par répartition n’a toujours pas été légalement reconnu. Une interview du démographe Alain Parant dans Le Figaro du 13 janvier portait pour titre, excellent résumé de ce texte : « Les naissances d’aujourd’hui feront les actifs de demain qui financeront les retraites ». Il s’agit là d’une autre formulation de ce que j’appelle le théorème de Sauvy, le grand démographe français de l’avant-guerre et de l’après-guerre, décédé en 1990 : « nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations, mais par nos enfants ». Alain Parant rappelle fort justement qu’il y avait environ 4 cotisants pour un retraité en 1960, et qu’aujourd’hui le rapport est tombé à 1,7. Cela est dû à trois causes principales : l’allongement de la durée de vie moyenne ; la très nocive réforme de 1981, qui a fortement fait reculer l’âge moyen de cessation de l’activité professionnelle ; et la baisse de la natalité à partir des années 1970. Si le lien entre paiement des retraites futures et investissement dans la jeunesse avait été compris par nos dirigeants et législateurs, il n’y aurait pas eu la distribution inconsidérée de droits à pension décidée par les démagogues, massivement en 1981, mais aussi, par plus petites touches, au fil des ans. Si le législateur avait eu la sagesse de proportionner les dividendes de l’investissement dans la jeunesse (les droits des retraités à percevoir une pension et à être couverts par l’assurance maladie) à l’importance de cet investissement, nous ne serions pas dans le pétrin comme c’est le cas actuellement. Mais il aurait fallu qu’il comprenne le fonctionnement réel des retraites dites par répartition, tel qu’énoncé par Alain Parant et avant lui par Alfred Sauvy. Seulement voilà : la phrase qui justifia l’exécution de Lavoisier, « la République n’a pas besoin de savants », est toujours inscrite dans les cerveaux de nos édiles. Ignorants du fonctionnement réel de la retraite par répartition, soit par simple manque de culture économique, soit par volonté inconsciente de ne pas savoir, ils légifèrent et réglementent en dépit du bon sens dans ce domaine névralgique. Certes, leurs homologues étrangers font assez largement de même, mais ce n’est pas une excuse : nos dirigeants devraient donner l’exemple de l’intelligence, et non se fondre dans le troupeau des ignorants. Il est grand temps de comprendre qu’il n’existe aucune relation de cause à effet entre les cotisations vieillesse que versent les actifs, et les droits à pension qu’ils engrangent ce faisant, que ces droits prennent la forme de points comme à l’ARRCO-AGIRC et dans le futur régime universel, ou une forme plus compliquée comme dans le régime général actuel et les régimes spéciaux. Quand la loi se moque de la réalité économique, les conséquences de cette hubris législative sont généralement désagréables : nos difficultés en matière de retraites ont pour cause principale la croyance superstitieuse de nos hommes politiques en la toute puissance des lois. Dans la Bible il est écrit : Dieu dit « que la lumière soit », et la lumière fut. Mais l’homme ne dispose pas d’un tel pouvoir créateur. Il doit cultiver la terre à la sueur de son front, ont compris les sages d’Israël. Nos législateurs devraient s’imprégner de cette sagesse, comprendre qu’ils n’arriveront à rien de bon en faisant comme si leur parole avait des pouvoirs divins. Qu’ils abandonnent leurs superstitions et acquièrent un petit peu d’esprit scientifique, qu’ils comprennent ce qu’Alain Parant appelle « les lois d’airain de la démographie », et la France pourra progresser. 2/ La confusion est toujours totale entre règles de juste conduite et commandements ; sortons-en ! La distinction faite par Hayek entre ces deux notions est très importante. Le législateur a pour vocation de définir des règles générales, comme par exemple l’attribution des droits à pension au prorata des investissements réalisés dans la jeunesse. En revanche, il revient logiquement à des organes exécutifs de prendre les dispositions nécessaires à la mise en pratique des règles de juste conduite. Concrètement, s’agissant des retraites, c’est au législateur de dire que les droits à pension seront attribués au prorata des investissements réalisés dans la jeunesse, et c’est à un ou à des organes de gouvernance de préciser les modes de calcul de ces droits. Le législateur peut établir que les droits à pension prendront, dans un régime unique par répartition, la forme de points, et que ces points seront attribués au prorata des enfants élevés et des sommes consacrées à préparer leur entrée dans la vie active (investissement dans la formation des futurs travailleurs) ; il peut dire aussi que les caractéristiques particulières de certains travaux, telles que la pénibilité et la dangerosité, doivent déboucher sur des droits dans des régimes fonctionnant par capitalisation, de telle manière que soit respectée la règle générale d’attribution des droits futurs au prorata d’investissements préalablement réalisés ; il peut dire encore que les pensions seront calculées selon des règles offrant aux citoyens le maximum possible de liberté de choix et de souplesse. Au-delà, c’est logiquement à la direction générale du « régime universel » de retraites par répartition de prendre les dispositions nécessaires. Mais il convient d’éviter l’expression « régime universel » utilisée par Matignon, car elle prête à confusion : la réforme en cours concerne le régime français de retraites par répartition, pas un régime à l’échelle planétaire, ni même à l’échelle européenne. L’organe de direction du régime français de retraites par répartition pourrait être conçu de façon assez semblable aux comités de direction des Banques centrales des pays développés. Pour les retraites, comme pour la monnaie et le crédit, une autorité indépendante du gouvernement est ... Lire la suite
Taux d’intérêt négatifs : essai d’évaluation morale
Par Pierre de Lauzun L’existence de taux d’intérêts négatifs, surtout de façon prolongée, heurte le bon sens spontané. Comment donc de l’argent prêté pourrait-il être rendu en diminuant la somme ? Au-delà de cette logique, se pose la question de l’évaluation éthique de la pratique. Pour cela il faut d’abord voir ce dont on parle. Pourquoi un taux d’intérêt ? Le taux d’intérêt est censé représenter la rémunération du service rendu par le prêteur qui se défait d’un somme d’argent pour un certain temps en la confiant à un emprunteur qui est censé la rendre à la fin de la période. Cette rémunération couvre cependant plusieurs réalités. Il est intéressant de les examiner à la lumière du débat ancien et fourni sur le taux d’intérêt, appelé alors usure. Il y a d’abord et surtout l’usage alternatif possible de la somme, et notamment l’investissement, en fonds propres ou en immobilier locatif[1]. On sait que l’Église lorsqu’elle prohibait le taux d’intérêt admettait des exceptions, dont ce qu’on appelait le lucrum cessans : le cas d’un professionnel, en général d’un commerçant au sens large, qui distrayait une somme de ses actifs pour la prêter, somme qui utilisée professionnellement aurait contribué à lui faire obtenir un certain gain, lui-même légitime. On admettait alors un certain intérêt. Or à l’époque actuelle on peut considérer qu’il y a une forme de lucrum cessans généralisé, compte tenu des possibilités d’investissement acceptables par ailleurs offertes, ce qui rend un certain taux d’intérêt légitime. À cela peuvent s’ajouter d’autres considérations, comme le prix du temps : le fait qu’il est plus intéressant de disposer d’un bien tout de suite que dans l’avenir. À l’époque l’Église ne le reconnaissait pas comme motif valable pour une rémunération ou un dédommagement. Cela dit, on pourrait le mettre sous le terme de damnum emergens, qui était alors accepté, et qui est le dédommagement dû pour un inconvénient subi par le prêteur du fait même du prêt. Reste alors à l’évaluer. Pour cela, la considération de ce qu’aurait pu produire l’argent s’il était investi est sans doute à nouveau une bonne référence morale : qu’est-ce que mon argent aurait pu contribuer à créer ? Sachant qu’il convient cependant de le préciser, car de l’argent mis de côté et recherchant une certaine sécurité n’est pas a priori placé dans les mêmes conditions que celui inséré dans un processus productif à risque. J’y reviendrai. Un autre critère alors également accepté était le periculum sortis, qui répond à un autre problème, à savoir la couverture du risque que l’emprunteur ne rembourse pas – évalué en général sur base statistique. Nous considérerons dès lors ci-après qu’il est en soi légitime qu’il y ait une rémunération ‘raisonnable’ d’un prêt, sur la base de ces différents critères de justification, mais à préciser. Les taux négatifs En bonne logique les motivations ci-dessus conduisent à un taux d’intérêt positif, et tout au plus nul. Comment peut-il devenir négatif ? Sans entrer dans le détail technique, deux cas sont à distinguer. Le premier est celui de la déflation, de la baisse des prix (sur une durée suffisante). Car s’il y a déflation le pouvoir d’achat de la monnaie augmente avec le temps ; et donc si j’emprunte 100 € à Paul et que je lui rends 98 deux ans après, mais que les prix ont baissé de 4 %, ce que je lui rends aura un pouvoir d’achat comparable à 102 aujourd’hui . En termes réels on peut donc considérer que je lui ai payé 2% d’intérêt. Bien entendu dans un monde déflationniste un problème est posé par l’argent liquide, qui s’apprécie tout seul, ce qui pousse les gens à le thésauriser. Dans le cas des espèces, c’est limité par le coût du stockage et le risque de vol. Dans le cas des comptes bancaires, cela justifierait le prélèvement par la banque d’un intérêt négatif par ponction sur la durée, même si cela choque les gens. Dit autrement, s’il y a déflation il faut raisonner algébriquement. Ou encore, ne considérer que le taux d’intérêt réel : taux nominal corrigé par l’inflation ou la déflation. C’est ce qu’a connu le Japon. Mais ce n’est pas la situation actuelle en Europe, car l’inflation y est légèrement positive[2]. Nos taux d’intérêts réels sont donc négatifs. Pourquoi ? Principalement parce que les banques centrales interviennent massivement sur les taux pour les faire baisser (notamment par achat de titres pour le long terme – le marché financier, et fixation de taux d’intervention pour le court terme – le marché monétaire). L’objectif est le soutien à l’activité et la relance d’une inflation supposée modérée (objectif fixé à 2%). Accessoirement, cela résulte en partie aussi du fait de la masse énorme d’épargne mondiale, ainsi que des principes ou règles régissant l’action des gestionnaires de fonds au vu des risques relatifs des différentes formes d’investissement, ce qui en canalise une part appréciable vers ceux supposés moins risqués, emprunts d’État en premier lieu. Nous n’examinerons pas ici le bien-fondé ou les risques de ces politiques – notamment celui de générer des bulles sur le prix des actifs. Mais le résultat clair en est en tout cas des taux d’intérêts nominaux négatifs. Si cela durait cela signifierait une perte de valeur des actifs des épargnants investis en produits de taux ; une baisse de rentabilité des banques ; une perte de l’attrait des placements type assurance-vie, et un report vers des placements plus risqués. Comment l’apprécier éthiquement ? Nous avons évoqué les taux d’intérêt réel à propos de la déflation. Mais en cas d’inflation même modérée, l’argent perd de la valeur dans le temps (les taux réels sont négatifs). Si je prête 100 et qu’on me rend 100 dans 4 ans après, mais après 6 % d’inflation cumulée, ce que je reçois en vaut en réalité 94 ; je suis donc manifestement lésé si l’intérêt est nul. Même nos docteurs médiévaux hostiles au taux d’intérêt auraient probablement admis alors la nécessité au moins d’une compensation de l’inflation (comme cas de damnum emergens). Ils auraient d’ailleurs condamné vigoureusement l’objectif d’une inflation même légère, considérant que c’était miner ... Lire la suite
L’argent et sa fascination
Par Pierre de Lauzun Il y a un mystère de l’argent. Voilà quelque chose qui n’a pas de valeur en soi, qui est même une pure convention sociale, et qui non seulement domine nos sociétés, mais fascine beaucoup d’entre nous. En même temps, on ne peut pas s’en passer. Comment le remettre à sa juste place ? Il y a un mystère de l’argent. Voilà quelque chose qui n’a pas de valeur en soi, qui est même une pure convention sociale, et qui non seulement domine nos sociétés, mais fascine beaucoup d’entre nous. En même temps, on ne peut pas s’en passer. Comment alors le remettre à sa juste place ? Les Évangiles parlent beaucoup de l’argent. Et pas seulement en mal. Dans la parabole des talents (Mt 25, 14-30), le maître s’en prend vertement au serviteur qui n’a pas su faire fructifier l’argent qui lui avait été confié. L’argent ne doit pas dormir ! Jésus va encore plus loin dans la parabole de l’intendant malhonnête (Lc 16, 1-8) : pour s’assurer une vie après son renvoi, ce dernier vole encore plus son maître, et pourtant celui-ci fait l’éloge de ses ruses : pas de sa malhonnêteté, mais de son intelligence dans ces affaires d’argent. Et pourtant c’est le même texte qui met face à face Dieu et l’Argent : « nul ne peut servir deux maîtres, Dieu et l’Argent, car il aimera l’un et pas l’autre, il méprisera l’un et pas l’autre » (Mt 6, 24). Plus largement, en face de l’argent périssable et de toute la réalité matérielle qu’il résume, Jésus en appelle à l’infini de la vie éternelle, qui est impérissable. C’est en vue de cette richesse-là que tous nos efforts doivent se déployer, sans se laisser fasciner par celle de ce monde : « malheur à vous les riches car vous avez votre consolation » (Lc 6, 24). En définitive, il faut utiliser l’argent, mais à bon escient. C’est le conseil final de la parabole de l’intendant malhonnête : « faites-vous des amis avec le malhonnête argent, afin qu’au jour où il viendra à manquer, ceux-ci vous accueillent dans les tentes éternelles » (Lc 16, 9). L’argent n’est qu’un moyen. Notamment pour la vie éternelle, qui commence avec la charité. Mais si on se laisse prendre par lui, si on se laisse fasciner, on peut perdre l’essentiel. Qu’est-ce qui donne un tel pouvoir à l’argent ? L’argent est l’instrument commun de mesure des échanges. Il a été conçu pour être la représentation universelle, neutre, de toute valeur économique. Mais rien ne le fonde, surtout depuis qu’il n’a plus de lien avec les métaux précieux ; il n’a aucune valeur intrinsèque. C’est une pure convention sociale, qui pourrait se réduire à rien en un instant. Mais comment une pure convention peut-elle avoir un tel rôle dans la société ? Comment quelque chose qui est supposé tirer sa valeur de sa neutralité peut-il être aussi désiré, aussi fascinant ? Parce qu’il paraît donner accès à tout ? Par ailleurs, surtout à notre époque, il permet à certains de se sentir libres parce que dégagés du poids des relations humaines : je paye, donc je suis quitte. Mais pour d’autres, au contraire, c’est un facteur majeur de déshumanisation, réduisant tout à sa valeur économique. Comment le même instrument peut-il ainsi produire des effets perçus de façon si opposée ? La réponse est dans ce choix radical : Dieu ou Mammon. En position centrale, apte à évaluer tout ce qui existe et à y donner accès, l’argent peut se dresser face à Dieu. Mais alors que Dieu est plénitude d’Être et d’Amour, c’est par son indétermination, donc son néant, que l’argent occupe une place centrale. Il peut susciter le mirage d’une liberté totale, en figure inverse de l’humilité de l’homme devant son Créateur. Nous avons donc là d’une certaine façon un choix essentiel entre Être et néant. Le mystère de l’argent, c’est au fond le paradoxe de voir cet instrument sans valeur intrinsèque exercer sur les hommes un pouvoir de fascination qui le met en vis-à-vis de Dieu. D’où l’avertissement évangélique : ne le choisissez pas comme votre maître, mais utilisez-le pour préparer la vie en Dieu, la vie éternelle. Prendre conscience de ce rôle subordonné et éphémère de l’argent, c’est préparer notre libération. La question est particulièrement aiguë aujourd’hui. Dans nos sociétés relativistes, sans valeur commune, sans absolu, c’est l’argent qui permet souvent seul d’arbitrer entre les désirs des uns et des autres. D’où son rôle désormais central. Car si dans une société on pense que le seul absolu est la relativité des choses, le débat public ne porte plus sur la valeur réelle des êtres, mais on a quand même besoin d’un instrument commun d’évaluation. C’est l’argent qui le fournit. Pas besoin d’aller au fond des choses, pas besoin de relation humaine, souvent même pas de se parler : un chiffre suffit, le prix. A sa façon, il se substitue au lien social. Grâce à lui, on peut dans les faits procéder au dépassement des valeurs sociales et morales, au profit de la prétendue liberté individuelle devenue un absolu. Mais si comme dit le message évangélique le lien entre les hommes est un reflet de l’Amour divin, choisir l’argent ainsi compris, c’est détruire ce lien, et par là l’image de Dieu, et la personne elle-même. C’est opter pour le néant. En même temps, selon la leçon évangélique, l’argent n’est pas condamnable en soi, mais il faut le mettre à sa place. Ce qui suppose d’abord de se libérer de cette fascination et de restaurer nos justes liens avec ce qui nous entoure. Cet argent, il faut donc l’utiliser, le mobiliser car il est inutile sinon ; il est fait pour circuler. En un sens encore, il n’existe qu’en s’effaçant aussitôt, parce qu’on le fait servir. Notamment en donnant. Toutes ces questions, et d’autres, sont évoquées dans mon dernier livre : L’Argent, maître ou serviteur ? Chez Mame.
Les impôts: bien commun ou mal commun ?
Par Etienne Chaumeton Powered By EmbedPress Lorem ipsum dolor sit amet, consectetur adipiscing elit. Ut elit tellus, luctus nec ullamcorper mattis, pulvinar dapibus leo.
Menace socialiste aux Etats-Unis
Par Etienne Chaumeton Sur la base de la Statue de la Liberté, qui a accueilli au siècle dernier des millions d’immigrés arrivant à New-York, un poème dit « envoyez-moi vos pauvres ». Les Américains devraient-ils maintenant avoir peur du sort réservé à leurs riches ? Les propositions fiscales des candidats démocrates à l’élection présidentielle interrogent sur le changement de mentalités de l’autre côté de l’Atlantique. Alors qu’au cours des 20 dernières années une dizaine de pays de l’OCDE a renoncé à un impôt sur la fortune, les États-Unis pourraient en adopter un. Outre Joe Biden, Elizabeth Warren et Bernie Sanders sont en tête des sondages avec respectivement 23% et 16% des intentions de vote pour les primaires démocrates. Ces deux candidats proposent d’instaurer une taxe sur l’intégralité du capital d’un ménage, ce qui n’existe pas à ce jour aux États-Unis. Cette nouvelle taxe s’appliquerait uniquement aux « ultra millionnaires », pour reprendre l’expression d’Elizabeth Warren. Un couple d’américains serait assujetti à cette taxe à partir de 32 millions de dollars de capitaux nets (hors dette) pour Bernie Sanders. Pour Elizabeth Warren, le seuil serait de 50 millions de dollars de capitaux nets. Les deux démocrates proposent des taux progressifs, jusqu’à 3% pour Elizabeth Warren et jusqu’à 8% pour Bernie Sanders. Avec de tels taux il devient difficile, voire impossible de préserver la valeur d’un capital. Le Dow Jones a baissé de 5,6% en 2018. Les candidats ne cachent d’ailleurs pas que cette taxe va diminuer la valeur du patrimoine des riches. Même si ces propositions n’émanent pas du candidat démocrate favori, Joe Biden, elles proviennent de candidats qui captent tout de même une part significative des électeurs américains. Comme sur le Vieux Continent, les États-Unis cèdent à la tentation de voir l’impôt, non plus comme la contrepartie de services publics nécessaire au bon fonctionnement de la société et au respect des libertés individuelles, mais comme un moyen de contrôler, limiter et redistribuer par la contrainte étatique les propriétés privées des citoyens. Le but ostensiblement avoué n’est pas de lever des taxes pour améliorer le fonctionnement de la société. Il s’agit de priver des millionnaires d’une partie de leurs richesses parce qu’ils sont millionnaires, Bernie Sanders estimant arbitrairement qu’ils « ont trop ». Il a été jusqu’à Tweeter que « les milliardaires ne devraient pas exister ». Il convient de souligner que cette taxe ne concernerait pas la consommation des « trop riches », qui peut être anonyme, mais leur capital, de manière personnelle, quelle que soit la nature du capital et où qu’il se trouve sur la planète. Ni Elizabeth Warren ni Bernie Sanders ne prennent la peine de détailler comment le capital net va être évalué. Comment, par exemple, le fisc américain devra-t-il évaluer les œuvres d’art, les biens immobiliers détenus à l’étranger ou la valeur des parts détenues dans les entreprises ? Si la richesse d’un millionnaire repose sur un bien peu liquide, comme un bien immobilier ou une œuvre d’art, sera-t-il contraint de le vendre pour payer ses impôts ? Si c’était le cas, le cours de ces biens serait amené à baisser, ce qui réduirait d’autant les recettes fiscales espérées. Elizabeth Warren estime à 2 750 milliards de dollars les recettes fiscales sur 10 ans de sa nouvelle taxe. Bernie Sanders estime quant à lui que sur une décennie sa taxation du capital rapportera 4 350 milliards de dollars au fisc américain. C’est sans compter sur le fait que trop d’impôt tue l’impôt et que les millionnaires ne pourront plus créer et conserver un capital tel qu’ils ont pu le faire jusqu’à ce jour. Si Jeff Bezos, parti de peu, a pu devenir l’homme le plus riche des États-Unis, c’est parce qu’en bon entrepreneur il a su créer de la valeur ajoutée en répondant à la demande de ses clients. C’est également parce que le système fiscal américain lui a laissé l’essentiel des fruits de son travail. Si Jeff Bezos était contraint de vendre des parts de son entreprise pour payer une taxe sur le capital, les nouveaux actionnaires seraient-ils aussi compétents pour gérer l’entreprise ? La mise en place d’une fiscalité trop lourde inciterait un entrepreneur à s’implanter dans un pays où la fiscalité serait moins pesante. Elizabeth Warren comme Bernie Sanders abordent la question du risque d’exil fiscal des millionnaires concernés par cette taxe sur le capital. Leur réponse est simple et consiste une nouvelle fois à priver les plus riches de leur propriété privée. L’exil fiscal serait taxé à 40% pour Warren et de manière progressive, jusqu’à 60% pour Sanders. La propriété privée, pourtant à la base du développement économique et de l’ordre social américain, serait fortement affectée par une accession d’Elizabeth Warren ou de Bernie Sanders à la Maison-Blanche. Ces deux candidats démocrates ne se souviennent peut être pas que la guerre d’indépendance des Etats-Unis a commencé par une révolte fiscale, Donald Trump pourrait en tirer les dividendes…
Sauver l’âge pivot en supprimant l’âge légal
par Bichot Jacques « Retraites : l’âge pivot au centre du bras de fer », titrait Le Figaro du 13 décembre. Or le dispositif appelé « âge pivot » est, avec les points, le cœur même d’un système de retraites moderne. Sauf à faire complètement machine arrière, le Gouvernement ne peut pas renoncer à cet outil. Retrouvez ici mon article dans Economie Matin du 17 décembre. Rappelons ce à quoi il sert : dans un système par points, le calcul de la pension s’effectue en deux temps, le premier consistant à multiplier le nombre de points par la valeur de service du point, ce qui donne le montant qui serait celui de la pension si l’âge à la liquidation était l’âge pivot ; et dans un second temps ce montant est multiplié par un coefficient actuariel plus ou moins élevé selon l’espérance de vie du nouveau retraité. Plus la liquidation a lieu avant l’âge pivot, plus ce coefficient est inférieur à 1; et plus la liquidation intervient après l’âge pivot, plus le coefficient actuariel est supérieur à l’unité. Ce dispositif permet le libre choix de l’âge à la liquidation : l’assuré social qui préfère recevoir une pension plus importante diffère la liquidation au-delà de l’âge pivot, tandis que celui qui a hâte de ne plus travailler professionnellement, quitte à disposer d’un revenu plus modeste, liquide sa pension avant l’âge pivot. L’expression « âge d’équilibre » souvent utilisée dans les textes officiels est tout simplement une seconde dénomination du même paramètre. Le maintien d’un âge légal, en revanche, n’a aucune utilité. Si un assuré social veut liquider tout ou partie de sa pension avant l’âge pivot, cela ne présente aucun inconvénient pour le système. Simplement, il recevra moins chaque mois que s’il avait attendu pour effectuer sa liquidation. Alors pourquoi interdire de liquider avant 62 ans ? Cette interdiction, qui sera évidemment assortie de nombreuses dérogations, manifeste simplement la propension des pouvoirs publics français à mettre en place des règles stupides de façon à donner du grain à moudre aux politiciens qui proposeront des exceptions. La liberté de choix est très mal vue au pays de la Liberté avec un « L » majuscule, parce qu’elle signifie que Mr Dupont et Mme Durand n’ont pas besoin pour gérer leur vie que les Autorités la corsettent de tous côtés. Et quelle Bérézina ce serait pour le pouvoir en place si une entorse était faite au principe consistant à interdire par principe et à multiplier les autorisations exceptionnelles, dont le changement incessant occupe politiciens et hauts fonctionnaires ! Que nos dirigeants se débarrassent donc de cet état d’esprit désastreux, qu’ils laissent les Français libres de se comporter comme ils le veulent dès lors que leurs actions ne causent aucun préjudice à leurs semblables – et qu’ils suppriment cette relique d’un temps révolu qu’est l’âge légal de la retraite. En revanche, tenons ferme sur l’âge pivot ou âge d’équilibre, comme il plaira à nos dirigeants de le dénommer, qui est véritablement le dispositif central d’un système de retraite moderne, offrant une grande liberté de choix à chacun dès lors qu’il ne lèse en aucune manière ses concitoyens. Tenons ferme également sur l’utilisation de l’âge pivot comme paramètre permettant d’adapter graduellement le système aux changements démographiques. 64 ans pour commencer, OK. Ensuite,au fur et à mesure que la longévité augmentera, la direction du système unifié de retraites par répartition (disons « France retraites ») augmentera l’âge pivot, pour qu’il continue à mériter son appellation « âge d’équilibre ». J’insiste pour terminer sur le fait que c’est à la direction de France retraites, et non au Gouvernement ou au Parlement, de procéder aux réglages paramétriques, à commencer par les modifications de l’âge pivot. Il est vital de dépolitiser la gestion de nos retraites par répartition. C’est la direction d’EDF, pas le Gouvernement ni le Parlement, qui décide s’il faut augmenter ou diminuer la production de telle centrale pour répondre correctement à la demande d’électricité. Il doit en aller de même pour France retraites. Que la direction remplisse son rôle, qu’elle soit certes remplacée si elle venait à faillir, mais que les hommes politiques qui ne connaissent rien à la gestion d’un système de retraites par répartition s’occupent de ce dont ils sont responsables. Jacques Bichot, économiste, le 17/12/2019
“La solidarité entre les générations, grande oubliée de la réforme des retraites”, par Jacques Bichot
Article de Jacques Bichot, vice-président de l’association des économistes catholiques, le 14 décembre 2019. Publié sur Aleteia le 17 décembre2019 Le 11 décembre 2019, le Premier ministre français (Édouard Philippe) a prononcé devant le Conseil économique, social et environnemental (CESE), un discours de 55 minutes exposant les décisions prises par le gouvernement concernant la réforme des retraites françaises. Un projet de réforme, dont quelques grandes lignes figuraient dans le programme d’Emmanuel Macron, le vainqueur de l’élection présidentielle du 7 mai 2017, avait été élaboré par une petite équipe dénommée Haut-commissariat à la réforme des retraites, ayant à sa tête Jean-Paul Delevoye. Depuis la publication de ces « préconisations », en juillet 2019, les Français attendaient de savoir ce qu’en retiendraient le Gouvernement et le président de la République. La réponse à cette attente est donc arrivée 6 jours après la première grande manifestation de protestation, le 5 décembre 2019, et le déclenchement d’une grève de grande ampleur qui paralyse encore, une semaine plus tard, une partie importante des services publics, depuis les transports jusqu’à l’enseignement. Néanmoins, il ne semble pas que le discours prononcé par É. Philippe le 11 décembre ait particulièrement essayé de rassurer les grévistes, dont le mouvement inflige à une forte proportion de Français une gêne importante. Une réforme est-elle nécessaire ? Le système de retraites français, composé de 42 régimes différents, fonctionnant tous par répartition, n’est évidemment pas rationnel. Il existe par exemple un régime pour les anciens mineurs, alors qu’il n’existe quasiment plus d’actifs travaillant dans ce domaine, si bien que les cotisations reçues ne représentent qu’une fraction infime des pensions versées. Il en va de même ou presque de même pour différents régimes, par exemple celui des exploitants agricoles ou celui des ouvriers de l’État. D’autres, sans être au même point dépourvus de cotisants, n’en ont pas assez pour payer les pensions : c’est le cas des régimes respectifs de la SNCF et de la RATP, dont les personnels fournissent de gros bataillons de grévistes. Force est donc de reconnaître que la formule « régime catégoriel fonctionnant par répartition » n’est pas viable sur le long terme, parce que si certaines catégories de travailleurs augmentent fortement (par exemple les avocats), d’autres (par exemple les exploitants agricoles) diminuent d’une façon qui ne permet pas le maintien de leurs régimes de retraite, si ce n’est grâce à des subventions massives. Que ces subventions proviennent d’autres régimes, via le dispositif appelé « compensation démographique », ou de l’État (donc de l’impôt ou de l’emprunt), la solution est boiteuse. Avoir un seul régime de retraites dites par répartition, ce que l’on appelle un régime « universel »[1], est une nécessité incontestable. Les pouvoirs publics l’avaient plus ou moins compris à la Libération, et bon nombre des hommes politiques de cette époque difficile ont été partisans de l’instauration d’un régime unique. Mais ce projet s’est heurté à trois obstacles : la sottise, l’égoïsme catégoriel et le désir de certains de conserver la maîtrise de ce qu’ils considéraient comme leur « pré carré », en quelque sorte une propriété privée. Nous avons eu là un exemple important d’incompréhension du « bien commun », notion essentielle dans la doctrine sociale de l’Église. Le Gouvernement de l’époque dut reculer, accepter le maintien de régimes catégoriels, en dépit de l’absence de viabilité à long terme d’une telle formule. Le travail de construction d’un bon système de retraites a donc été mal engagé à la Libération, pour deux raisons principalement : l’ignorance et l’égoïsme. Aujourd’hui, notre devoir est de corriger les malfaçons structurelles qui datent de cette époque. C’est une entreprise évidemment plus difficile que ravaler la façade d’un immeuble, réparer une fuite d’eau ou remplacer un carreau cassé ! L’obstination dans l’erreur est une forme de péché. On pourrait, de façon quelque peu moralisatrice, s’appesantir sur l’égoïsme catégoriel. Son rôle n’est certes pas nul, il est à l’œuvre aujourd’hui comme en 1945-1946, mais il me semble que la bêtise joue un rôle encore plus important. Car en refusant obstinément un régime unique, les membres de certaines catégories socioprofessionnelles, principalement la fonction publique et les « régimes spéciaux », fragilisent les secteurs d’activité dont ils tirent leurs ressources. Leurs employeurs, qui ne bénéficient pas d’une pluie de billets de banque, n’ont d’autre solution que d’embaucher du personnel sous statut de droit commun, ce qui aboutira à long terme, après maints conflits et moult difficultés financières, à la disparition pure et simple des statuts spécifiques. Certains combats, soi-disant menés dans l’intérêt des travailleurs, nuisent en réalité, à long ou moyen terme, à leur intérêt. C’est idiot. Le Compendium de la doctrine sociale de l’Église ne comporte pas de rubrique « intelligence », non plus que « sottise » ou « bêtise ». Mais certains Papes, et notamment Benoît XVI, ont bien mis l’accent sur un point important : ne pas faire les efforts requis pour moins mal comprendre la façon dont le monde fonctionne est un manquement à nos devoirs de chrétiens. Nous avons reçu un cerveau dont le potentiel est merveilleux, et ne pas nous en servir pour distinguer ce qui marche bien de ce qui marche mal ou ne marche pas est une paresse répréhensible, et le cas échéant un péché. Le Catéchisme de l’Église catholique place la paresse parmi les sept péchés capitaux, et comme le manque de discernement est souvent la conséquence de la paresse intellectuelle, on peut considérer que le Malin trouve son compte à cette faiblesse du discernement qui fait des ravages dans notre civilisation. Ces ravages sont d’autant plus conséquents que les personnes qui sont dans l’erreur, qui prennent des vessies pour des lanternes, qui ne font pas les efforts requis pour penser juste, se considèrent fréquemment et sont souvent largement reconnues comme étant des sommités. Caritas in veritate l’a bien montré : il n’y a pas d’authentique amour du prochain là où prévaut le refus de la vérité. Nous avons le devoir de chercher la vérité, et donc d’accroître nos connaissances, de façon à « dominer » la nature. ... Lire la suite
L’économie du bien commun, réponse aux défis de notre pays !
Auteurs : – Blandine Mulliez (présidente de la Fondation Entreprendre), – François Asselin (président de la CPME), – Geoffroy Roux de Bézieux (président du Medef) et – Philippe Royer (président des Entrepreneurs-et-Dirigeants-Chrétiens – EDC). Cet article a été publié récemment dans la presse sous forme de tribune La tribune s’adresse essentiellement aux entrepreneurs et se termine par une invitation aux Rencontres de l’économie du Bien commun, qui se tenaient le 13 décembre 2019, sous forme d’une table ronde (avec les 4 personnes précitées) puis des ateliers. Le 12 décembre 2019, sur Radio-Notre-Dame, dans l’émission Café-Serré, Cyril de Quéral (vice-président des EDC) répond aux questions de Louis Daufresne à ce sujet (à partir de 7′ 30”). Par Bien commun, nous entendons l’ensemble des conditions économiques, culturelles et sociales permettant à toute personne, à sa famille et aux groupes auxquels elle appartient, d’atteindre mieux et plus facilement leur plein épanouissement. Ces conditions regroupent de nombreux domaines, en particulier le travail, l’éducation, la santé, le logement, l’alimentation, l’environnement, les transports, la culture ou la religion. Il s’agit de viser le bien, ainsi que le plein épanouissement de tous les membres de notre communauté nationale, européenne et mondiale, de notre communauté présente, mais aussi de la communauté à venir et des générations qui vont nous succéder. C’est pour cela que le sujet de la retraite ou celui de la lutte contre le réchauffement climatique sont aussi essentiels dans la recherche du Bien commun. Le rôle central des entreprises Les entreprises ont un rôle central à y jouer. Elles sont les poumons de l’activité économique et au cœur de la vie de beaucoup de Français. Au carrefour des attentes des différentes parties prenantes, elles agissent pour le développement de leurs salariés, la satisfaction de leurs clients, la coopération avec leurs fournisseurs, la rémunération de l’investissement de leurs actionnaires, le financement des services publics par la fiscalité et bien d’autres choses encore. Lieux de travail, d’épanouissement et de projets pour créer le monde de demain, elles ont la capacité de créer de la richesse et du lien social, d’innover et de développer de nouveaux produits et services permettant le développement de chacun, de participer à la formation des salariés et de vivifier les territoires sur laquelle elles sont ancrées. Un monde en profonde mutation Dans un monde en profonde mutation, marqué par des tensions grandissantes entre ceux qui promeuvent la transformation et ceux qui s’en sentent les victimes, confronté aux défis de l’exclusion des plus fragiles, de la recherche de sens et du réchauffement climatique, l’entreprise peut constituer un formidable instrument au service du Bien commun et de la transformation du système actuel pour faire naître une société plus juste. Nous, Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens, MEDEF, CPME, Fondation Entreprendre, invitons les entrepreneurs qui le souhaitent et le peuvent à tourner résolument leur entreprise vers le service du Bien commun, à dépasser les intérêts particuliers pour œuvrer à un développement qui associe esprit d’entreprise, épanouissement des salariés, profitabilité, pérennité, innovation, intégration des plus fragiles et respect de la planète. Nombreux sont les entrepreneurs et dirigeants prêts à déployer une économie du Bien commun porteuse d’avenir pour nos enfants et petits-enfants. Beaucoup sont déjà en chemin, via la responsabilité sociale d’entreprise et la déclinaison de leur raison d’être. D’autres s’efforcent, loin des projecteurs, de travailler quotidiennement, au sein de leurs entreprises, pour l’épanouissement de leurs salariés, l’inclusion des personnes en situation de fragilité et le développement des territoires où ils sont implantés, tout en veillant à répondre aux défis économiques auxquels ils sont confrontés et à assurer la rentabilité de leurs entreprises, garante de leur pérennité et de leurs emplois. Pour une société plus juste Nous invitons l’ensemble des entrepreneurs à les suivre. Confions des responsabilités à nos salariés, assurons-nous de l’équilibre entre leur vie privée et professionnelle, accueillons les plus fragiles et préservons notre environnement. Le Bien commun est un cap qui doit guider l’entreprise. C’est l’objectif des Rencontres de l’économie du Bien commun que nous organisons le vendredi 13 décembre, au Collège des Bernardins. Elles sont un appel adressé à l’ensemble des entrepreneurs et dirigeants de bonne volonté : entreprenons pour transformer le monde et faisons de nos entreprises les outils de sa transformation pour une société plus juste.
Jacques Bichot : “Retraites : que faire ?”
Article de Jacques Bichot, en date du 7 décembre 2019 Dans un précédent article j’ai expliqué à quel point nos hommes politiques étaient incompétents en ce qui concerne l’indispensable réforme de notre système de retraites. Il convient maintenant de leur donner le mode d’emploi qu’ils ne sont pas capables de trouver par eux-mêmes. Je pourrais me borner à leur recommander la lecture de La retraite en liberté, ouvrage publié en 2017 avec l’appui de l’association Sauvegarde retraites, qui en a fourni un exemplaire à bon nombre d’hommes politiques, puisque ce petit ouvrage (il a la taille d’un Que Sais-je ?) contient l’essentiel de ce qu’il faut savoir pour réaliser rapidement une réforme cohérente des retraites dites « par répartition ». Une telle réforme donnerait à la France une longueur d’avance dans ce domaine où, il faut l’avouer, aucun pays n’a encore trouvé la formule adéquate. Mais combien existe-t-il d’hommes politiques prêts à lire 123 pages ? Je vais donc fournir ci-dessous un mode d’emploi beaucoup plus concis. La réforme doit et peut prendre la forme d’un blitzkrieg. Pourquoi vouloir faire traîner les choses ? Modifier petit-à-petit les règles du jeu aurait pour conséquence inéluctable d’inquiéter fortement les Français pendant une longue période et d’exposer la réforme à toutes sortes de remises en question. Il faut avoir l’esprit de décision, trancher dans le vif. Si la réforme n’est pas réalisée avant la prochaine élection présidentielle, il est probable qu’elle tournera court et que la France traînera indéfiniment ses 42 régimes tous basés sur une escroquerie du type Madoff. Mais, dira-t-on, ce n’est pas possible techniquement, il faut procéder par étapes. Cette affirmation est inexacte. Il est possible de faire basculer rapidement la totalité de la population française dans le nouveau système fonctionnant par points. A partir du 1er janvier 2021, par exemple, les actifs ne percevraient plus leurs droits à pension que sous forme de points et dans le système unique que nous appellerons France retraites. Cela ne veut pas dire que les institutions existantes disparaîtraient, remplacées par un coup de baguette magique. Chaque salarié du privé choisirait d’avoir son compte de points, soit dans sa CARSAT, soit dans l’institution Agirc-Arrco dont il dépend pour sa retraite complémentaire. Les salariés des régimes spéciaux ne changeraient pas de caisse de rattachement, non plus que les fonctionnaires territoriaux et hospitaliers, et l’État en créerait une, à partir de ses services gestionnaires des pensions, pour ses fonctionnaires. Les droits acquis sous l’ancien régime seraient progressivement exprimés en points, en commençant par les personnes les plus âgées. Cette conversion en points des droits acquis avant la réforme prendra évidemment du temps, puisqu’il faudra faire des calculs équivalents à ceux d’une liquidation, mais l’important est qu’elle soit achevée, pour chaque assuré social, avant la liquidation de sa pension. Les personnes encore jeunes au moment du big-bang (la proclamation de la loi portant réforme des retraites et création de France-retraites) attendront quelques années avant de savoir le nombre exact de points acquis antérieurement au big-bang, mais cela ne détériorera nullement leur situation, puisqu’actuellement un travailleur en poste depuis seulement quelques années ignore en fait la valeur des droits qu’il a déjà engrangés. Pour respecter le principe constitutionnel d’égalité, les personnes ayant liquidé leur pension avant le jour J verront leurs droits transformés quasi immédiatement en points, opération simplissime : si quelqu’un a une pension de 1 500 € par mois, et si la valeur de service du point est 10 € mensuels, il sera à la tête de 150 points. Cette transformation quasi immédiate permettra à tous les Français d’être égaux face aux modifications du montant de leur pension après sa liquidation. Si par exemple, une année, le point est réévalué de 1 %, ce sera vrai pour tout un chacun, anciens retraités comme nouveaux retraités. La réforme doit remplacer le fonctionnement actuel de type Ponzi-Madoff par une formule économiquement rationnelle J’ai expliqué mille et une fois qu’il fallait mettre en application la formule du démographe Alfred Sauvy, « nous ne préparons pas nos pensions par nos cotisations, mais par nos enfants ». Comme tout report de revenu d’aujourd’hui vers un futur plus ou moins lointain, les retraites se préparent en investissant. La capitalisation consiste à investir dans les entreprises, les infrastructures, les inventions ; ce qu’on appelle répartition, terme maladroit mais consacré par l’usage, consiste à investir dans le capital humain, principal facteur de production. Autrement dit, les points devront être attribués pour la mise au monde, l’entretien et l’éducation des enfants par leurs parents, ainsi que pour les apports monétaires destinés à la formation (initiale et continue) et au financement de différents services nécessaires ou utiles pour passer du stade d’un ovule fécondé par un spermatozoïde à celui de jeune homme ou jeune fille apte à remplir un rôle productif. Cela va de la PMA, sans laquelle certains enfants ne verraient pas le jour, à l’ASE (Aide sociale à l’enfance), qui s’occupe des enfants maltraités par leurs parents, en passant pas les dépenses de fonctionnement des crèches, des écoles et de l’enseignement supérieur. Presque toutes ces dépenses sont aujourd’hui financées par des impôts, ce qui n’a aucun sens puisqu’il s’agit du financement d’un investissement : il faudra tout simplement les faire financer par une cotisation d’investissement dans la jeunesse, qui procurera des points de retraite. Les parents percevront également des points en reconnaissance des services éminents qu’ils rendent en élevant leurs enfants. Tout cela peut être mis en place très rapidement. L’impôt sur le revenu, avec le système du quotient familial, pourrait constituer la matrice de la cotisation jeunesse, qui sera ainsi plus forte, à revenu donné, pour les personnes n’ayant pas, ou ayant peu, d’enfants à charge, que pour les pères et mères de famille nombreuses : les premiers apporteront surtout de l’argent pour le fonctionnement des services publics nécessaires au passage de l’enfance à l’âge adulte, tandis que les seconds apporteront surtout le soin qu’ils prennent de leur progéniture. Un système de retraites basé sur cet échange entre générations successives sera beaucoup plus bénéfique pour l’économie et pour la natalité que le système actuel, ... Lire la suite
Jacques Bichot : Concevoir et organiser la politique familiale comme un investissement (partie 2/2)
Tel était le thème retenu par les membres de l’AEC pour leur réunion interne du 1er décembre 2019. Aujourd’hui, nous publions le premier des articles écrits et présentés par nos membres à l’occasion de cette réunion. Il s’agit d’un texte de Jacques Bichot[1], que nous avons divisé en 2 parties. Voici la 2nde. Télécharger la version complète de l’article, en format PDF. [1] Ce texte est la version écrite d’une conférence donnée le 24 mai 2018 à la mairie du 7e arrondissement de Paris à la demande de l’association Population et Avenir. 3/ Le théorème de Sauvy Parmi les réalités économiques dont la loi en vigueur, en France mais aussi quasiment dans tous les pays développés, ne tient pas convenablement compte, figure le théorème de Sauvy : « en répartition, nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations, mais par nos enfants ». Il s’agit d’un théorème en ce sens que c’est une vérité incontestable, une maxime qui décrit exactement ce qui se passe dans un système de retraites par répartition – la « nature des choses », au sens de Lucrèce. Les cotisations vieillesse ne sont pas consacrées, comme en capitalisation, à investir dans des actifs classiques de façon à bénéficier le jour venu des revenus qu’ils produiront et du montant de leur revente à de nouveaux participants au système. Elles servent à verser des pensions aux retraités actuels. Dans les années 1970, Alfred Sauvy, inquiet de la chute de la natalité, alerta les Français sur les conséquences que cette chute aurait, à long terme, sur les retraites par répartition. Claude Sarraute crut bon de le contredire en écrivant dans Le Monde un billet qui disait en substance : « je paie mes cotisations, j’aurais droit à ma pension, point ligne ». Dans un billet en réponse, Sauvy écrivit à peu près ceci : « Je viens de liquider ma pension. On me transmet le montant de votre cotisation et de quelques autres, merci beaucoup, je vis très bien avec. Mais évidemment, quand viendra votre tour de prendre votre retraite, ne comptez pas sur cet argent, je l’ai dépensé ; comptez plutôt sur les cotisations que verseront ceux qui sont aujourd’hui des jeunes et des bébés : ce sont eux qui vous entretiendront. Et bien entendu, plus ils seront nombreux, plus vous aurez des chances d’avoir une bonne pension. » Cela est la réalité économique, tandis que la législation relative aux retraites est une fiction juridique. En fait, la répartition et la capitalisation fonctionnent de la même manière : on commence par investir, puis on récolte les fruits de ce que l’on a semé, les dividendes des investissements réalisés. La différence principale tient au fait que dans un cas – la capitalisation – l’investissement s’effectue en capital classique (entreprises, immobilier, infrastructures, etc.) tandis que la répartition fonctionne en investissant dans le capital humain. Grosso modo, d’après des estimations comme celle de Stiglitz, Sen et Fitoussi dans leur rapport de 2009, le capital humain représente 2 à 3 fois le capital classique. C’est pourquoi les retraites par répartition sont plus importantes, presque partout dans le monde, que les retraites par capitalisation. 4/ Un contresens législatif de première grandeur et comment le corriger Le fonctionnement des retraites par répartition qui vient d’être exposé montre que l’avenir de celles-ci repose entièrement sur l’investissement dans le capital humain. La politique familiale, quant à elle, participe – assez modestement – au financement de l’investissement dans le capital humain : les prestations familiales font payer par des cotisants une partie des dépenses que les parents effectuent en faveur de leurs enfants. Ce sont des dépenses d’investissement mais, parce que le législateur n’en a pas pris conscience, parce que la chape de plomb du politiquement correct enferme ces prestations dans la catégorie « redistribution », dans une notion économiquement inadéquate d’aide à la famille, les cotisations correspondantes ne procurent aucun droit à ceux qui les versent. Bévue symétrique, les cotisations versées au profit des personnes âgées ouvrent des droits à pension. Notre droit social, en la matière, semble avoir été écrit par Lewis Caroll en vue d’ajouter un chapitre à son ouvrage Alice au pays des merveilles : de même que dans ce pays on ne souhaite pas les anniversaires, mais les non-anniversaires, de même notre droit social intervertit les dépenses de consommation et les dépenses d’investissement. Concrètement, il promet des dividendes à ceux qui paient pour la consommation des personnes âgées, remboursant ainsi la dette qu’ils ont envers la génération qui les a élevés ; et il considère comme des aumônes ce qui sert en fait à financer l’investissement dans la jeunesse, grâce auquel il y aura encore des pensions de vieillesse dans quelques décennies. Ubu-roi ne ferait pas mieux. Les aberrations de notre droit positif vont encore plus loin. Prenons les 70 milliards d’euros, environ, dépensés pour la formation initiale. Il s’agit clairement d’une dépense finançant l’investissement dans le capital humain, et donc préparant les futures pensions. Or cette dépense est financée par l’impôt, au lieu de l’être par une cotisation sociale créatrice de droits à pension. Là encore, la confusion entre investissement et consommation est patente. Prenons maintenant les dépenses d’assurance maladie-maternité consacrées aux enfants, à la procréation médicalement assistée, aux examens et aux soins prodigués pendant la grossesse et lors de l’accouchement : là encore, il s’agit d’investissement dans la jeunesse, relevant donc de la politique familiale au bon sens du terme. Tout cela pourrait être financé par la cotisation sociale créatrice de droits à pension dont il vient d’être question. Et le même raisonnement vaut pour les 7 milliards d’euros qui, en France, financent l’aide sociale à l’enfance, donc en particulier le placement des enfants maltraités par leurs parents : certes, il s’agit d’humanité, il s’agit de redonner une chance à des gamins qui ont reçu sur la tête la pire des tuiles, mais économiquement leur remettre le pied à l’étrier est un investissement dans le capital humain, et si nos législateurs n’avaient pas « les yeux grand ... Lire la suite
Jacques Bichot : Concevoir et organiser la politique familiale comme un investissement (partie 1/2)
Tel était le thème retenu par les membres de l’AEC pour leur réunion interne du 1er décembre 2019. Aujourd’hui, nous publions le premier des articles écrits et présentés par nos membres à l’occasion de cette réunion. Il s’agit d’un texte de Jacques Bichot[1], que nous avons divisé en 2 parties. Voici la 1ère. [1] Ce texte est la version écrite d’une conférence donnée le 24 mai 2018 à la mairie du 7e arrondissement de Paris à la demande de l’association Population et Avenir. Constat introductif : la Politique familiale est traditionnellement conçue comme une aide aux familles. Regardons le rapport sécurité sociale 2017 de la Cour des comptes : Didier Migaud, 1er Président, dans sa présentation du rapport à sa parution en septembre 2017, applaudit les efforts de l’ère Hollande pour rendre la politique familiale plus redistributive. Il est heureux que la quasi-totalité des PF soit désormais placée sous conditions de ressources. Il parle des « aides fiscales et sociales aux familles ». Il assimile complètement le quotient familial (QF) à un mécanisme de réduction d’impôt. La lecture du rapport montre qu’il ne s’agit pas là d’une position propre au 1er Président, mais en quelque sorte d’une doctrine de la Cour. L’introduction du rapport, 14 pages qui en dégagent les grandes lignes, et insistent sur les objectifs présentés par la Cour, consacre un peu plus d’une page au thème « Poursuivre la réforme des aides aux famille ». C’est un des dogmes du politiquement correct : tout apport d’argent aux familles est une aide ! Ainsi que tout dispositif fiscal conduisant à ce qu’un foyer fiscal comportant des enfants, à revenu égal, paie moins d’impôt sur le revenu (IR) qu’un autre qui n’en comporte pas. Ce point de l’introduction se termine par une interrogation sur « le bien-fondé de la dualité de la gestion des aides sociales et fiscales par une branche de la sécurité sociale et au sein du budget de l’État ». Autrement dit, la Cour considère que l’on pourrait réviser la répartition des rôles entre l’État et la sécurité sociale pour articuler davantage les « aides sociales » et les « aides fiscales », mais elle ne s’interroge pas sur les concepts qu’elle utilise : les dispositions sociales et fiscales dont elle traite sont classifiées « aides » sans autre forme de procès, comme si c’était une évidence. La Cour décortique ensuite longuement les changements récents qui ont permis de répartir les soi-disant « aides à la famille » davantage en faveur des ménages ayant le plus faible niveau de vie. Elle s’interroge notamment sur le « soutien croissant en fonction du rang de l’enfant » qui, selon elle, « peut s’analyser comme l’héritage de politiques natalistes ». Visiblement, ce qui est « nataliste » sent le soufre. La Cour ne va pas jusqu’à réfuter explicitement l’utilité pour la France de la naissance d’un nombre d’enfants suffisant pour assurer le renouvellement des générations, mais on voit bien que la natalité n’a pas pour elle beaucoup d’importance. Ainsi porte-t-elle un grand intérêt à la façon dont l’Allemagne et l’Italie organisent les prestations familiales et leur financement, sans indiquer que les taux de fécondité de ces deux voisins, très bas, ne les qualifient pas forcément pour servir d’exemple en matière de politique familiale. Bref, pour la Cour l’enfant est une charge au financement de laquelle les pouvoirs publics, de préférence à la sécurité sociale, peuvent participer lorsque les parents ont des revenus modestes. L’idée que sa mise au monde, son entretien et son éducation puissent constituer un investissement est totalement absente. Nous sommes en présence d’une phraséologie politiquement correcte dont la pertinence économique est proche de zéro. L’analyse économique, nous allons le voir, conduit à une tout autre façon de voir les choses. 1/ Le capital humain Les économistes se sont depuis longtemps intéressés à l’homme en tant que facteur de production. L’expression « capital humain » ne signifie certes pas que l’on réduise l’être humain à n’être qu’un facteur de production, mais que l’on refuse de se comporter comme Tartuffe disant « cachez ce sein que je ne saurais voir ». Si des magistrats de la Cour des comptes, et bien d’autres personnes, refusent de prendre en compte la dimension « facteur de production » dont est porteur chacun d’entre nous, c’est bien dommage, mais cela ne nous oblige pas à fermer nous aussi les yeux sur la réalité ; écoutons donc ce que les économistes ont à nous dire à ce sujet. Ouvrons à la rubrique « capital humain » un lexique d’économie classique, celui (régulièrement remis à jour) qui est publié chez Dalloz. Nous y apprenons que cette notion a été mise en valeur par des économistes tels que Theodor W. Schultz et Gary Becker dans les années 1950 et 1960, ce qui a contribué à leur valoir le prix Nobel d’économie une quinzaine d’années plus tard ; que l’expression « capital humain » désigne « l’aptitude de l’individu à travailler », laquelle aptitude dépend de la santé, des compétences et des savoir-faire ; que cette aptitude s’obtient et s’accroît par « l’investissement en capital humain, ensemble des dépenses d’éducation, de formation et de santé » qui permettent de devenir et de rester un travailleur productif. Le lexique cite aussi Robert E. Lucas, Nobel d’économie en 1995, pour ses travaux montrant que l’intervention de l’État est importante pour la formation du capital humain. Notons que ces prestigieux confrères ne sont pas les premiers à avoir découvert que la mise au monde et l’éducation des enfants sont des investissements. Churchill disait parait-il, avec sa truculence savoureuse : « il n’y a pas de meilleur investissement que de mettre du lait dans un bébé ». Et Adam Smith, au XVIIIe siècle, dans ses Recherches sur la nature et les causes de la Richesse des nations (un classique s’il en est !), comparait à une machine perfectionnée l’homme « qui a dépensé beaucoup de temps et de travail pour se rendre propre à une profession qui ... Lire la suite
“Retraites : une réforme bousillée par l’amateurisme des hommes politiques”, par Jacques Bichot
Article de Jacques Bichot publié le 6 décembre 2019 dans ÉconomieMatin. Télécharger la version pdf. Une fois de plus, la France subit une grève très pénible et dommageable parce que nos dirigeants ne sont pas à la hauteur. Réformer le système de retraites français est indispensable : il n’est ni juste, ni efficace. Mais comment des personnes qui ne savent ni comment fonctionnent les retraites par répartition, ni ce qui mérite d’être appelé « réforme », pourraient-ils organiser le changement institutionnel et notionnel de grande ampleur qui donnerait à la France une importante longueur d’avance sur les autres pays développés, tous plus ou moins en difficulté dans ce domaine ? Ils ne savent pas distinguer ce qui est réforme de ce qui est gestion La seule véritable réforme qui ait eu lieu en matière de retraites, dans notre pays, remonte à une époque particulièrement noire de notre histoire : 1941. Le régime par capitalisation mis en place en 1930 devait initialement investir les cotisations, puis se servir des intérêts, dividendes et plus-values de ces placements pour verser des pensions. Mais, pour verser immédiatement des rentes aux « vieux travailleurs salariés », les AVTS, le régime de Vichy décida d’utiliser directement les cotisations pour payer ces rentes. À la Libération, ce système (nommé « répartition » par la loi de 1941), fut maintenu. Ce faisant, l’État français ne fit pas cavalier seul : tous les pays développés créèrent un système de ce type, ex nihilo ou (comme la France) par transformation d’un système préexistant initialement prévu pour fonctionner en capitalisation. Depuis lors, de très nombreuses modifications eurent lieu, mais il s’est agi le plus souvent de simples changements de la valeur d’un ou plusieurs paramètres. Pour faire croire qu’ils faisaient quelque chose de vraiment nouveau, à chaque réglage paramétrique les gouvernements annoncèrent haut et fort qu’ils réformaient les retraites : cela faisait plus chic. Les commentateurs, et particulièrement les média, adoptèrent la terminologie « réforme », parce que cela donnait de la gravité à leur propos ou poussait à lire leurs articles. Il est vrai que certains réglages paramétriques bouleversèrent tellement la vie des gens que le mot « réforme » semblait se justifier. En France, l’instauration de la « retraite à 60 ans » par le parti socialiste arrivé au pouvoir en 1981 eut un impact énorme, mais techniquement il s’agissait surtout de la modification brutale du paramètre le plus important. Si l’on compare la retraite à une automobile, il ne s’est pas agi de remplacer un moteur thermique par un moteur électrique, ou un véhicule à roues par un engin volant, mais d’augmenter la cylindrée – ce qui eut pour effet de requérir beaucoup plus de carburant, c’est-à-dire de cotisations (et de déficit). Incapable de concevoir une véritable réforme des retraites, mais désireuse de se faire mousser, de montrer qu’elle agit et se préoccupe du bien-être des électeurs, la classe politique s’est donc mise à pratiquer les réglages paramétriques à la place des techniciens. La majorité proclame haut et fort qu’elle sauve le système, tandis que l’opposition affirme que ce n’est pas cela qu’il aurait fallu faire pour le bien du peuple. Mais l’opposition et la majorité se rejoignent sur un point : tous parlent de réforme, quitte à laisser certains commentateurs ajouter l’adjectif « paramétrique », parce qu’admettre qu’il s’agit d’un simple réglage du carburateur ou du remplacement de pneumatiques usés aurait poussé le bon peuple à se demander pourquoi politiser des actes de simple maintenance. L’expression « réforme paramétrique » découle ainsi d’une confusion entre la réforme, par essence structurelle, et la gestion, par essence paramétrique. Gouvernement et Parlement s’agitent tant et plus quand il s’agit de savoir s’il serait utile et juste de modifier le degré d’octane du carburant, dépossédant le personnel de direction de ses responsabilités. Et ils négligent totalement ce qui est leur devoir et leur vocation : s’occuper sérieusement, lorsque c’est réellement utile, de cet événement rare qu’est la réforme « systémique », adjectif tautologique qu’il faut ajouter puisque l’expression « réforme paramétrique » a tout embrouillé. Ils ne savent pas comment fonctionnent véritablement les retraites dites « par répartition » Bien évidemment, même le plus ignare des présidents de la République, des ministres, des députés et des sénateurs, sait qu’en répartition les cotisations de retraite ne sont pas investies pour préparer les futures pensions de ceux qui les versent, mais pour servir au mois le mois les pensions des personnes âgées – les anciens cotisants. Mais tout ce beau monde s’accommode fort bien de voir des droits à pension attribués au prorata de versements qui ne jouent aucun rôle dans la préparation des futures pensions. De l’argent est versé par les actifs aux retraités, il est dépensé, il n’en restera rien pour ceux qui le versent à titre de cotisation – mais le législateur a décidé que c’est la base de calcul des pensions futures ! Exit la sagesse populaire selon laquelle on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Exit surtout le savoir économique le plus basique, selon lequel la dépense qui prépare aujourd’hui la consommation espérée pour un avenir assez lointain, c’est l’investissement. Nos hommes politiques raisonnent et agissent comme si payer la retraite de nos anciens était un investissement capable de nous procurer une rente dans plusieurs décennies !!! Alfred Sauvy a essayé, dans les années 1960 et 1970, de faire comprendre aux Français une vérité toute simple : « nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations, mais par nos enfants ». Claude Sarraute, dans Le Monde, écrivit un billet disant à peu près ceci : j’ai cotisé, j’ai droit à une pension, je l’aurai, ne nous ennuyez pas avec vos propos déprimants relatifs à l’insuffisance de la natalité qui met en péril les retraites futures. Sauvy répliqua dans le même quotidien en expliquant que, ayant récemment pris sa retraite, il dépensait avec plaisir les cotisations vieillesse versées par la diva en activité, et qu’il n’en resterait rien quand elle s’arrêterait de travailler. Il ajoutait que, pour que Claude Sarraute ait une pension, il fallait que des enfants viennent au monde, se forment, aient un emploi, et lui versent (via une caisse de retraite) une partie de leurs ... Lire la suite
« État et libertés face aux fractures sociales » (réunion interne de l’AEC, le 1/12/2019)
Tel était le thème retenu par les membres de l’AEC pour leur réunion interne du 1er décembre 2019. Huit membres avaient préparé et envoyé un article à l’avance aux autres membres. Sept d’entre eux étaient présents à l’université Paris-II (Panthéon-Assas), rue d’Assas, où se tenait la réunion. Ils ont disposé de 15′ chacun, environ, pour présenter oralement au groupe les idées principales de leur texte. En fin de matinée, un temps d’échanges entre les 4 premiers orateurs et les auditeurs a donné lieu à des discussions pleines d’intérêt. L’après-midi, une séance de questions/réponses a suivi la présentation faite par les 3 derniers auteurs. Au cours des prochaines semaines, nous publierons sur ce blog les articles des auteurs ayant donné leur accord pour cela. Vous pourrez donc lire, probablement découpés en plusieurs parties, les textes d’au moins 4 membres de l’AEC : Jean-Yves Naudet : “Les pistes ouvertes par la doctrine sociale de l’Église”. Étienne Chaumeton : “Pauvreté inégalités et redistribution”. Thierry Jallas : L’État est-il « DSÉ-compatible » ? Jacques Bichot : La politique familiale, un investissement.
“Comment sortir du piège des régimes spéciaux ?”, par Jacques Bichot
Article de Jacques Bichot publié dans Économie-Matin le 20/11/2019. La réforme des retraites est actuellement dans l’impasse à cause, notamment, de l’absence de traitement du problème posé par les avantages spécifiques qu’accordent les régimes spéciaux. Le passage au points, préconisé par Jacques Bichot depuis fort longtemps, a été envisagé par les pouvoirs publics en 2002, et s’est heurté à ce même problème. Il est intéressant de prendre connaissance de la solution que cet économiste proposait alors pour résoudre le dit problème, solution qui permettrait aujourd’hui d’avancer sans qu’une grève, qui peut être très perturbante et de longue durée, se charge de faire capoter les velléités réformatrices du président de la République, dont on a déjà remarqué la propension à ne pas aller au bout de ce qu’il annonce (voir par exemple son objectif de réduire le déficit public). Après les manifestations du 3 octobre puis du 26 novembre 2002 pour défendre statuts et régimes de retraites, après le tollé provoqué par une modification des règles de compensation démographique favorable aux régimes spéciaux et coûteuse pour le régime général, après la mise en extinction du congé de fin d’activité dans la fonction publique et l’utilisation in extremis de ce dispositif par un homme politique de premier plan, après le « non » apporté par une majorité des salariés et retraités d’EDF/GDF au protocole d’accord élaboré à grand peine, la réforme des régimes spéciaux de retraites, pour nécessaire qu’elle soit au dire des spécialistes, se présente de plus en plus comme un piège pour le Gouvernement. Lui est-il possible d’éviter ce piège autrement qu’en faisant comme ses prédécesseurs, c’est-à-dire rien ? Une solution existe. Il faudrait simplement prendre au sérieux quatre principes : Les retraites par répartition relèvent de la solidarité nationale, et non pas de solidarités professionnelles ou catégorielles. Quelques milliers de mineurs en sursis et leurs entreprises qui n’extraient presque plus ni charbon ni minerai pourraient-ils entretenir des retraités vingt ou trente fois plus nombreux ? Comment les exploitants agricoles en activité payeraient-ils la retraite de leurs anciens, cinq fois plus nombreux ? Exemples et analyse montrent que les régimes catégoriels ne sont pas viables à long terme ; les plus florissants aujourd’hui (par exemple celui des fonctionnaires territoriaux et hospitaliers) passeront eux aussi par une étape où ils manqueront de cotisants en proportion de leurs retraités. Il faut en prendre acte : les faits ont donné raison à Pierre Laroque qui, à la Libération, voulait instaurer un régime unique. Les engagements pris doivent être tenus. Si quelqu’un a travaillé pendant trente ans avec la promesse qu’il aurait à tel âge une pension calculée sur la base de 2 % de son salaire de fin de carrière par année validée, l’État doit s’interdire de ramener ce pourcentage en dessous de 60 % par un texte à caractère rétroactif, même si le rapport Charpin le lui conseille. L’État est fait pour définir les règles de solidarité nationale qui s’imposent à tous, tandis que les partenaires sociaux ont vocation à négocier des accords spécifiques et à gérer des institutions. Quand l’État va jouer dans la cour des partenaires sociaux, au lieu de poser les règles du jeu et de surveiller les joueurs, il n’inspire plus le respect et la « chienlit », aurait dit de Gaulle, s’instaure rapidement. En matière de retraites, équité et responsabilité s’appuient sur une discipline scientifique : l’actuariat. La neutralité actuarielle est le moyen d’éviter que les uns ne profitent au détriment des autres ; c’est aussi (avec le plein emploi) le moyen de mettre chacun en position d’arbitrer entre toucher plus tôt une pension mensuelle plus modeste, ou plus tard des mensualités plus importantes. Si l’on décidait de mettre en place un régime unique de retraites par répartition, au lieu de vouloir traiter au cas par cas chaque régime spécial, bien des choses deviendraient possibles : Renoncer aux inégalités catégorielles, mais sans effet rétroactif, en intégrant les régimes spéciaux au sein du régime unique, en même temps que les régimes de non salariés et le régime général de la sécurité sociale complété par l’ARRCO et l’AGIRC Faire fonctionner par points ce régime unique, car cette formule assure une meilleure gouvernance : il a fait ses preuves à l’ARRCO et à l’AGIRC Confier la gestion de ce régime unique aux partenaires sociaux, qui auraient enfin une responsabilité à leur mesure. Eux aussi ont fait leurs preuves à l’ARRCO et à l’AGIRC, y compris quand il s’est agi d’unifier une multiplicité de régimes. A l’occasion de la conversion en points des annuités validées, conserver la valeur de tous les avantages gagnés avant la réforme dans des régimes spécifiques. Les salariés d’EDF, de GDF, de la SNCF, les fonctionnaires et bien d’autres conserveraient ainsi la totalité de ce qu’ils ont acquis dans le cadre des règles en vigueur avant la réforme. La charge en incomberait naturellement aux générations suivantes, mais, en répartition, c’est toujours le cas : seule la tuyauterie des prélèvements diffère. Conserver les caisses catégorielles, en regroupant le cas échéant celles qui, pour la même catégorie, gèrent les unes un régime dit de base, et les autres un régime obligatoire et par répartition dit complémentaire, formant ensemble ce qui, selon les standards internationaux, constitue le « premier pilier ». Là où il n’en existe pas (fonctionnaires de l’État, notamment), créer de telles caisses, dont les partenaires sociaux assureraient la gestion. Créer une Caisse Nationale qui centraliserait les cotisations collectées par les caisses catégorielles et reverserait à chacune d’elles les sommes requises pour servir les pensions à ses adhérents retraités. Cela remplacerait la compensation démographique, et mettrait fin aux conflits et protestations qui en découlent. Laisser les caisses catégorielles libres d’organiser des régimes complémentaires par capitalisation en sus de la gestion pour leurs adhérents du régime unique obligatoire. Quand celui-ci serait moins avantageux pour l’acquisition de droits dans le futur (et dans le futur seulement, les droits acquis antérieurement à la réforme étant intégralement respectés) que tel régime spécial, les partenaires sociaux pourraient négocier la création d’un fonds de pension permettant de tenir compte de la pénibilité de certains travaux (dont la liste gagnerait à être ... Lire la suite
“Retraites : Encore un effort, Monsieur Delevoye !”, par Jacques Bichot
Article de Jacques Bichot publié le 24/07/2019 sur ÉconomieMatin La publication des Préconisations pour un système universel de retraites, le 18 juillet 2019, sous la responsabilité de Jean-Paul Delevoye, précise le projet de réforme annoncé par Emmanuel Macron dès sa candidature à la présidence de la République. Ce projet peut certes encore évoluer à la marge, mais les grandes orientations sont désormais fixées. 1/ Jean-Paul Delevoye a raison quand il constate que « personne ne peut garantir l’avenir de sa profession », si bien que les régimes de pension par répartition destinés à des professions spécifiques constituent une erreur à corriger. En revanche, les professions peuvent sans problème se doter de régimes spécifiques par capitalisation ; c’est même hautement recommandable. Pour la répartition, un régime universel est nécessaire ; mais comment doit-il fonctionner ? 2/ Jean-Paul Delevoye préconise d’attribuer les droits à pension sous forme de points, comme cela se pratique à l’ARRCO-AGIRC et dans divers autres régimes. Là encore, il a raison : le point est un instrument qui permet de gérer simplement et facilement le système de retraites, en faisant évoluer la valeur de service du point de manière à préserver l’équilibre financier à court terme, et son prix d’acquisition pour prévenir les problèmes à long terme. 3/ Jean-Paul Delevoye a compris que « dans un régime par répartition, les pensions versées aux retraités sont financées par les cotisations payées par les actifs au même moment ». Dont acte. Mais il n’a pas tiré de ce constat la conséquence qui s’impose : pour que des pensions correctes soient versées dans vingt, trente, cinquante ans, il est indispensable qu’aujourd’hui naissent en nombre suffisant et soient convenablement éduqués celles et ceux qui cotiseront alors. Autrement dit, il n’a pas compris le message pourtant limpide qu’Alfred Sauvy délivrait dans les années 1970 : « nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations, mais par nos enfants ». 4/ Il s’accroche de ce fait à une vielle lune : « à carrière identique, des droits identiques ». Il n’a pas compris que nous vivons dans une économie où l’investissement dans ce que les économistes appellent « le capital humain » est le facteur déterminant des pensions futures. Les pensions sont en quelque sorte le dividende versé par celles et ceux qui ont antérieurement bénéficié d’un investissement dans leur capital humain. Un beau parcours professionnel ne constitue pas une raison valable pour bénéficier d’une forte pension : en répartition, la pension ne doit pas être le prolongement automatique du salaire, mais le dividende tiré d’un investissement dans les nouvelles générations. Autrement dit, les points doivent être attribués en fonction de ce que chacun fait pour que la jeunesse soit suffisamment nombreuse et bien préparée à prendre le relais. 5/ En particulier, Jean-Paul Delevoye n’a pas compris le rôle que jouent dans le système de pensions les mères et les pères de famille. Il en est resté à l’idée absurde selon laquelle attribuer des points en fonction des enfants que l’on élève est une mesure de « solidarité », c’est-à-dire d’aide à ces « pauvres ballots » qui n’ont pas compris que la stratégie individuellement gagnante sur le plan pécuniaire est DINK, Double Income No Kid (deux salaires, pas d’enfant), comme le dit l’économiste Michel Godet. Un haut-commissaire qui prend pour une sorte d’aumône le juste retour sur l’investissement réalisé dans la jeunesse ne peut évidemment pas proposer une réforme adéquate des retraites, c’est-à-dire un fonctionnement équitable de l’échange entre générations successives. Ce fonctionnement équitable peut se schématiser ainsi : durant un temps, actuellement une bonne vingtaine d’années en moyenne, les membres de la jeune génération bénéficient d’un apport en provenance de leurs aînés, puis ensuite ils versent à ceux-ci le dividende de leur investissement, sous forme de cotisations vieillesse destinées à être transformées en pensions et en prise en charge de soins médicaux et de nursing. 6/ La formule phare du rapport du Haut-commissaire est : « Le système universel repose sur une logique d’équité : à carrière identique, des droits identiques ». Cette formule illustre l’ignorance du fonctionnement économique des retraites par répartition. Le maintien d’un niveau de revenu au terme d’une vie professionnelle bien remplie n’est pas un droit en soi, mais le résultat d’un investissement suffisant dans la génération suivante. Le Haut-commissaire a raison de dire « c’est la confiance dans le pacte entre les générations, au fondement de notre système en répartition, qu’il faut rétablir ». Mais ce pacte n’a rien à voir avec le principe actuel d’attribution des droits à pension, à savoir : « puisque nous avons cotisé pour nos anciens, vous, les jeunes, devez cotiser pour nous ». Le seul pacte économiquement rationnel est : « puisque nous vous avons mis au monde, entretenus, formés, rendus capables de produire efficacement biens et services, vous devez cotiser pour nous ». 7/ L’absence de réflexion économique cohérente conduit le Haut-commissaire à vouloir continuer à traiter la maternité de manière humiliante et injuste. Il est en effet prévu (p. 20) « les périodes de congé de maternité donneront lieu à acquisition de points au 1er jour d’arrêt sur la base du revenu de l’année précédente ». Autrement dit, donner naissance à un enfant rapportera beaucoup plus de points à une femme cadre supérieur qu’à une ouvrière ou une employée, à une travailleuse à plein temps qu’à une travailleuse à temps partiel, alors que le service rendu au système de retraites par répartition est le même. Quant à la femme au foyer, rien n’est prévu pour elle ; son enfant n’aura-t-il aucune utilité pour le pays ? Le mépris pour le principe républicain d’égalité se combine avec le mépris pour la femme au foyer ! 8/ Le taux de cotisation applicable dans le régime unique a d’ores et déjà été fixé pour les salariés : 28,12 %. Quelle précision pour des « préconisations » encore adaptables ! Il est aussi prévu que cette cotisation sera patronale à 60 % et salariale à 40 % : il est ainsi préconisé de ne ... Lire la suite
Aspects économiques du meurtre de Vincent Lambert
Article de Jacques Bichot publié le 7 juillet 2019 dans Économie-Matin Les plus hautes juridictions françaises ont prononcé l’arrêt de mort de Vincent Lambert. Cette condamnation d’un homme qui n’est coupable que d’être viscéralement attaché à sa survie, après un accident qui l’a rendu pauci-relationnel, c’est-à-dire incapable de parler, a fait l’objet d’un nombre impressionnant d’articles mais, curieusement, aucun – à ma connaissance – n’a procédé à une analyse économique de cette situation et des actions qu’elle a suscitées. Il me semble nécessaire de combler cette lacune, parce que l’amour et la haine, l’altruisme et l’égoïsme, le choix entre la vie et la mort, ont une composante économique, comme tout ce qui est humain. Une situation économiquement irrationnelle Vincent Lambert est dans un état pauci-relationnel depuis un accident de voiture arrivé début 2008. Incapable de s’exprimer, et de se nourrir par lui-même, il survit fort bien moyennant une alimentation et une hydratation par tubage et quelques soins de kinés ou d’infirmiers, notamment pour éviter les escarres. Il n’est manifestement pas en fin de vie ; il a même résisté à un arrêt prolongé de son alimentation qui aurait fait passer de vie à trépas plus d’un homme en bonne santé ! Son maintien depuis plus de dix ans dans une unité de soins palliatifs, service médical destiné à adoucir les derniers moments de personnes dont la mort doit selon toute vraisemblance survenir à brève échéance, est un non-sens non seulement médical, mais aussi économique : dans de tels services, le prix de journée est parait-il d’environ 5 000 € par jour, alors que les établissements spécialisés dans le traitement des grands handicapés pratiquent des tarifs deux fois moins élevés. Voici donc une première aberration économique, qui en dit long sur la gestion de notre système de santé : on gaspille 2 500 € par jour, soit plus de 900 000 € par an, pour maintenir un patient dans un service qui n’est pas adapté à son cas. En dix ans, cela représente un gaspillage de 9 millions d’euros. Il semblerait que la prise en charge de ces dépenses ne soit pas le fait de la sécurité sociale, mais d’une assurance privée : peu importe, un gaspillage est toujours un gaspillage, quelque chose de malsain pour l’économie. Si la mauvaise gestion de certains services publics fait dépenser des sommes extravagantes à des assurances complémentaires, celles-ci sont obligées de pratiquer des tarifs plus élevés, et des millions de personnes physiques et morales en supportent les conséquences. Autres dimensions du gaspillage Ce gaspillage n’est pas la seule conséquence de l’erreur d’orientation dont est victime Vincent Lambert et, par ricochet, sa famille. Dans un établissement adapté, il aurait reçu le type de soins que réclament ses parents, susceptibles de le ramener progressivement à l’usage de certaines de ses facultés. Vincent, à ce qu’en disent les media, est capable de déglutir, et il respire naturellement : c’est un point de départ intéressant pour, progressivement, lui redonner l’usage de certaines de ses facultés. Mais cela ne correspond pas aux compétences d’un service conçu spécifiquement pour limiter, et le cas échéant abréger, les souffrances de personnes dont les chances de survie sont nulles. Placer une personne dont le pronostic vital à long terme est excellent dans un service dont la compétence et la vocation sont de prodiguer des soins palliatifs lui ôte quasiment toute chance de retour à une vie, sinon normale, du moins plus proche de ce que chacun estime être une existence acceptable. Vincent Lambert a donc été injustement privé d’une chance d’amélioration de son état. Mais il n’est pas le seul à être lésé par les dysfonctionnements de nos systèmes hospitalier et judiciaires : les dégâts collatéraux sont considérables. Ils concernent d’abord les proches de la victime : une famille divisée entre partisans et adversaires de l’euthanasie d’un époux, d’un fils, d’un frère, d’un cousin, d’un ami. Il serait évidemment ridicule de faire d’une somme d’argent une sorte de mesure de ce gâchis relationnel et affectif, mais l’économie n’est pas une discipline limitée à évaluer en argent les biens, les situations, les relations humaines. Bien des vulgarisateurs des travaux économiques, ainsi que certains de mes confrères, semblent considérer l’argent comme une mesure de la valeur : c’est un enfantillage ! Une dramatique destruction de valeur La monnaie sert à organiser la production, la consommation, certains échanges, l’appropriation des biens, mais il faut la maintenir à son rang d’outil organisationnel. Les vraies valeurs ne s’appellent pas euro ou dollar, mais affection, amitié, amour, gentillesse, dévouement, générosité, et ainsi de suite. C’est pourquoi les perturbations apportées dans la famille de Vincent Lambert par le comportement irresponsable, pour ne pas dire inhumain, de médecins et d’hommes de loi, constituent aux yeux de tout économiste pas trop borné une très importante destruction de valeur. Cette expression, si souvent employée à propos de la baisse du cours d’une action, ne doit pas être confisquée au profit du « monde des affaires » : la destruction de valeur, c’est d’abord, bien sûr, la disparition d’un être humain, mais c’est aussi la destruction de tout ce qui fait la véritable richesse de l’espèce humaine, ce que nous avons suggéré par les mots affection, amitié, etc. Or, à cet égard, comment ne pas voir dans l’affaire Lambert une grande destruction de valeur, autrement plus importante que la baisse du cours boursier d’un quelconque GAFA (les quatre « très grands » du numérique) ? Cette destruction de valeur ne s’exprime pas monétairement, mais elle touche à ce qu’il y a de plus important : la vie humaine et le respect qui lui est dû. Quand un tribunal donne l’ordre de tuer un innocent, ce n’est pas seulement Vincent Lambert que l’on assassine, c’est l’idée même du droit, protecteur de la vie et de l’innocence. Une des valeurs les plus importantes pour l’humanité et pour ses subdivisions, dont l’une est le peuple français, est le respect, non pas tellement du droit positif, dont les errements sont nombreux, mais des « règles de juste conduite », selon l’expression chère à Hayek, l’un des plus grands économistes du XXe siècle. Il est possible que nos lois françaises ... Lire la suite
“EPR de Flamanville : un bien curieux contrôle”, par Jacques Bichot
Article de Jacques Bichot, publié le 22 juin 2019 sur Économie-Matin L’autorité de sureté nucléaire (ASN) remplit un rôle crucial, tout le monde en a conscience : personne n’a envie qu’une catastrophe de type Tchernobyl se produise en France. Mais est-elle à la hauteur de sa tâche ? Ne serait-il pas de bonne guerre de contrôler le contrôleur ? Et la direction de notre grand producteur d’électricité, EDF, s’est-elle comportée correctement dans cette affaire ? Les soudures dites « de traversée » qui présentent des imperfections se situent « entre les parois interne et externe de l’enceinte de confinement du réacteur », donc au cœur même de celui-ci, à proximité des générateurs de vapeur, sur les tuyaux qui acheminent cette vapeur vers les turbines productrices d’électricité. Elles sont donc névralgiques. Quand exactement ont-elles été réalisées ? Quand ont-elles été contrôlées ? A défaut d’apporter des réponses très précises à ces questions, la journaliste des Échos écrit : « la décision d’imposer la réparation des soudures se dessinait depuis plusieurs mois (…) : en octobre dernier, l’ASN avait invité EDF à engager dès à présent les actions préalables à la réparation des soudures concernées. » Cela suffit pour comprendre que 7 à 8 mois ont donc été perdus, au minimum, entre le moment où l’ASN a informé EDF du problème, et ce jeudi, jour où elle a « informé EDF que, compte tenu des nombreux écarts survenus lors de la réalisation des soudures de traversées, celles-ci devraient être réparées. » Le Figaro, citant « une source proche du dossier », va plus loin : « L’ASN a encouragé EDF a lui faire des propositions de non réparation, puis de réparation après la mise en service, pour finalement dire qu’il faut de toute façon réparer ! C’est 18 mois de perdus. » Même en se limitant à la version des Échos, la gabegie qui a sévi dans les relations entre l’ASN et la direction d’EDF va nous coûter une ruine. Car, évidemment, c’est notre pays et ses citoyens qui sont les victimes de ces erreurs de gestion. Les actions de la société EDF sont détenues à 83,7 % par l’État, à 13,1 % par des investisseurs institutionnels, et à 3,1 % par des particuliers, y compris des salariés d’EDF. Cette belle entreprise devrait normalement rapporter de beaux dividendes à Bercy, ce qui serait autant de moins à prélever sur le contribuable ou à se procurer par l’emprunt. Certes, avec des taux d’intérêt à 10 ans récemment devenus négatifs pour le Trésor, emprunter n’est pas une catastrophe, mais il s’agit d’une situation malsaine, dont la prolongation n’est pas à souhaiter. Cette malheureuse affaire paraît hélas assez dans l’air du temps. En haut lieu, on tergiverse, au lieu de trancher. Or, dans cette affaire comme dans bien d’autres, « le temps c’est de l’argent ». J’ai dénoncé la lenteur de notre réforme des retraites, parce que chaque mois de retard, c’est environ 200 millions d’euros fichus en l’air1. Je dénonce de la même manière ce qui se passe sous nos yeux pour EDF, non seulement parce que cela coûte cher aux Français, mais aussi parce que le contraste entre la mise en service au jour J de l’EPR chinois et la décennie de retard de son homologue de Flamanville est une gifle pour tout citoyen français. Quand sortirons-nous de cette déchéance ? 1 Une fois mis en place un régime unique, les frais de gestion de nos retraites seront presque divisés par deux, soit 2,5 milliards de moins à débourser chaque année. Powered By EmbedPress
“Débarquement : un anniversaire raté”, par Jacques Bichot
Ce qui fut important, le 6 juin, n’est pas que Trump et Macron se soient congratulés à propose d’un débarquement vieux de 75 ans. Ce qui compte, c’est que, ce jour-là, Xi Jinping et Vladimir Poutine se soient retrouvés au forum économique de Saint-Pétersbourg pour signer de gros contrats, après déjà deux journées de rencontre à Moscou. Rapprochement entre la Chine et la Russie La Chine courtise la Russie, non pour ses beaux yeux ou parce qu’elle fut communiste, mais pour la dot qu’elle pourrait apporter dans sa corbeille de mariée : la Sibérie. Le monde libre est en train de commettre l’une des plus grosses erreurs stratégiques de son histoire en assistant, passif, au rapprochement du pays le plus peuplé de la planète, animé par une croissance économique inouïe, et du pays qui dispose du plus vaste espace quasiment inoccupé, mais riche d’un potentiel formidable, particulièrement en cas de réchauffement climatique. Poutine aurait dû être invité par égard pour un ancien allié : sans les efforts de l’armée soviétique portant sur le dispositif oriental de l’armée nazie, il y aurait eu davantage de troupes allemandes pour s’opposer au débarquement allié, et celui-ci aurait peut-être échoué. Mais il aurait surtout dû être invité parce que l’Europe sans la Russie n’est que l’extrémité d’un ensemble continental qui commence à Vladivostok. Sans la Russie, l’Europe est et sera de plus en plus un nain démographique, économique et politique. Avec la Russie, la Chine aura les moyens de dominer la planète. C’est Xi Jinping qui va peut-être réaliser l’équivalent du plan territorial d’Adolf Hitler, ou plus encore. L’Union européenne dépassée Emmanuel Macron s’est-il rendu compte de cet enjeu ? Je ne sonde ni les reins, ni les cœurs, mais je doute que ce soit le cas. Notre président est un bon tacticien, il l’a démontré en se faisant élire, mais est-il un stratège ? J’ai peur que non, et qu’il n’y ait en Europe occidentale aucun homme ayant à la fois les capacités et l’occasion de se manifester comme tel. L’Union européenne est dépassée avant d’avoir véritablement existé : il faudrait une Eurasie allant de l’Irlande au détroit de Béring, c’est le seul moyen d’équilibrer d’abord la Chine, puis l’Inde, qui est en train de s’éveiller. Il n’est peut-être pas trop tard, mais quand on voit l’incapacité européenne à trouver une solution pour que le Royaume-Uni reste, de facto sinon de jure, membre de l’Union, il est difficile d’être optimiste. Powered By EmbedPress
“Retraites : les “comptes de fées” de la solidarité dressés par la DREES”, par Jacques Bichot
Article de Jacques Bichot publié le 8 juin 2019 sur Économie-Matin. La Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques des ministères sociaux (DREES) vient de publier l’édition 2019 de son étude Les retraités et les retraites, qui fait le point sur cet aspect important de la vie économique et sociale française. Ce volume de 272 pages est relayé, sur certains points, par des numéros de sa publication plus « grand public » Études et Résultats ; le numéro de juin a pour titre : Pensions de retraite : les dispositifs de solidarité représentent 16 % des montants versés. Ce « six pages », comme le gros volume dont il reprend une partie des résultats, est révélateur de la faiblesse conceptuelle qui obère hélas le travail statistique de grande ampleur réalisé par la DREES. Pour faire un travail statistique pertinent, il ne suffit pas de faire des calculs exacts, ni même de prendre toutes les précautions requises pour extrapoler à l’ensemble de la population les données recueillies sur des échantillons d’assurés sociaux. Il faut également que les catégories utilisées soient pertinentes du point de vie de l’analyse économique. Malheureusement, la DREES prend comme critère de ventilation des sommes perçues par les retraités « les principes de contributivité et de solidarité » employés couramment par le législateur, l’administration, et une grande partie des média, tous acteurs qui – en cette matière – ne font que réciter une fable « politiquement correcte » dont la consistance intellectuelle est voisine de zéro. Contributivité et solidarité selon le code de la sécurité sociale Voici ce qui est écrit à l’article L111-2 du Code de la Sécurité sociale, article auquel se réfère la DREES en affirmant que « le système de retraite français a plusieurs objectifs, [qui] relèvent des principes de contributivité et de solidarité » : « La Nation réaffirme solennellement le choix de la retraite par répartition au cœur du pacte social qui unit les générations. Le système de retraite par répartition assure aux retraités le versement de pensions en rapport avec les revenus qu’ils ont tirés de leur activité. Les assurés bénéficient d’un traitement équitable au regard de la durée de la retraite comme du montant de leur pension, quels que soient leur sexe, leurs activités et parcours professionnels passés, leur espérance de vie en bonne santé, les régimes dont ils relèvent et la génération à laquelle ils appartiennent. La Nation assigne également au système de retraite par répartition un objectif de solidarité entre les générations et au sein de chaque génération, notamment par l’égalité entre les femmes et les hommes, par la prise en compte des périodes éventuelles de privation involontaire d’emploi, totale ou partielle, et par la garantie d’un niveau de vie satisfaisant pour tous les retraités. La pérennité financière du système de retraite par répartition est assurée par des contributions réparties équitablement entre les générations et, au sein de chaque génération, entre les différents niveaux de revenus et entre les revenus tirés du travail et du capital. Elle suppose de rechercher le plein emploi. » Dans ce chef-d’œuvre de langue de bois législative, on remarquera d’abord l’absence de précisions quant au mot « répartition », ce qui est un comble puisque le législateur place « le choix de la retraite par répartition au cœur du pacte social qui unit les générations ». Or ce mot peut s’entendre dans un sens réduit, ou dans un sens large. Au sens restreint, il signifie que les cotisations vieillesse seront utilisées pour payer les pensions, et non pour investir, comme dans un fonds de pension. Au sens plein, il veut dire en sus que le calcul des droits à pension s’effectuera pour une bonne part au prorata des cotisations ainsi versées aux caisses de retraite et aussitôt reversées aux retraités. Le sens restreint ne pose pas de problème : de fait, sitôt encaissées par les caisses de retraite par répartition, les cotisations « vieillesse » sont reversées aux pensionnés. Mais c’est hélas le sens large qui est retenu de facto, en dépit de son absurdité économique, dénoncée jadis par Alfred Sauvy, fondateur et premier directeur de l’INED (Institut national d’études démographiques), qui expliquait : « nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations vieillesse, mais par nos enfants ». En versant des cotisations vieillesse, nous ne contribuons en aucune manière à notre avenir, nous permettons aux personnes âgées de vivre décemment : elles ne sortiront pas de leur tombe pour nous fournir des moyens de subsistance quand, à notre tour, nous serons âgés. Pour parler sérieusement de contributivité, il faudrait se référer à des cotisations ou contributions destinées aux enfants et aux jeunes, auxquels les pouvoirs publics demanderont ultérieurement de renvoyer l’ascenseur en payant pour les pensions de leurs aînés. On remarquera ensuite que le mot « contributivité » employée par la DREES ne figure pas dans cet article du début du code de la sécurité sociale. Le texte de loi parle de « contributions réparties équitablement entre les générations », sans préciser que telle contribution ouvre droit à telle prestation, ce qui est le principe d’un droit social contributif. La DREES ne trahit probablement pas l’esprit du texte de loi quant elle en déduit que seuls sont « contributifs » les droits à pension obtenus en versant une « contribution » sur ses revenus, mais il n’en reste pas moins que le législateur ne pose pas explicitement le « principe de contributivité » auquel se réfèrent la DREES, et bien d’autres organismes, ainsi que beaucoup de personnes physiques. Il est donc possible d’accorder au législateur, « à titre infiniment subsidiaire », selon la jolie formule des juristes, une sorte de bénéfice du doute : tous les parlementaires ne sont quand même pas idiots au point de penser que les actifs préparent effectivement leur propre pension en versant des cotisations immédiatement utilisées pour payer les pensions des retraités ; quelques-uns doivent bien se rendre compte que Sauvy avait raison. Les majorations de pension pour famille nombreuses La DREES distingue deux types de solidarité : « au sens strict », et « au sens large ». Selon elle, « ces deux conventions de calcul permettent de différencier les dispositifs dont la qualification ‘de solidarité’ ou le caractère ‘explicite’ peuvent être discutés ». Comme exemple de solidarité « au sens ... Lire la suite
“Pourquoi et comment réformer le Parlement ?”, par Jacques Bichot
Article publié le 16 juin 2019 sur Économie-Matin Empêtrés dans leur projet de réforme du Sénat, de l’Assemblée nationale, et du rôle de ces institutions, Matignon et l’Élysée semblent pencher pour quelques changements mineurs tels qu’une dose de proportionnelle et une (petite) réduction des effectifs. Aucune réflexion systémique n’est perceptible : nos gouvernants, comme à leur habitude, sont englués dans leur envie d’effectuer des changements mineurs pour, laborieusement, démontrer qu’ils agissent. Mais s’ils n’ont rien de vraiment intéressant à proposer, pourquoi ne restent-ils pas dans le statu quo ? Les Français en ont ras-le-bol des modifications à répétition qui n’ont d’intérêt ni pour eux ni pour notre pays. Ce n’est pas qu’il ne faille rien changer ! Il y a beaucoup à faire. Mais, justement, quand tant de nos institutions et de nos manières de faire méritent d’être remises en cause ou modifiées, il n’est pas bon de foncer tête baissée sur la première idée à la mode ; il faut au contraire commencer par bien réfléchir. La France, à l’instar d’un bon nombre de pays, est écrasée par le poids étouffant d’une législation touche-à-tout. Nos lois n’indiquent plus un esprit, des valeurs auxquelles nous sommes prêts à nous dévouer, et même à nous sacrifier, comme ces sauveteurs qui ont péri en mer en cherchant à sauver un pêcheur, ou les pompiers, ou nos soldats. On ne risque pas sa vie pour une loi qui traficote un ensemble de prestations sociales ou qui prétend imposer une imbécile écriture « inclusive ». Commençons par réfléchir aux rôles respectifs de la loi et du règlement Avant de réformer le Parlement, il faut avoir les idées claires sur ce qu’est son rôle dans la nation. Deux fonctions importantes reviennent logiquement à des élus nationaux : – premièrement, mettre noir sur blanc les « règles de juste conduite » que doivent respecter non seulement les citoyens, mais aussi les administrations et ceux qui sont censés les diriger, à savoir les ministres. C’est un rôle de législateur stricto sensu. – deuxièmement, contrôler l’action des dites administrations, et donc du Gouvernement, pour vérifier qu’elles s’inscrivent bien dans la ligne ainsi définie. C’est aussi un rôle qui revient pour partie au législateur, les niveaux ordinaires de juridiction pouvant difficilement statuer sur les actes importants accomplis ou projetés par les pouvoirs publics. Le premier travail est gigantesque : il s’agit d’abord de faire passer de la loi au décret ou à l’arrêté, ou de supprimer purement et simplement, des milliers, si ce n’est des millions, de phrases inutiles ou incongrues ; il s’agit aussi de réécrire de manière compréhensible ce qui est trop alambiqué, pour que chaque Français doté d’une capacité de lecture normale puisse, en quelques années, comprendre de quel pays il est citoyen. Vérifier que l’Exécutif respecte la loi Parallèlement, les membres du Parlement devront regarder attentivement ce que le Gouvernement fait ou se propose de faire, de façon à vérifier que cela est légal. Dans l’état actuel de nos institutions, le Gouvernement fait voter par la Représentation nationale toutes sortes de textes qui relèvent du décret, de l’arrêté ou de la circulaire, ce qui interdit au Parlement, sauf à se déjuger, de dire ensuite que les dispositions prises sont contraires à nos lois, puisqu’elles font désormais partie des dites lois. L’exemple le plus caractéristique de ces textes dont le niveau est celui du décret, mais qui sont actuellement déguisés en lois, est fourni par les lois de finance, textes que le Parlement vote généralement au mois de décembre de chaque année. Les lois de financement de la sécurité sociale constituent un second exemple très important de ce méli-mélo institutionnel né de l’incapacité qu’ont beaucoup de nos dirigeants à utiliser des concepts clairs et pertinents. Dans une démocratie bien organisée, ces textes relevant du commandement ne devraient pas être votés par le législateur, mais simplement être soumis à son examen pour vérifier qu’ils ne comportent pas de dispositions contraires à la loi. A l’heure actuelle, les lois de finances et leurs homologues pour le financement de la sécurité sociale ne sont pas les seules à constituer des catalogues de commandements : quasiment chaque texte de loi comporte quantité d’articles qui imposent de faire ceci ou cela, et constituent ipso facto des commandements, c’est-à-dire des ordres qui relèvent du règlement, et non de la loi. Laissons donc le gouvernement s’occuper des questions budgétaires sans passer par la loi, puisqu’en tout état de cause, grâce à l’article 49-3 de la Constitution, il dispose actuellement d’un outil très efficace pour avoir le dernier mot. Ne persévérons pas dans le camouflage de la réalité ! Puisque dans les faits c’est le Gouvernement, et non le Parlement, qui décide des impôts et des dépenses, laissons-le prendre ses responsabilités : que, simplement, le Législateur le surveille et lui tape sur les doigts s’il fait trop de bêtises. Un contrôle parlementaire a posteriori aurait autrement plus de pertinence et de poids que l’actuel procédure d’examen et vote a priori. Le Gouvernement prendrait véritablement ses responsabilités ; il serait félicité si les mesures budgétaires produisaient les heureux effets escomptés, et gourmandé dans le cas contraire. Et rien n’interdirait au pouvoir législatif et arbitral composé d’élus de renvoyer tel ou tel ministre, voire même la totalité des membres du Gouvernement. Concrètement, qu’est-ce qui changerait ? Il faut distinguer la période de transition, largement consacrée à nous débarrasser du fatras actuel de textes qui ont à tort été érigés en lois, et ce qui suivra une fois nettoyées les écuries d’Augias. La première période nécessitera un Législateur doté de capacités de travail extrêmement importantes : pour mener à bien cette œuvre herculéenne, et cela aussi rapidement que possible, il faudra une assemblée nettement plus nombreuse, qui se divisera en sous-groupes se répartissant les tâches. Ensuite, le format du Législateur pourra être nettement plus modeste. Quel sera le statut des membres de l’assemblée législative ? Diverses formules sont envisageables, mais il ne serait pas mauvais, à notre avis, que ces personnes soient élues pour une longue durée, par exemple 9 ans ou 12 ans, ce qui permettrait un renouvellement par tiers ou par quart, favorable à une meilleure continuité dans ... Lire la suite
“Dons et prélèvements obligatoires à la lumière de Notre-Dame”, par Jacques Bichot
Article de Jacques Bichot, publié le 19 avril 2019 sur Aleteia Trois familles françaises qui comptent parmi les plus fortunées du globe donnent généreusement pour la rénovation de Notre-Dame : bravo ! Mais n’oublions pas la foule de ceux qui ont fait ou feront des dons modestes, à la mesure de leurs moyens. Souvenons-nous de la parole du Christ à propos des dons, parole rapportée au chapitre 21 de l’évangile de Luc : « Comme Jésus enseignait dans le Temple, levant les yeux, il vit les gens riches qui mettaient leurs offrandes dans le tronc du trésor. Il vit aussi une veuve misérable y déposer deux piécettes. Alors il déclara : « En vérité, je vous le dis : cette pauvre veuve a mis plus que tout le monde. Car tous ceux-là ont pris sur leur superflu pour faire leur offrande, mais elle, elle a pris sur son indigence : elle a donné tout ce qu’elle avait pour vivre. » Le sens du don, de l’impôt et des cotisations sociales Cette déclaration de Jésus signifie bien sûr que les « petits » donateurs anonymes méritent tout autant notre admiration et notre reconnaissance que les « grands » donateurs très connus. Mais elle nous stimule aussi pour rechercher le sens de la dépense publique et de son financement ordinaire par les impôts et les cotisations sociale : ces « prélèvements obligatoires », comme on les appelle, ne ressembleraient-ils pas d’une certaine manière aux dons faits pour restaurer Notre Dame ? Le don ne nous ouvre-t-il pas une fenêtre par laquelle nous pouvons apercevoir la vraie raison d’être et la vraie signification de ces transferts en faveur des administrations publiques ? Notre-Dame est le patrimoine de chaque Français, et plus largement encore, de chaque humain. En contribuant à sa restauration, chacun comprend que son don est utile et qu’il a du sens. Chaque euro versé signifie une adhésion personnelle à une culture qui vient de nos ancêtres, qui nous a été donnée et que nous avons à cœur de transmettre. Nous donnons pour que continue à exister quelque chose que nous reconnaissons comme bon, et que nous aimons. Mais quand nous payons nos impôts et cotisations sociales, ne faisons-nous pas, d’une certaine manière, la même chose ? Observons ce qui se produit de temps à autre après un accident, ou un grave ennui de santé : une souscription est lancée pour rendre possible le recours à un traitement que l’assurance maladie ne prend pas en charge. Pourquoi verserions-nous à regret nos cotisations maladie, alors que nous sommes prêts à ouvrir simultanément notre cœur et notre portefeuille lorsqu’un événement particulier, non prévu par le législateur, n’est pas « couvert par la sécu » ? La fraternité, fondement de la solidarité La formule d’Aragon, « Celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas », éclaire le grand mouvement de générosité qu’a déclenché l’incendie de Notre-Dame. Que nous ayons personnellement telle ou telle conviction en matière religieuse, nous nous rendons compte que nous avons été nourris du même lait, que nous avons quelque chose en commun, que nous formons une grande famille – la famille humaine ou l’une de ses branches, telle que la famille « France ». Pourquoi recourir au mot « famille » pour exprimer la solidarité ? Parce que la famille est la matrice première de la solidarité. La Doctrine sociale de l’Église emploie largement l’expression « famille humaine », particulièrement pour comprendre le « nouveau modèle d’unité du genre humain dont doit s’inspirer en dernier ressort la solidarité », selon les termes employés par Jean-Paul II dans Sollicitudo rei socialis. La République française était déjà animée par une inspiration analogue quand elle a choisi « fraternité » comme l’un des trois mots destinés à former sa devise. Dans des occasions comme celle-ci nous réalisons que nous sommes en quelque sorte le frère ou la sœur de personnes que nous ne connaissons pourtant « ni d’Eve, ni d’Adam », selon la formule consacrée. Donner, c’est le moyen de participer à cette fraternité. Ce n’est pas seulement utile matériellement, c’est un souffle, un esprit, que nous avons en commun, qui nous lie, qui fait de nous autre chose qu’un agrégat d’individus : une communauté de personnes, une grande famille. Les dons suscités par l’incendie de Notre-Dame fournissent une leçon sur la valeur véritable de notre don, qu’il soit de quelques euros ou de millions : nous formons une sorte de famille qui a en commun des valeurs, une culture, incarnée dans de beaux monuments et de belles œuvres, et nous serions des adultes indignes si nous ne faisions pas ce qui est nécessaire pour transmettre à la génération de nos enfants ce dont nous-mêmes avons hérité. Revoir les « prélèvements obligatoires » à la lumière du don Payer sa taxe d’habitation, son impôt sur le revenu ou sa cotisation vieillesse ne peut pas éveiller exactement le même sentiment que participer à la rénovation de Notre-Dame, mais néanmoins nous pouvons comprendre, percevoir le sens et l’utilité de ces paiements – ou nous devrions pouvoir. Hélas, ce que nous versons, impôt ou cotisation sociale, a trop souvent perdu toute signification : ce n’est plus qu’un « prélèvement obligatoire ». L’usage du mot « prélèvement » est malheureux, tout comme la retenue à la source de l’impôt sur le revenu : faire un acte positif pour donner à la sécurité sociale ou à l’État les moyens de faire fonctionner notre grande famille française (ou italienne, ou algérienne, etc.) a un sens ; l’amenuisement de notre rémunération totale en est un résultat, mais son sens est notre participation à une œuvre commune. Il faut nous ressourcer, retrouver dans nos versements au fisc et à la sécurité sociale ce qui fait sens, ce qui nous constitue non comme citoyens isolés, mais comme concitoyens – citoyens avec d’autres citoyens. Et pour cela il serait très utile de renoncer à des méthodes réputées « indolores », retenues à la source et cotisations soi-disant patronales. Les citoyens doivent pouvoir prendre conscience de la solidarité qui se crée en payant impôts et cotisations sociales, comme elle se crée en faisant un don à la fondation du patrimoine pour rénover Notre-Dame ou entretenir le château de Versailles ou conserver telle petite chapelle ou ce qui reste de tel château-fort. La ... Lire la suite
Les trois axiomes de l’exactitude en science économique
Article Dominique Michaut Comme la vie est soumise à des lois naturelles autorisant l’élaboration de sciences exactes, les pratiques économiques se prêtent à l’articulation d’une science exacte par l’application de trois axiomes. N’excluons surtout pas pour cette science que son exactitude réduise son champ. Au regard de sa possibilité que les trois axiomes ci-dessous rendent plausible, une considération pragmatique s’impose : là où l’économique strictement défini est trop court par rapport à ce qu’il importe le plus de connaître de façon sûre s’ouvre la recherche de certitudes par des investigations pluridisciplinaires. Mais ces dernières n’évitent des erreurs initiales qu’en partant le plus possible de sciences exactes, dont celles qu’exploitent les ingénieurs attelés à la viabilisation d’innovations. Axiome 1 – La pensée économique doit utiliser des définitions recevables en mathématique des ensembles finis. C’est l‘une de ces vérités premières au moyen desquelles une conception rationnelle devient articulable tout en s’assurant de la conformité aux fait élémentaires au fur et à mesure de l’avancement du montage. Si l’habitude s’est prise de parler plus volontiers des mathématiques que la mathématique, c’est parce que cette dernière comporte plusieurs branches dont un bachelier connaît au moins l’existence de celles qui l’ont de prime abord le plus séduit ou rebuté : l’arithmétique, la géométrie, l’algèbre, l’analyse, la théorie des ensembles. L’économiste qui se pense accompli, ou même seulement un peu plus compétent que les profanes en matière de politique économique parce qu’il a été formé à une approche hautement mathématisée de sa discipline se raconte une histoire logiquement abracadabrante dans le cas suivant : en surplomb de cette approche il ne lui a pas été répété que la pensée économique doit utiliser des définitions recevables en mathématique des ensembles finis. Cette condition n’est pas suffisante pour que le socle d’une telle pensée soit assurément scientifique, mais c’est indispensable. Axiome 2 – L’économie définie existe, bien que la famille soit l’un des lieux où se colportent en premier les affects dont sont historiquement chargés les mots les plus courants du vocabulaire économique. Surtout conforté par des propos et comportements des enseignants du primaire puis du secondaire, le sentiment dominant transmis par l’adjectif « marchand » et son satellite « commercial » constitue encore souvent un obstacle à son emploi placide en analyse économique. Cet emploi se révèle pourtant indispensable pour prendre acte du fait que constituent un sous-ensemble fini des échanges sociaux ceux de services et de biens en contrepartie ou bien d’une quantité de monnaie exprimant leur valeur justement dite d’échange (pour distinction d’avec leur valeur d’usage) ou bien d’une autre marchandise dans le cas d’un troc (lequel n’exclut jamais une évaluation monétaire). Ces derniers échanges ne tendent à envahir toute la vie sociale que si leur théorie passe outre à cette finitude en prenant le risque d’ouvrir la boîte de Pandore de la marchandisation de tout et n’importe quoi. Nous poussons à cette désastreuse imprudence lorsque nous considérons que tout ce qui a une valeur d’usage, ou utilité, possède potentiellement une valeur d’échange marchand. Nous y poussons encore plus en postulant l’existence d’un unique déterminant principal à n’importe quelle valeur d’échange marchand, comme en croyant la suprématie de rapports de force inhérente aux échanges marchands. [1] Le moyen de contrarier ces propensions n’en reste pas moins à la portée de ceux qui veulent en user : l’économie définie, au sens de ce qu’est une définition satisfaisant le premier axiome. Suite
Message à l’intention de nos Députés Jean-Noël Barrot et Amélie de Montchalin
par Ordody Stanislas Il faut changer de paradigme avec le Financement 4P Madame la Députée, Monsieur le Député Après nos premiers échanges sur le Financement 4P, merci de prendre le temps de lire ces quelques lignes. Je mets Bertrand du Marais en copie. « Etre ou ne pas être Gilet Jaune », voire « être Gilet Jaune ou ne pas être »?. Malgré des comportements inacceptables, il semble qu’il y ait un consensus de près des 2/3 des français sur ce mouvement spontané. Alors que les annonces du Président de la République ne semblent pas les désarmer, le Gouvernement et le chef de l’État ne peuvent reprendre la main que s’ils surprennent et se montrent disruptifs. Avec Bertrand du Marais, Conseiller d’Etat, nous avons saisi l’occasion de la loi Pacte pour avancer une proposition d’instrument de financement, le Financement 4P, à des fins de changement, au service de l’économie réelle, des paradigmes qui régissent l’activité financière. Pour mémoire, le Financement 4P est un instrument hybride de placement/financement sous la forme d’un prêt « senior » de 1er rang dont la rémunération est calculée selon le partage convenu à l’avance d’un EBITDAR soigneusement défini, indicateur de la performance de l’entreprise (ou du projet). Comme vous le savez, interrogé à votre initiative, Monsieur Le Député, Bercy a avancé plusieurs objections, que nous reprenons et auxquelles nous avons répondu, dans les termes de l’annexe ci-dessous . Compte tenu du caractère « disruptif » du Financement 4P, nous vous avancions qu’il serait souhaitable, pour sa mise en pratique, de rassurer les acteurs du marché par l’écriture d’un amendement, plutôt que d’attendre que le marché en exprime le besoin. A titre d’exemple, nous avions interrogé un organisme de logement à vocation humanitaire à risque dilué. Mais il bénéficie de financement étatique de très longue durée (40 ans semble-t-il !) à des taux défiant toute concurrence. Sur le même registre, je peux témoigner de mon expérience du financement des logements à rénover en Allemagne Orientale au lendemain de la chute du mur de Berlin. Aujourd’hui, la réforme de l’ISF, intuition du programme du Président de la République, est ressentie comme injuste. Son ambiguïté réside en l’absence de distinction entre « actifs nouveaux » (marché primaire) et « actifs anciens » (marché secondaire). Les seconds catalysent les bulles financières, sans générer de nouveaux développements. Et paradoxalement, depuis octobre 2017, le CAC 40 et le CAC 40 Small and Mid Cap ont respectivement évolué de 5 503 pts à 4 780 pts, de 14 436,87 pts à 11 643,79 pts, chute tendancielle depuis l’été 2018. Pour compenser, les entreprises, pour maintenir leurs cours, font supporter l’effort par la « réduction » des charges salariales.Sur un autre registre, dans le contexte actuel, toute action par la fiscalité sur les prix impactant un produit de première nécessité peut provoquer immédiatement des réactions. La défiance est nocive, le lien social peut cependant être rétabli. Le Financement 4P y contribuera en établissant un partenariat entre toutes les parties prenantes. Il faut en profiter pendant que le QE perdure et que la liquidité/les taux restent bon marché. François Bayrou, dans l’interview qui a suivi ses échanges avec une ou plusieurs délégations de « gilets jaunes » reçues à Pau, pointait sur leur désarroi face à une société qui se « déshumanise ». Citons ci-après un extrait des Cahiers de Charles Péguy, cet écrivain énigmatique, inspiré, que seul un pays comme la France peut engendrer. “Ce ne sont pas quelques livres de débauche qui sont dans le monde moderne ce point secret de résistance que sont dans le monde chrétien les Evangiles. Ce ne sont pas quelques livres de débauche qui sont l’antipode des Evangiles, le point secret diamétral contraire du point secret des Evangiles : ce qui est le point secret de résistance du monde moderne, ce qui est dans le monde l’antipode des Evangiles, le point diamétral contraire de ce point secret que sont les Evangiles dans le monde chrétien, ce qui est dans le monde moderne ce que les Evangiles sont dans le monde chrétien, ce ne sont pas quelques livres de débauche (aucun n’en aurait la force), c’est le livret de caisse d’épargne” La première partie de l’amendement proposé prend précisément le contre-pied de ce point névralgique et le supprime. « Au sens et pour l’application des dispositions du code monétaire et financier, du code de commerce et du code général des impôts et des législations et règlements d’application subséquents, est considérée comme un prêt d’argent la créance détenue par toute personne qui apporte un financement dont la seule contrepartie est une rémunération proportionnelle aux résultats de l’exploitation, convenue contractuellement et calculée à partir d’un solde de gestion comptable. En cas de difficulté de la personne physique ou morale emprunteuse, le prêteur visé à l’alinéa précédent ne peut être poursuivi pour immixtion caractérisée ou gestion de fait à raison de l’absence de rémunération du prêt consenti résultant de l’application normale du contrat de prêt. Il en est de même à raison des informations demandées et des contrôles exercés par l’emprunteur sur le débiteur en vue de l’exécution normale du contrat de prêt visé à l’alinéa précédent. » Contrairement à la théorie communément admise, l’épargne rationnelle est en réalité toujours en relation avec un revenu indéterminé. Elle est animée tant par le désir de provisionner pour faire face aux aléas futurs, quel que soit le rendement escompté, que par la recherche du profit (EBITDAR). Cette affirmation bouleverse le postulat selon lequel les courbes d’épargne et d’investissement se croisent en un point d’équilibre, le taux d’intérêt. Croissantes en fonction du profit (EBITDAR), les deux courbes ici se confondent. Innovation financière paisible, le Financement 4P, non toxique, coche beaucoup de cases : traçabilité, peu spéculatif, outil de financement des entreprises, rendement d’épargne sécurisé par des ratios contractuels. Il peut coexister avec des financementsclassiques. Il n’est pas trop tard pour introduire cet amendement, peu coûteux, dans la Loi Pacte d’ici son adoption définitive au printemps prochain. Après consultation de l’ACPR, le circuit d’origination et de distribution des Euro PP paraît le plus propice compte tenu de l’absence d’obstacle prudentiel. Nous n’avons toujours pas rencontré Madame Dessertine de l’AMF. L’Etat dispose de moyens s’il le souhaite: CDC, BPI, IdInvest…, lui-même comme émetteur. Nous poursuivons avec notre bâton de pèlerin. L’association des Directeurs Financiers et de Contrôle de Gestion ... Lire la suite
La crise des gilets jaunes
Entretien Pierre de Lauzun sur l’Homme nouveau du 10 décembre.Propos recueillis par Adélaïde Pouchol De manière générale, comment analysez-vous la crise des gilets jaunes ? S’agit-il d’une crise passagère ou d’un mouvement bien plus profond ? Il y a quelque chose de très profond, c’est une voix nouvelle qui se fait entendre dans le débat public et qui pèsera au moins pendant un temps. Mais la limite de ce mouvement c’est qu’il s’est construit comme un réseau et veut le rester, sans porte-parole ni élaboration commune d’un programme ou de revendications. C’est une limite importante pour qui veut peser dans le débat public. Les revendications qui circulent sont nombreuses, parfois contradictoires et surtout, ne sont pas endossées, ce qui signifie qu’on ne peut pas en discuter, que ce soit avec le gouvernement Macron ou avec n’importe qui d’autre. S’il est difficile de faire émerger un ensemble de revendications claires, une certaine ligne se dessine, qui met en cause un État incapable de remplir sa mission tout en réclamant plus d’État, par l’intermédiaire d’aides et de financements divers. N’est-ce pas contradictoire ? C’est une contradiction réelle et profonde, qui vient de ce que le malaise et l’insatisfaction s’expriment à travers des jeux de revendications qui ne sont pas nouvelles mais au contraire déjà en place ou connues. Le journal Le Monde a établi une corrélation assez forte entre les demandes qui apparaissent ici ou là, et les programmes de Jean-Luc Mélenchon il y a un an et, dans une moindre mesure, celui de Marine Le Pen. C’est ce qui fait qu’une revendication profonde et originale, par ce que le géographe Christophe Guilluy appelle la “France périphérique”, se traduit de fait par des demandes très classiques comme la hausse des salaires, etc., qui sont peut-être justifiées mais qui ne sont pas originales. Ce qui l’est un peu plus, c’est la demande de démocratie directe, qui pourrait se traduire par des mesures de type référendum populaire, ce qui peut être intéressant cas par cas, mais pas être un mécanisme permanent. Bref, le mouvement est nouveau mais n’arrive pas vraiment à porter des choses très nouvelles. Les gilets jaunes ont vite dépassé le seul combat pour le prix du carburant pour parler de “pouvoir d’achat”. Est-ce à l’État d’en être le garant et si oui, comment peut-il en même temps respecter le principe essentiel de la subsidiarité ? Il est manifeste, en effet, que l’essentiel des demandes des Gilets jaunes sont adressées à l’État, et pas aux entreprises. Et s’adresser à l’État, c’est demander l’utilisation de moyens étatiques, qui ne sont plus vraiment en état d’y répondre dans bien des cas. Il y a une difficulté importante avec le SMIC, par exemple, dont parlent les Gilets jaunes. Effectivement, l’État peut décréter l’augmentation du SMIC et cela aiderait certaines personnes, mais cela priverait d’autres d’un emploi puisque nombre de PME ne pourrait assumer cette augmentation du SMIC. Il n’y a pas d’appréhension claire de ce qu’est l’économie au sein des Gilets jaunes. Dans tout ce que j’ai pu lire d’eux, le terme d’Europe est quasiment absent, que cela soit pour la critiquer, revendiquer quelque chose, ou au contraire lui demander d’accélérer l’évolution. Or elle conditionne très largement l’économie de notre pays. Soit on remet en cause le cadre européen, soit on revoit ses ambitions à la baisse… Mais rien de cela n’est fait ici. On s’adresse à un cadre français qui est désormais moins pertinent que le cadre européen. Les Gilets jaunes portent moins une alternative claire qu’ils n’expriment des besoins. Les Gilets jaunes devraient-ils alors adresser leur discours non plus seulement à l’État mais aussi aux entreprises par exemple ? La difficulté c’est que cela s’adresserait essentiellement aux patrons de PME plutôt qu’aux multinationales, car celles-ci payent très bien. Le vrai problème des multinationales est plutôt qu’elles ne créent que très peu d’emplois en France. Le gros de l’emploi est créé par des structures beaucoup plus petites, pour lesquelles le coût du travail est bien plus important. Ou alors l’on accepte la compétition et l’on s’organise par rapport à elle – ce qui peut signifier la baisse des charges sociales, etc… – ou on décide de sortir du système européen. L’impression d’un trop plein de taxes a été à l’origine du mouvement des Gilets jaunes. La France est-elle vraiment surtaxée ? La France se distingue des autres pays européens bien plus par ses prélèvements sociaux que par l’impôt pur. Mais avec toutes ses taxes prises ensemble, la France détient effectivement le record de tous les pays développés. Le ras-le-bol fiscal est porté par tous, les gens aisés comme les autres. Là où le système Macron a échoué, c’est que ses mesures sont illisibles, avec la suppression de l’ISF ou de la taxe d’habitation d’un côté, et l’augmentation de la CSG de l’autre, plus les autres taxes, et en plus le fait que les pensions ne sont plus indexées sur l’inflation. La seule attitude raisonnable aurait été une baisse générale de la pression pour tout le monde sans aucune augmentation d’impôt ; sauf que cela suppose de réduire drastiquement la dépense publique. Les gens ont donc le sentiment, qui n’est pas absurde, que ce n’est ni juste, ni équilibré. Ils voient ce dont bénéficient les autres alors qu’eux doivent payer plus. Mais ce que ne voient pas assez bien les Gilets jaunes, c’est qu’en réduisant les ressources de l’État, il faut réduire aussi les prestations ; et pas s’obnubiler par le coût des parlementaires ou des ministres, qui cumulé ne pèse pas lourd. Reste que malgré un système social qui fait l’originalité de la France, les gens ont un sentiment très clair de gaspillage de l’argent public… Dans les pays scandinaves, la pression fiscale est légèrement moins élevée qu’en France mais les gens ont l’impression d’en avoir pour leur argent. Ici, l’argent est beaucoup moins bien employé. Il faut choisir de mettre de l’argent sur les points prioritaires, et ne pas changer de cap tout le temps. Comment se fait-il ... Lire la suite
La famille, trou noir de la science économique
par Pierre de Lauzun Article publié le 11 décembre 2018 sur France-Catholique.fr Il n’est pas sûr que la science économique soit complètement une science. Mais ce qui est sûr, c’est qu’elle fait de redoutables impasses. Qui ont l’air anodines au niveau des manuels universitaires, mais qui impactent dangereusement notre perception de la réalité et nos choix. La plus grosse de ces impasses, c’est la famille. Communauté de base de la société, la famille assure gratuitement des prestations vitales pour cette société : outre la solidarité et les services mutuels de ses membres, c’est le lieu de la naissance et de l’éducation des enfants, donc en termes matérialistes de la reproduction de la société, l’endroit où se fait l’investissement le plus vital pour elle. Or ce travail essentiel n’est comptabilisé nulle part. Pourquoi ? Parce que toutes les mesures d’activité économique sont basées exclusivement sur ce qui fait l’objet d’un paiement en argent. Toutes les transactions marchandes bien sûr, mais aussi tout ce qui est lié à la puissance publique, impôts et prestations. Mais ce qui est donné ou échangé sans dimension monétaire n’est pas enregistré, donc pas analysé. Tout se passe comme si cela n’existait pas. Or comme on l’a dit c’est vital, non seulement pour la vie commune, mais pour la vie économique en particulier, même au sens étroit dominant. Il y a donc une énorme faille dans l’analyse et donc dans la réalité des décisions. C’est ce qui fait par exemple qu’un célibataire qui épouse sa femme de ménage fait baisser le PNB, puisque la transaction marchande est remplacée par une prestation non rémunérée matériellement. Alors même que le service est le même, voire meilleur. Ou que le temps passé à éduquer des enfants soit compté pour zéro, car on ne compte que les dépenses extérieures qu’ils occasionnent, nourriture, logement et autres. Au même niveau que des animaux de compagnie. Remplacez vos enfants par des chats, vous ne changerez pas grand-chose économiquement. Pourtant à terme vous détruirez l’économie. Mais aucun indicateur ne vous le dira. Résultat, la gigantesque dégradation collective qu’implique l’effondrement actuel de la natalité occidentale, l’absentéisme des parents, voire le relâchement de leur souci éducatif n’est enregistrée nulle part. Pire, elle permet l’augmentation du PNB, si les parents en profitent pour dépenser plus ailleurs, et surtout pour gagner plus. Les statistiques diront qu’il y a un progrès, alors qu’en termes de prestations réelles, il y aura régression, éventuellement mortelle. L’impasse va même plus loin, car l’unité de base économique réelle n’est pas l’individu, mais la famille. Les gens prennent leurs décisions de dépense et d’investissement dans ce cadre. C’est donc là que la science économique devrait examiner leur comportement. C’est aussi ce cadre-là qui devrait être pris en compte dans les entreprises. Faut-il verser un salaire aux mères de famille ? On peut en discuter. Cela aurait l’avantage de souligner leur apport réel, qui est massif. En même temps la question va bien au-delà. Car ce salaire, qui serait en pratique une forme d’allocation familiale, ne serait jamais à la hauteur de la contribution. Cela ne nous dispenserait donc pas d’une modification radicale du regard, qui doit nous conduire à remettre au centre de l’attention, y compris des économistes, cette communauté vitale qu’est la famille. À voir d’abord comme une communauté de don gratuit. Sans ce don, pas de don, pas de société Parus le 11 décembre 2018
“La leçon des Gilets-Jaunes : un besoin de subsidiarité”, par Jacques Bichot
Article de Jacques Bichot, publié le 30 novembre 2018 sur le site Aleteia La sphère publique pourrait faire mieux pour moins cher : c’est ce qui explique le « ras-le-bol » des Gilets-Jaunes. Le recours à une meilleure application du principe de subsidiarité permettrait une plus grande efficacité de nos services publics. Pourquoi des centaines de milliers de Français participent-ils aux blocages ou ralentissements de la circulation en riposte à une annonce de hausse des taxes sur les carburants, alors qu’il s’agit d’une simple goutte d’eau (ou de pétrole ?) dans l’océan de taxes et impôts auxquels sont soumis en France les citoyens et les entreprises ? Beaucoup d’explications ont été avancées. La plus simple me paraît être à la fois convaincante et insuffisante. Convaincante : quand un vase est rempli à ras bord, une simple goutte de plus suffit à le faire déborder. Mais cette réponse n’est pas suffisante ; elle débouche sur une autre question, plus importante : pourquoi le vase est-il plein ? Est-ce qu’il est trop petit, ce qui voudrait dire que les Français ne sont pas assez conscients de la nécessité des impôts (pour avoir de bons services publics, pour lutter contre la pollution et l’augmentation de la teneur de l’air en gaz carbonique, etc.) ? Ou bien est-ce que nos dirigeants veulent y verser trop d’eau, c’est-à-dire nous prélever trop, pour des raisons qui ne sont pas de bonnes raisons ? Sans vouloir nier une certaine insuffisance de l’esprit civique et de la compréhension des problèmes qui exigent l’intervention des pouvoirs publics, la balance me paraît pencher du second côté, pour deux raisons principales : primo, la fiscalité est trop lourde par rapport à ce qu’elle réussit à financer ; et secundo les présidents, ministres et hauts fonctionnaires veulent trop en faire, comme le prévoyait déjà au XIXe siècle Alexis de Tocqueville, qui sentait arriver des gouvernements croyant que c’est à eux de faire le bonheur de la population — un bonheur, naturellement, défini par leurs soins. Les vertus de la subsidiarité La doctrine sociale de l’Église insiste sur les vertus de la subsidiarité, que l’encyclique Quadragesimo anno définissait de la manière suivante : « De même qu’on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur propre initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler de manière très dommageable l’ordre social, que de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes. » L’Église n’est certes pas un organisme de recherche sur la gestion efficace des services publics, mais elle n’est nullement indifférente à cette question. Le mot « efficacité » figure dans l’index analytique du Compendium de la doctrine sociale, et 15 articles du compendium y sont référencés. Par exemple, l’un d’eux s’intitule « Organisation du travail et efficacité », un autre « Marché et résultats efficaces », un troisième « Économie et services publics efficaces ». Dans ce dernier, qui porte le numéro 352, on peut lire notamment cette citation de l’encyclique Centesimus annus : « L’activité économique suppose que soient assurées les garanties des libertés individuelles et de la propriété, sans compter une monnaie stable et des services publics efficaces. » L’article 332 associe « l’efficacité économique » et « la promotion d’un développement solidaire de l’humanité ». Sans que cela soit dit expressément, la référence qui y est faite aux « structures de péché qui engendrent et maintiennent la pauvreté, le sous-développement et la dégradation » semble bien indiquer que la mise en place, le maintien et la croissance de systèmes inefficaces peut contribuer à l’instauration et à la prolifération de ces structures de péché auxquelles Jean Paul II attribuait une grande importance. Et si l’inefficacité d’une entreprise est grave, notamment parce qu’elle peut déboucher sur sa mise en liquidation et sur le chômage des personnes qu’elle employait, l’inefficacité d’une administration ne l’est pas moins. Par exemple, si l’enseignement public comporte un bon nombre d’établissements où les élèves ne sont pas correctement formés, c’est à la fois l’avenir de ces jeunes et celui de notre société qui est mis en péril.© VIRGINIE LEFOUR I BELGA MAG I BelgaManifestation des gilets jaunes. À la médiocrité du service rendu peut hélas s’ajouter la dépense excessive effectuée, aux frais du contribuable-cotisant (pensons non seulement aux impôts, mais aussi aux cotisations sociales), pour des résultats qualitativement acceptables, mais obtenus à des prix exorbitants. L’Institut Santé, association regroupant des chercheurs, des soignants libéraux, des personnes employées par nos hôpitaux ou par les organismes administratifs qui s’occupent de la santé, à commencer par l’assurance maladie, vient justement de dresser, pour cet important secteur, une étude débouchant sur des propositions concrètes : mises en application, celles-ci devraient déboucher au bout de trois ans sur dix milliards d’économies par an en même temps que sur une amélioration du service rendu. C’est un exemple parmi d’autres. Mes propres travaux en matière de retraites par répartition, dont le Haut-Commissariat à la réforme des retraites a repris bien des idées, montrent que l’on pourrait, en simplifiant le système, améliorer le service rendu et en même temps économiser 2 à 3 milliards d’euros de frais de gestion chaque année. La sphère publique pourrait donc faire mieux pour moins cher : c’est ce qui explique le « ras-le-bol » des porteurs de gilets jaunes. Comment faire mieux et plus pour moins cher ? Ponctionner chaque année quelques centaines de millions d’euros supplémentaires, voire deux ou trois milliards, sur les utilisateurs de véhicules à moteur thermique, va dispenser l’administration actuelle de s’attaquer à un certain nombre de chantiers, ou lui permettre de laisser traîner en longueur les véritables réformes. Celle des retraites aurait pu être votée d’ici quelques mois si le travail préparatoire s’effectuait à un rythme soutenu, et chaque mois passé à discutailler représente environ 200 millions d’euros gaspillés. Comment parvenir à une plus grande efficacité de nos services publics ? Chacun d’entre nous a certainement vécu des expériences qui donnent des indications en la matière. Personnellement, je citerai simplement un petit incident récent : des gamins mal élevés ont ... Lire la suite
Quand il faut choisir entre deux biens apparents: le dilemme éthique
Article de Laurent Barthélémy Cet article a été initialement publié sur mon blog professionnel Hyperion LBC . J’y ai ajouté ici (paragraphe 2.) quelques considérations explicitement catholiques. Si l’éthique du management et des affaires était une science exacte, ça se saurait. Cependant elle est relativement simple, quand on peut distinguer facilement ce qui est bon et ce qui est mauvais : la corruption c’est mal, trier ses déchets c’est bien (encore qu’il faille considérer la totalité du cycle de vie), assurer gratuitement des formations pour des associations c’est bien etc. C’est une question de volonté, éventuellement d’affectation de ressources, mais pas de discernement. Encore que, selon qu’on est à Romorantin, à Tegucigalpa ou à Dacca, « corruption » et « déchet » méritent qu’on y regarde de plus près avant de trancher ; c’est une difficulté que rencontrent les groupes internationaux. Là où les choses se compliquent, c’est quand : > plusieurs critères éthiques conduisent à des exigences contradictoires, > ou bien quand il faut choisir entre deux « biens » apparents, > ou bien quand vos valeurs sont non pas en contradiction mais hiérarchisées différemment de celles de l’entreprise, ou celles de l’entreprise différemment de celles de telle ou telle partie prenante, > ou encore quand deux objectifs de l’organisation ou de votre feuille de route annuelle entrent en conflit, C’est alors une question de discernement avant d’être une question de volonté ou de priorité d’affectation de ressources. La première chose à faire en cas de dilemme éthique (ou simplement en cas d’apparition d’un risque éthique) c’est de ne pas le traiter tout seul (mais pas de le partager avec n’importe qui non plus). Au-delà, il est intéressant de regarder par quel bout prendre un dilemme éthique, selon sa nature. Et là, la littérature ouverte est nettement plus rare que sur les questions d’éthique tout court. A un moment où je pensais avoir fait à peu près le tour des théories et des ouvrages sur l’éthique des affaires et du management, un ami qui dirige maintenant un petit groupe d’entreprises de chaudronnerie m’a conseillé la lecture d’un ouvrage des années ’90, « Defining Moments, When Managers Must Choose Between Right and Right», de Joseph. L. Badaracco Jr, Harvard Business Press, 1997. C’est, à ma connaissance, un des rares ouvrages sur la question, avec : « Ethique et dilemmes dans les organisations », Lyse Langlois, Rodrigue Blouin, Sylvie Montreuil et Jean Sexton, Presses de l’Université Laval, Québec, 2006 « Le discernement managérial », Etienne Perrot sj, DDB 2012 « Le dilemme du décideur, éthique et efficacité », Jean-Pierre Audoyer et Jacques Lecaillon, Salvator, 2006. On trouvera aussi dans le Journal of Business Ethics une enquête consacrée à ce sujet : « Review-of-Empirical-Ethical-Decision-Making-Literature-2004-2011 », Jana L. Craft, Journal of Business Ethics, vol 110, n°3, October (II) 2012. Cette complexité dans la résolution des dilemmes éthiques fait écho aux dilemmes dans le domaine médical,mais aussi à un courant de la pensée morale prédominant au XVIIème et début XVIIIème siècle en France, qui est la casuistique. Cette méthode pratique s’attachait à étudier aussi précisément que possible la façon dont les circonstances particulières peuvent conduire à juger qu’un acte est bon même s’il contrevient aux principes ou commandements généraux. Avec pour conséquences des dictionnaires entiers de cas particuliers. Elle s’appuya entre autres sur la théorie du probabilisme selon laquelle « si une opinion est probable, il est permis de la suivre, bien que l’opinion opposée soit plus probable ». On appréciera la subtilité, due à Bartolomé de Medina, XVIème siècle. La casuistique traitait dans le domaine de la morale religieuse exactement le même genre de questions que celles qui nous intéressent ici, à savoir des dilemmes, quand il s’agit d’appliquer des règles générales à des cas particuliers où les circonstances peuvent avoir un poids aussi important que la nature de l’acte ou sa finalité. Le terme « casuistique » est devenu – probablement à tort – péjoratif, mais la difficulté et la complexité des questions pratiques à résoudre, reste. On notera pour terminer sur ce point que la casuistique (soutenue au XIXème par des philosophes comme Ollé-Laprune,” De la certitude morale”) revient en force dans un des domaines par excellence de l’éthique, qui est celui des soins et de la médecine : voir notamment Toulmin et Jonsen (The Abuse of Casuistry, a History of Moral Reasoning, University of California Press, 1988), qui traitent principalement d’éthique médicale. Par ailleurs la psychologie et les religions proposent moult approches du dilemme éthique, ainsi que des tensions qu’il engendre et qu’il faut bien résoudre. La connaissance de soi-même, la recherche de sens et les méthodes de discernement (distinguer pour unir) en sont des facteurs communs. Commençons par résumer Defining Moments, et examinons ensuite, pour prendre un exemple dans le domaine de la RSE, comment les principes d’action de l’ISO 26000 peuvent conduire à des dilemmes. Quand le manager doit choisir entre Bien et Bien (et pas entre «Bien et Mal» ou «Bon et Mauvais», eh oui, trop facile) Les « Defining Moments » (moments décisifs) sont les situations de conflit intérieur qui > révèlent le manager à lui-même (et aux autres) > le mettent à l’épreuve > le façonnent, (reveal, test & shape). Autrement dit, quand on en sort, on se connaît mieux soi-même (sagesse grecque pas morte…), on a traversé une ordalie et on en a été changé sinon fondamentalement du moins dans quelques domaines de la relation aux autres et au monde. Chacun a été confronté un jour ou l’autre à ce genre de situation. Badaracco propose quelques études de cas : * un salarié junior à qui on demande assez rapidement d’aller à des réunions où son « profil » n’est pas nécessaire ni adapté ; il se rend compte que l’entreprise utilise le fait qu’il est noir pour passer un message sur ses « valeurs » de diversité à ses clients potentiels ; d’où le dilemme « 1. pourquoi m’a-t-on recruté ? 2. Est-ce que je continue à jouer ce jeu ? » * un commercial qui devrait licencier une personne sur les demandes répétées de la manager de la personne en question, parce qu’elle ne tient jamais ses objectifs et ne fait pas, comme les autres, des heures sup ... Lire la suite
“Prélèvement à la source : une réforme à abandonner de toute urgence”, par Jacques Bichot
Article de Jacques Bichot publié le 31/08/2018 sur ÉconomieMatin Prélever à la source les cotisations sociales est déjà une idée contestable, car elle aboutit à priver les salariés de la connaissance concrète, sensible, de ce qui leur est demandé au titre des assurances sociales. L’existence de cotisations dites « patronales », subsistance injustifiée de pratiques remontant au XIXème siècle, joue le même rôle néfaste : priver le citoyen d’un accès correct à la vérité économique. On ne le dira jamais assez : la dissimulation du prélèvement social supporté par les travailleurs, et donc du coût réel de la protection sociale, est inadmissible dans un pays qui se prétend démocratique. Nous sommes donc déjà dans une situation grave, qui mériterait que soit entreprise une réforme importante pour accéder à une véritable citoyenneté économique et sociale. Or voici que, non contents de conserver cet épais écran obscurantiste, nos dirigeants voulaient en rajouter un autre, en alignant le prélèvement fiscal sur les pratiques antidémocratiques qui ont cours en matière de prélèvement social. « Voulaient » : il serait tellement souhaitable que cet usage de l’imparfait soit justifié ! Il serait tellement bon pour la France que soit exact le titre utilisé par Les Échos de ce 30 août 2018 : « Les doutes gagnent l’Élysée sur le prélèvement à la source ». Celui-ci serait mauvais pour l’impôt sur le revenu (IR) comme il l’est pour les cotisations sociales, parce que l’anesthésie de la douleur liée au paiement, quand elle est pratiquée pour pouvoir en accroître les causes encore et encore sans que le malade-contribuable-cotisant s’en rende trop compte, est intrinsèquement perverse. Mais, s’agissant de l’IR, il existe des raisons supplémentaires pour refuser l’anesthésie. Certaines de ces raisons (complications pour les entreprises, particulièrement les TPE, et les autres employeurs, notamment les ménages) ont été largement développées dans les media, la cause est entendue, nous n’y reviendrons pas. En revanche, il faut insister sur le danger que présente le prélèvement à la source pour le caractère familial de l’IR. Quand le système du quotient familial (QF) a été adopté, à l’unanimité du Parlement – fait rarissime – dans le cadre de la loi de finances pour 1946, ce fut en connaissance de cause : il s’agissait de reconnaître la cellule familiale comme une entité, le plus petit des corps intermédiaires. La représentation nationale a, dans ces circonstances oh combien difficiles, compris que la France ne se redresserait, comme l’avaient dit Charles de Gaulle et quelques autres, que si la natalité reprenait de la vigueur ; or les enfants ne naissent pas dans les choux ! La famille est le lieu naturel de leur venue au monde et de leur éducation durant de longues années. La famille est donc, au même titre que l’entreprise ou la commune, un corps intermédiaire que l’Etat doit traiter comme tel, en la respectant. La formule de l’IR mise en place fin décembre 1945 était la traduction fiscale directe de ce respect de la cellule familiale. Le contribuable à l’IR n’est ni le père, ni la mère, ni l’enfant, mais la communauté qu’ils forment, liée non seulement par l’affection, mais aussi par la mise en commun des ressources et des efforts. Le gain professionnel d’un parent n’est pas son revenu à lui, mais une partie du revenu familial. En prélever une partie, c’est amputer aussi le niveau de vie de son conjoint et de ses enfants, qui ne se distinguent pas véritablement du sien – du moins dans une famille normalement unie. Le fisc a longtemps respecté l’institution familiale. Mais les sirènes de l’individualisme, manœuvrées par ceux qui voient la société comme un ensemble d’atomes isolés (les individus) et non pas comme un tissu de cellules (les ménages), n’ont pas tardées à mugir. Ces manieurs de sirènes ont affirmé, sans démonstration, mais en le répétant inlassablement, que le système du quotient familial (QF) a pour effet et pour but de procurer des réductions d’impôt à certains individus titulaires de revenus. Des organismes statistiques, y compris l’INSEE, se sont comportés comme des serviteurs de ce dogme, multipliant les calculs relatifs à cette imaginaire réduction d’impôt. Or, dès lors qu’un ectoplasme fait l’objet de statistiques, il est considéré comme existant : la magie du chiffre a donc accrédité l’idée saugrenue selon laquelle le QF serait un dispositif destiné à récompenser ou avantager les adultes ayant des enfants, et non pas une façon de réaliser l’objectif « à niveau de vie égal, taux d’imposition égal ». La retenue à la source de l’IR est un moyen puissant au service de cet individualisme fiscal. Prélever l’impôt sur les revenus de chacun des conjoints séparément est un excellent moyen pour séparer psychologiquement, pour les questions budgétaires, ceux que le maire a uni légalement. D’ailleurs, tout naturellement, une option est proposée : ne pas appliquer le même taux aux deux salaires, par exemple, qui rentrent dans les caisses du couple. Que nos dirigeants renoncent donc à un projet de réforme qui contribuerait à promouvoir encore un individualisme antifamilial dont notre société ne souffre déjà que trop. Le mécanisme de l’IR est bien rôdé, c’est une des rares institutions françaises qui ne requiert pas d’être réformée en profondeur : laissons donc tomber cette réforme inutile, héritage du président de la République ayant atteint à juste titre le plus bas des niveaux de popularité au sein de la population française ! Il y a assez de pain sur la planche, notamment si l’on veut enfin passer du traficotage incessant et stérile de nos assurances sociales à une véritable réforme de ce Capharnaüm, pour ne pas abimer, sous prétexte de le réformer, notre IR. Les réformes inutiles, comme on le sait, empêchent de réaliser les réformes nécessaires : passons aux choses sérieuses ! Powered By EmbedPress
“Peine de mort : questions iconoclastes”, par Jacques Bichot
Article de Jacques Bichot publié le 7 juillet 2018 sur ÉconomieMatin La loi abolissant la peine de mort en France fut promulguée le 9 octobre 1981. Le vote de cette loi fut l’un des actes symboliques accomplis par l’Union de la Gauche, après l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République le 10 mai, et le second tour des législatives le 21 juin. Il existe cependant, dans une partie de la population française et de la Représentation nationale, le désir de la rétablir, puisque 27 propositions de loi allant dans ce sens ont été déposées au fil des ans. Au niveau international, les pays abolitionnistes sont fortement majoritaires en nombre, mais rassemblent un peu moins de la moitié de la population du globe. Les deux pays les plus peuplés, la Chine et l’Inde, et le plus puissant, les Etats-Unis, ont conservé cette institution. L’Union européenne, en revanche, l’interdit : Le Protocole n°13 de la CEDH (Cour européenne des droits de l’homme) stipule que « La peine de mort est abolie. Nul ne peut être condamné à une telle peine, ni exécuté. » Et ce protocole emphatise en ajoutant : « Aucune dérogation n’est autorisée. Aucune réserve n’est admise ». Pour sa part, la Commission a rappelé à diverses reprises que « l’abolition de la peine de mort est une condition et un préalable pour rejoindre l’Union européenne. » Cet absolutisme des bons sentiments offre un contraste frappant avec ce qui se passe en cas de guerre, en matière d’avortement, pour le recours à l’euthanasie, pour la mort de nombreuses personnes faute de budget et de structures permettant de les sauver (pensons notamment aux victimes de maladie rares), et dans de nombreuses circonstances de la vie civile. Beaucoup d’êtres humains sont de facto condamnés à mort parce que la guerre propre est impossible, ou parce que les budgets qui permettraient de sauver des vies menacées sont insuffisants. Un vif contraste existe entre les sommes colossales qui sont dépensées pour faire vivre un criminel derrière les barreaux au lieu de l’envoyer « dans un monde meilleur », et la parcimonie, pour ne pas dire la ladrerie, dont nous faisons preuve pour offrir à une femme enceinte en détresse une autre solution que l’IVG ou pour développer les traitements qui offriraient un espoir à des adolescents atteints d’une maladie neurologique actuellement incurable. La question se pose donc de savoir si l’interdiction absolue de la peine de mort décidée par un tribunal (cette formulation est lourde, mais nécessaire, puisque mettre fin à une vie peut être décidé par bien d’autres instances ou acteurs) ne serait pas une mesure déraisonnable imposée par une mentalité irrationnelle ayant oublié la sagesse que reflète une phrase de Pascal dans ses Pensées : « L’homme n’est ni ange, ni bête, et le malheur veut que qui veut fait l’ange fait la bête ». La guerre, permis de tuer … y compris des civils innocents Les hommes politiques et les chefs militaires qui donnent le feu vert pour mener telle ou telle opération, même s’il s’agit de frappes dites « chirurgicales », condamnent à mort des civils, les inévitables « victimes collatérales », qui n’ont pas de responsabilité directe dans le conflit ni dans les atrocités commises, par exemple, par des criminels tels que les djihadistes. Sur le terrain, on tue donc des innocents, ou même des victimes, qui ont la malchance de se trouver là, ou qui ont été pris pour servir de « bouclier humain » à des terroristes. Au niveau militaire, le droit existe donc de prononcer des peines capitales qui ne sont pas nominatives ni limitatives, mais qui sont tout-à-fait effectives et rapidement mises en œuvre. L’incarcération ne met pas un terme aux activités nuisibles A cela certains rétorqueront qu’éliminer de dangereux ennemis n’est pas la même chose que d’envoyer à la guillotine ou à la chaise électrique une personne rendue inoffensive par son incarcération. Mais l’emprisonnement suffit-il à rendre inoffensifs les pires criminels ? L’expérience montre que non. A l’intérieur du « lieu de privation de liberté », ou par contact avec des complices toujours en liberté, certains continuent à nuire de façon très efficace. Les mieux organisés et les plus puissants peuvent en effet agir, par séides interposés, à l’extérieur : les exemples abondent de malfrats ou de terroristes qui donnent des instructions à leurs complices depuis leur cellule ou telle autre partie des locaux pénitentiaires. Quant aux nuisances générées à l’intérieur de la centrale, elles sont nombreuses, et les média s’en font d’ailleurs l’écho de temps à autre. Les violences sont quotidiennes dans les locaux où sont incarcérés des condamnés à de longues peines, et le travail des gardiens est extrêmement éprouvant du fait de certains de leurs « pensionnaires ». De plus, les risques d’évasion ne sont pas négligeables, et certains prisonniers, criminels endurcis, excellent dans l’art d’entraîner à leur suite dans la voie de la délinquance dure ou du terrorisme certains de leurs compagnons de détention : le prosélytisme en faveur du mal peut fonctionner de façon particulièrement efficace dans cet espace confiné. Les criminels endurcis doivent-ils faire l’objet d’attentions refusées aux enfants martyrs ? Un article consacré à la maison centrale de Vendin-le-Vieil (Le Figaro du 14 mai 2018) expliquait que l’on avait mobilisé dans un des quartiers de cette prison 40 personnes pour voir s’il ne serait pas possible de ramener à de meilleurs sentiments une dizaine de terroristes. Pendant ce temps, des centaines d’enfants victimes de violences physiques ou sexuelles sont laissés entre les mains de leurs prédateurs parce que la justice et les services de prévention n’ont pas assez de personnel, ou ne sont pas suffisamment bien organisés, pour décider rapidement de les mettre en lieu sûr. Tout n’est pas possible, parce que les moyens sont limités : faut-il faire peser le poids de cette limitation sur de malheureuses victimes de façon à pouvoir dégager des moyens extraordinaires en faveur d’auteurs de crimes odieux ? Certes, dans l’Evangile, le bon pasteur laisse son troupeau se débrouiller pendant qu’il part à la recherche d’une brebis perdue, mais ce n’est pas pour aller sauver un loup tombé dans un précipice ! Dans une prison de long séjour ... Lire la suite
Rentrée budgétaire : Emmanuel Macron pourra-t-il vraiment tenir sa promesse de suppression de 50 000 postes de fonctionnaires ? Interview de Jacques Bichot et François Écalle.
Avec la baisse de la croissance, le gouvernement va devoir faire face à ses promesses de réduction des déficits, notamment autour de la question de la réduction de 50 000 fonctionnaires. Choix cornélien. Interview de Jacques Bichot et François Écalle publié sur Atlantico le 22 août 2018. Télécharger la version pdf. Atlantico : Dans un environnement contraint par la baisse de la croissance, le gouvernement va devoir faire face à ses promesses de réduction des déficits pour les prochaines années du quinquennat, notamment autour de la promesse faite de réduire le nombre de fonctionnaires – soit 50 000 sur l’ensemble du quinquennat. Après une la suppression de 1 600 postes pour cette année 2018, comment le gouvernement peut-il parvenir à tenir sa promesse ?François Écalle : Le Gouvernement s’est donné des objectifs modérés de réduction du déficit public, parce qu’il prévoit une réduction substantielle des prélèvements obligatoires, mais il faut néanmoins fortement réduire le rythme de croissance des dépenses publiques pour les atteindre : après avoir été de 2,2 % par an dans les années 2000 en volume (corrigé de l’inflation) et de 0,8 % dans les années 2010-2017, ce rythme de croissance doit être ramené à 0,35 % sur la période 2018-2022. La baisse des effectifs de fonctionnaires devrait constituer une part importante des économies requises pour obtenir ce résultat. Le Gouvernement a ainsi annoncé la suppression de 50 000 postes dans les services de l’État, ou dans ses établissements publics, et de 70 000 postes dans les collectivités locales. Le gain budgétaire en 2022 serait alors de 1,6 Md € pour l’État et de 1,8 Md € pour les collectivités locales. S’agissant de l’État et de ses opérateurs, 1 600 postes ont été supprimés dans la loi de finances pour 2018 et il faudrait donc porter ce chiffre à 12 000 par an dans les quatre années suivantes du quinquennat. Les effectifs de la fonction publique d’État sont de 2,4 millions, y compris ceux affectés à ses établissements publics (ses « opérateurs »). Les réduire de 12 000 par an sans diminuer le volume des services rendus revient à réaliser des gains de productivité annuels de 0,5 %, ce qui est tout à fait possible. Ce n’est cependant pas clairement compatible avec les orientations déjà prises par le Gouvernement dans certains domaines. Jacques Bichot : Les promesses ou projets de réduction du nombre de fonctionnaires constituent une façon déplorable d’aborder un vrai problème. Quel est ce vrai problème ? L’inadéquation entre les effectifs employés par l’État, les collectivités territoriales et les hôpitaux, d’une part, et les services effectivement rendus par ces organismes. Dans une administration et même dans un hôpital, la question présente à l’esprit du ou des responsables devrait être : pouvons-nous assurer un meilleur service en y consacrant moins de temps et moins d’argent ? Qu’un officiel, homme politique ou haut fonctionnaire, considère comme une réussite d’avoir diminué de 1 600 en un an le nombre des postes des administrations publiques est tout simplement le signe que cette personne n’est pas à sa place, parce qu’elle n’a rien compris au problème et se contente d’agiter des chiffres pour faire sérieux. La réussite, ce serait par exemple d’avoir 20 % d’élèves en plus par enseignant et 40 % en plus par membre de l’administration scolaire, avec en même temps une belle remontée dans le classement PISA, c’est-à-dire une forte progression du niveau de nos jeunes. La réussite, ce serait d’avoir, à nombre de magistrats inchangé, une réduction de moitié des délais dans lesquels les affaires sont jugées. La réussite, ce serait que les élus locaux n’augmentent pas le nombre de leurs fonctionnaires et autres salariés parce que le taux d’absentéisme est très élevé. Etc., etc. Nos gouvernants sont hélas persuadés que le budget est l’instrument de gestion par excellence – ou, du moins, agissent-ils comme s’ils avaient cette conviction ridicule. Les économies de gestion ne se font pas en changeant des chiffres dans des lois de finances ; elles se font sur le terrain, en détectant les bons managers et en leur confiant des responsabilités importantes, et en envoyant les médiocres se recycler. La sous-productivité de notre administration est dramatique, parfois parce que beaucoup d’agents se la coulent douce, parfois parce qu’ils sont mal dirigés, parfois parce que le travail qui leur est demandé est stupide, mal conçu, inutile, voire même nuisible. Souvent aussi les procédures sont telles qu’il faut consacrer un quart d’heure à ce qui ne devrait pas prendre plus de cinq minutes. Que les fonctionnaires qui rédigent les millions de lignes de nos codes, circulaires et autres instructions se voient fixer comme objectif prioritaire de réduire cette littérature insipide qui ligote la France comme Gulliver était immobilisé par les liens minuscules des Lilliputiens, et notre pays repartira de l’avant : notre administration en fera plus pour les citoyens avec moins de moyens, et l’équilibre des finances publiques se rapprochera rapidement. Quelles sont les fonctions publiques à cibler en priorité, et à l’intérieur de celles-ci, quels sont les postes qui pourraient être supprimés ?François Écalle : L’éducation nationale et les universités occupent plus de la moitié des agents de l’État et de ses opérateurs. Or les réformes annoncées, comme l’augmentation de la taille des classes dans les zones rurales, ne vont pas dans le sens d’une réduction de ses effectifs. Le ministère de l’intérieur représente 15 % des emplois budgétaires et plusieurs milliers de créations de postes sont prévues dans les forces de l’ordre. Même si des suppressions d’emplois y sont possibles ailleurs, comme dans les sous-préfectures, les effectifs n’y baisseront pas globalement. La Défense représente 14 % des emplois et la loi de programmation militaire prévoit la création de de 2 000 postes entre 2017 et 2022. Le ministère de la justice représente 4 % des effectifs de l’État et le projet de loi de programmation prévoit plus de 6 000 créations de postes. Pour réduire globalement les effectifs de 12 000 par an tout en les augmentant dans ces ministères, il faudrait les réduire de bien plus que 12 000 dans des administrations qui ... Lire la suite
L’État peut-il respecter le principe du bien commun ?
Dans un article précédent, je me suis demandé si l’État peut respecter le principe de base de la DSÉ, le principe personnaliste. Ma réponse était franchement négative : les États sont dirigés par les “chefs des nations qui commandent en maîtres”, par les “grands qui “font sentir leur pouvoir”, pour reprendre les paroles du Christ. De ce fait, les États ne peuvent pas respecter les droits naturels des personnes humaines, notamment la liberté et la propriété de celles-ci. Le présent article vise à évaluer la capacité de l’État, quel qu’il soit, à respecter le principe du bien commun. En première lecture, le Compendium peut laisser penser que l’État, non seulement est en mesure de respecter le bien commun, mais encore qu’il est indispensable pour parvenir à atteindre ledit bien. Voici, notamment, le texte intégral des paragraphes 168 et 169. 168 La responsabilité de poursuivre le bien commun revient non seulement aux individus, mais aussi à l’État, car le bien commun est la raison d’être de l’autorité politique. À la société civile dont il est l’expression, l’État doit, en effet, garantir la cohésion, l’unité et l’organisation 356 de sorte que le bien commun puisse être poursuivi avec la contribution de tous les citoyens. L’individu, la famille, les corps intermédiaires ne sont pas en mesure de parvenir par eux-mêmes à leur développement plénier; d’où la nécessité d’institutions politiques dont la finalité est de rendre accessibles aux personnes les biens nécessaires — matériels, culturels, moraux, spirituels — pour conduire une vie vraiment humaine. Le but de la vie sociale est le bien commun historiquement réalisable.357 169 Pour garantir le bien commun, le gouvernement de chaque pays a pour tâche spécifique d’harmoniser avec justice les divers intérêts sectoriels.358 La juste conciliation des biens particuliers de groupes et d’individus est une des fonctions les plus délicates du pouvoir public. En outre, il ne faut pas oublier que dans l’État démocratique, où les décisions sont prises d’ordinaire à la majorité des représentants de la volonté populaire, ceux à qui revient la responsabilité du gouvernement sont tenus d’interpréter le bien commun de leur pays, non seulement selon les orientations de la majorité, mais dans la perspective du bien effectif de tous les membres de la communauté civile, y compris de ceux qui sont en position de minorité. De nombreux autres passages du Compendium justifient l’intervention de l’État dans la vie économique et sociale et semblent alors accréditer l’idée qu’il puisse respecter le principe du bien commun. Ainsi, peut-on lire, au paragraphe 351 (consacré à l’action de l’État) : « L’État a le devoir de soutenir l’activité des entreprises en créant les conditions qui permettent d’offrir des emplois, en la stimulant dans les cas où elle reste insuffisante ou en la soutenant dans les périodes de crise. L’État a aussi le droit d’intervenir lorsque des situations particulières de monopole pourraient freiner ou empêcher le développement. Mais, à part ces rôles d’harmonisation et d’orientation du développement, il peut remplir des fonctions de suppléance dans des situations exceptionnelles ».734 Une lecture plus approfondie (et faisant appel à la logique) du Compendium, notamment des textes relatifs à ses principes et valeurs, nous amène à un point de vue bien différent. C’est, par exemple, le cas de la première phrase de l’article 135 : “L’homme ne peut tendre au bien que dans la liberté que Dieu lui a donnée comme signe sublime de son image: 251” Comme nous l’avons vu dans mon article précédent (“L’État peut-il respecter le principe personnaliste ?“), l’État piétine la liberté des citoyens. Dans ces conditions, l’homme ne peut tendre au bien, au bien commun. 355Cf. Catéchisme de l’Église Catholique, 1910. 356Cf. Concile Œcuménique Vatican II, Const. past. Gaudium et spes, 74: AAS 58 (1966) 1095-1097; Jean-Paul II, Encycl. Redemptor hominis, 17: AAS 71 (1979) 295-300. 357Cf. Léon XIII, Encycl. Rerum novarum: Acta Leonis XIII, 11 (1892) 133-135; Pie XII, Radio-message pour le 50ème anniversaire de l’encyclique « Rerum novarum »: AAS 33 (1941) 200. 358Cf. Catéchisme de l’Église Catholique, 1908.
La cartographie du qui vend quoi, la route qu’elle trace
Article Dominique Michaut Par la distinction entre marchandises élémentaires et marchandises composées, l’ensemble des marchandises est complètement divisé en deux sous-ensembles. Par elle aussi, la cartographie la plus globale du qui vend quoi en contrepartie de quoi devient plus claire. La marchandise élémentaire, et primaire, du service du travail-ouvrage est exclusivement vendue par des individus en contrepartie de salaires, au sens économique de ce concept : toute rémunération versée à un travailleur en tant que tel, quelle que soit sa position professionnelle. L’autre catégorie de marchandise élémentaire, entièrement constituée par la fourniture du service de placement, est vendu par des individus et des ménages, ainsi que par d’autres associations non commerciales, en contrepartie de la rémunération de ce service et de la conservation de la valeur du placement. Du côté des marchandises composées, convenir de dire qu’elles ne sont vendues que par des entreprises paraît trop restrictif. Quand un particulier vend un bien meuble ou immeuble et que c’est de sa part un acte exceptionnel, pourquoi voir en science et en politique économiques la création par le vendeur d’une entreprise temporaire ? Si cela n’est pas fait, une caractéristique commune aux entreprises de fait et aux entreprises juridiquement constituées n’est pas reconnue pour ce qu’elle est en réalité. Faute d’une définition stricte de ce qu’est en économie proprement dite une entreprise, on croit voir et des entreprises et de l’économie là où il n’y en a que dans les sens les plus vagues de ces notions, tournant ainsi le dos à moins de confusions par des distinctions fondées sur l’analyse primitive des faits. La cartographie des échanges marchands, la route qu’elle trace
“Le premier test démographique du Président Macron”, par Jacques Bichot
Article d’Alain Paillard et Jacques Bichot, publié le 4 mai 2018 par Causeur et l’Incorrect et le 5 mai par Économie-Matin La réussite (ou l’échec) d’un président de la République est souvent mesurée à l’aulne de l’évolution d’indicateurs économiques : PIB, chômage, emploi, niveau de vie, investissements réalisés par les entreprises, finances publiques, etc. Des indicateurs plus « sociaux » sont également utilisés : taux de criminalité et de délinquance, taux de pauvreté, indices d’inégalité de revenus, classements internationaux en matière de performances scolaires, et ainsi de suite. Et, bien entendu, des enquêtes d’opinion sont menées en grand nombre sur l’action et la personne du Président. En revanche, il n’entre absolument pas dans les habitudes de recourir à un indicateur démographique. Ceci est regrettable pour au moins deux raisons. Pourquoi la natalité est un indicateur important pour apprécier l’action de nos dirigeants La première est l’importance de la démographie, et particulièrement des naissances : c’est d’elles que dépend au premier chef l’avenir à long terme de notre pays. A la Libération, le général de Gaulle a très justement lancé un avertissement : s’il devait s’avérer, malgré la victoire, que la natalité restait faible, insuffisante pour assurer le renouvellement des générations[i], « la France ne serait plus qu’une grande lumière qui s’éteint ». Et, de fait, si la France a retrouvé une place honorable dans le concert des nations, c’est bien, dans une large mesure, parce que les « trente glorieuses » ont été pour notre pays une période de forte natalité. La seconde raison qui pousse à recourir aux données démographiques, comme aux données économiques et sociales, pour évaluer la performance d’une équipe dirigeante, c’est que la « mise en route » des futurs citoyens est un indicateur important de confiance dans l’avenir, et donc dans les personnes qui gouvernent le pays. Une vision optimiste du gouvernement de la France incite à mettre des enfants au monde car nous avons envie que nos enfants soient heureux, et donc qu’ils grandissent dans un pays ayant des dirigeants qui s’occupent efficacement du bien commun. La relation entre l’opinion que nous avons de nos gouvernants et la natalité est certes complexe, mais il n’est pas absurde de considérer que, dans un pays développé, une bonne natalité signifie plutôt une bonne opinion – et une faible natalité, une opinion médiocre. D’un point de vue objectif, si la vitalité démographique n’est pas retenue comme l’un des critères de réussite de nos gouvernants, alors il n’y a pas davantage de raison de prendre comme critère la production ou l’investissement : non seulement l’homme est plus important que les biens et services, mais il est vrai aussi que, pour ce qui est du futur à long terme de la production, l’investissement dans la jeunesse est le plus décisif de tous les investissements. Les naissances de mars 2018 fournissent un tout premier test démographique de la présidence Macron La naissance d’un enfant survient en moyenne 9 mois après sa conception. Emmanuel Macron ayant été élu le 7 mai 2017 et étant entré en fonction une semaine plus tard, le nombre des naissances du mois de mars 2018, qui correspondent aux conceptions réalisées en juin 2017, constitue la première information disponible pour apprécier, sinon l’action de nos dirigeants, du moins l’impact que leur accession aux postes de commande a eu sur le moral des couples en âge de procréer. L’INSEE fournissant généralement le nombre des naissances du mois N à la fin du mois N+1, du moins pour la France métropolitaine (les chiffres France entière ne sont disponibles que nettement plus tard), le chiffre du mois de mars vient d’être publié : 56 300 naissances vivantes. Ce test est négatif : l’élection d’Emmanuel Macron n’a provoqué aucun sursaut démographique En effet, l’orientation baissière perdure et s’accentue. Dans un précédent article, nous avions indiqué que cette baisse a débuté en 2010, et s’est accélérée en 2015. Depuis quelques mois, une nouvelle accélération est en cours, qui est particulièrement visible lorsqu’on indique pour chaque mois le nombre moyen de naissances par jour, ce que fait le tableau suivant : Mois Naissances du mois Nombre de jours Naissances par jour Variation Octobre 2017 63 900 31 2 061 Novembre 2017 60 800 30 2 026 – 1,7 % Décembre 2017 60 900 31 1 964 – 3,1 % Janvier 2018 59 800 31 1 929 – 1,8 % Février 2018 52 700 28 1 882 – 2,4 % Mars 2018 56 300 31 1 816 – 3,5 % Durant les 6 derniers mois, la chute du nombre journalier des naissances est effrayante : en cinq mois (puisqu’octobre 2017 est le mois de référence), ce nombre diminue de 11,9 % ! Mais tout aussi inquiétante est l’accélération de la chute en mars 2018 : 3,5 % en moins, d’un mois sur l’autre, est un pourcentage tellement élevé qu’on pourrait se demander si le chiffre indiqué (à titre provisoire) par l’INSEE n’est pas légèrement entaché d’erreur. En tous cas, dans l’état actuel des statistiques de naissances, on ne saurait dire que les jeunes ménages français ont été rendus plus optimistes par l’élection d’Emmanuel Macron : la désespérance observée à travers la lunette démographique pour les trois dernières années de la Présidence Hollande, et tout particulièrement pour ses quatre derniers mois, chargés en inquiétudes électorales, ne semble nullement avoir été enrayée par l’élection de notre jeune Président. [i] Ce renouvellement requiert, abstraction faite des mouvements migratoires, un indicateur conjoncturel de fécondité (ICF) au moins égal à 2,07 enfant par femme. Jusqu’en 1974, y compris cette année-là pour laquelle l’ICF fut égal à 2,11, cette condition fut remplie. Depuis-lors, l’ICF français n’a plus jamais atteint 2,07. En 2017, pour la France métropolitaine (la valeur France entière est connue plus tardivement), il a valu 1,85. La croissance de la population est due à deux autres phénomènes : l’allongement de la durée de vie moyenne, et une immigration supérieure à l’émigration. Hélas, la croissance de la longévité n’a pas été gérée intelligemment (l’abaissement de l’âge de la retraite à 60 ans en 1982 a privé la France des bénéfices qu’elle aurait pu en tirer), et la qualification des immigrés n’est pas en ... Lire la suite
Les cinq attributs de la marchandise
Article Dominique Michaut Une génération convaincue qu’elle doit enseigner aux suivantes comment ne plus se laisser submerger par l’économie y parviendra mieux en transmettant que les marchandises sont des services et des biens qui ont cinq attributs, avec les exclusions les plus notoires que cela entraîne. L’un de ces cinq attributs va tellement de soi qu’on peut être enclin à le passer sous silence. Un service ou un bien devient une marchandise à partir de sa mise en vente puis cesse d’en être une lorsqu’il a trouvé un acheteur. Pour la marchandise primaire, la vente se conclut avec l’embauche, laquelle est le moment où commence un échange marchand qui dure jusqu’à la fin du contrat de travail. Pour les placements et les locations, la vente se conclut par l’engagement d’une mise à disposition, moment auquel commence un échange marchand qui dure jusqu’à la liquidation du placement ou la fin du bail. Dans tous les cas, une marchandise est une fourniture qui a été mise en vente et qui n’a pas encore trouvé preneur. La pratique intensive des échanges marchands a des effets positifs, dont celui d’alimenter un abondant flux de transferts de pouvoir d’achat. Mais pour en arriver à ce que ces échanges deviennent circonscrits aux marchandisations et financiarisations les moins dispensatrices de dommages, il faut qu’en science et en politique économiques puis dans la mentalité collective les exclusions les plus notoires de l’ensemble des marchandises soient prises en considération. Aucune ressource humaine n’est une marchandise. C’est pour trois raisons : la dépense d’énergie humaine n’est pas une marchandise ; le savoir n’est pas une marchandise ; les ressources humaines sont des ressources naturelles dont aucune n’est une marchandise. Il n’y en a pas moins des contrats de travail à cogérer, avec ce que cela comporte de contournement ou d’acceptation de la régie des écarts de salaire par la subjectivité collective. Le plus souvent par monnaie interposée et en plus ou moins grande partie au moyen de crédits avec ce que cela peut engendrer de bulles qui finissent par éclater en perturbant la marche des affaires, finalement les marchandises sont échangées contre d’autres marchandises.
Un pape contre la pauvreté
Par Etienne Chaumeton Relecture de l’encyclique Rerum novarum par Étienne Chaumeton Membre de l’Association des économistes catholiquesResponsable des études dans une entreprise multinationale Un pape contre la pauvreté Relecture de l’encyclique Rerum novarum Etienne Chaumeton Membre de l’Association des économistes catholiquesResponsable des études dans une entreprise multinationale En 1891, le monde comptait 1,45 milliards d’habitants, 86% d’entre eux étaient pauvres et 72% extrêmement pauvres[1]. L’espérance de vie moyenne dans le monde était de 29,9 ans et le revenu moyen mondial de 1 114$[2]. Le monde était confronté à une croissance économique et démographique intense qui transformait en profondeur les relations sociales, le rôle du politique et la vision du monde. Dans les 70 années précédentes, la population mondiale avait augmenté de 37% et les revenus moyens de 69%[3]. Un tel développement économique, alors sans précédent dans l’histoire humaine, était corrélé à une augmentation des inégalités, qui attisait les tensions sociales et nourrissait des conflits idéologiques. En 1890, les 5% les plus riches possédaient autant (34.9%) que les 80% des plus pauvres (35.0%) de la planète[4]. Dans ce contexte, deux idéologies ennemies et irréconciliables se faisaient face: le libéralisme et le socialisme. D’un côté des libéraux, débarrassés de toute référence à une autorité suprême, considéraient que chacun pouvait être à lui-même sa propre norme et que la libre concurrence règlerait les questions économiques sans intervention extérieure ; d’autre part des socialistes réclamaient la suppression de toute propriété privée et appelaient à la lutte des ouvriers contre les capitalistes. Le monde semblait se diriger vers une confrontation inéluctable entre deux classes antagonistes. C’est au milieu de ce bouleversement de l’ordre établi et « d’agitation fiévreuse » que pour la première fois un pape, Léon XIII (1810-1903), prit la plume et rédigea le premier texte consacré à la doctrine sociale de l’Eglise, la lettre encyclique Rerum novarum. La Bible ne manque pas de références et de lois relatives à l’économie, le Nouveau testament en particulier comprend de nombreuses paraboles se référant explicitement à des questions économiques, mais Rerum novarum fut le premier texte magistériel entièrement dédié à ces questions, tant le besoin s’en faisait pressant. Sa rédaction intervint dans le contexte tendu et menaçant précédemment décrit. Les regards des patrons d’industries, des ouvriers, des représentants syndicaux et des dirigeants politiques ne pouvaient qu’être attentifs à cette époque à une prise de parole du pape. Celui-ci prit le temps de consulter de nombreux spécialistes avant de publier un texte de référence, dont la portée dépassa de beaucoup le seul monde ecclésial et catholique. Nous proposons aujourd’hui une relecture de ce texte. Le souverain pontife, lucide sur la gravité de la question ouvrière et sur les risques inhérents à un déchainement des passions et des intérêts particuliers, a analysé en profondeur la situation. Il a confirmé les fondements de la vie économique et sociale. Parmi les différentes structures sociales évoquées, il a rappelé les pouvoirs et les limites des Etats, l’importance des corps intermédiaires et surtout le rôle fondamental et premier de la famille. Il ne revient pas à un pape de définir des solutions techniques précises et universelles pour améliorer les conditions économiques des personnes. Léon XIII a cependant ouvert des portes vers un avenir plus juste et plus paisible où chaque personne peut être respectée et avancer plus aisément vers sa finalité. Depuis 1891 le monde a considérablement changé, la tension se fait aujourd’hui sentir entre une société occidentale riche mais en déclin relatif d’un point de vue démographique, économique et spirituel et des pays en développement qui voient l’extrême pauvreté reculer et une classe moyenne émerger, pour peu qu’ils s’ouvrent à la liberté des échanges. Les propos de Léon XIII méritent aujourd’hui une relecture pour éclairer la situation actuelle. Principes généraux La Lutte des classes Si le pape Léon XIII ne peut en aucune manière être qualifié de marxiste, il emprunte volontiers la rhétorique de la lutte des classes. Le terme de « classe » revient 31 fois, qu’elles soient « inférieures », « ouvrières », « pauvres », « infortunées », « des travailleurs », « déshéritées », « indigentes » ou « riches ». Les classes étaient vues par certains comme « ennemies-nées l’une de l’autre, comme si la nature avait armé les riches et les pauvres pour qu’ils se combattent mutuellement dans un duel obstiné »[5]. Le vocabulaire utilisé traduit la profonde inquiétude du pape face à une société qui semblait condamnée à la violence et à la cruauté. « [D]es travailleurs isolés et sans défense se sont vus, avec le temps, livrés à la merci de maîtres inhumains (…) des hommes avides de gain, et d’une insatiable cupidité. À tout cela, il faut ajouter la concentration, entre les mains de quelques-uns, de l’industrie et du commerce, devenus le partage d’un petit nombre de riches et d’opulents, qui imposent ainsi un joug presque servile à l’infinie multitude des prolétaires[6]. » Au XIXe siècle, la vision d’une société divisée en différentes classes se retrouve dans la pensée de nombreux auteurs, comme Alexis de Tocqueville, mais le socialisme a réduit à deux le nombre de classes et en a fait des ennemis naturels voués à s’affronter. Pour guérir le mal des ouvriers, les socialistes « poussent à la haine jalouse des pauvres contre ceux qui possèdent. Ils prétendent que toute propriété de biens privés doit être supprimée, que les biens d’un chacun doivent être communs à tous, et que leur administration doit revenir aux municipalités ou à l’État[7]. » Au même moment, les libéraux, dans leur acception la plus extrême, ne juraient que par le marché et ne conçoivaient l’Etat que comme l’émanation humaine des choix d’une multitude, garantissant strictement les droits de propriété de chacun. Les deux idéologies se rejoignaient dans la mesure où elles sont basées sur l’absence de Dieu à la fois comme créateur et comme finalité de l’homme. Le point de discorde entre socialisme et libéralisme se fait sur la définition des droits de propriété et la manière dont ils sont gérés. La propriété privée La nouveauté que constituait l’expression d’un pape sur les questions économiques rend d’autant plus importantes ses prises de positions qu’elles font depuis partie du ... Lire la suite
La liberté économique, une condition du bien commun
Article Etienne Chaumeton Etienne Chaumeton Responsable des études dans une entreprise multinationale Membre de l’Association des économistes catholiques Les images d’enfants mourant de faim en Corée du Nord ou de foules qui attendent désespérément devant des épiceries vides au Venezuela nous rappellent une vérité trop évidente : là où il n’y a pas de liberté économique, les besoins des hommes ne peuvent être efficacement satisfaits, la dignité de l’homme n’est plus respectée et le bien commun ne saurait exister. Voltaire, qui n’était pas économiste, remarquait déjà que « le pays où le commerce est le plus libre sera toujours le plus riche et le plus florissant ». L’étymologie du mot économie, οἰκονομία en grec, c’est-à-dire « gestion de la maison », implique une dimension communautaire et une responsabilité sociale vis-à-vis de ses proches. L’économie est une science de l’action humaine, sa bonne compréhension et une conception correcte de la nature humaine et de sa finalité sont indispensables à l’existence d’un bien commun. Après avoir vu que l’homme est créé libre et créateur et qu’il est appelé à être acteur du développement économique, nous verrons que le bien commun, qui ne doit pas être confondu avec l’intérêt général, ne peut exister que si certaines conditions fondatrices de la liberté économique sont respectées. L’homme est créé libre et créateur Le magistère de l’Eglise nous révèle que l’homme est la « seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même » (Gaudium et spes, 24, 3). L’homme est avant tout une créature, son existence dépend d’un Autre, qui l’a créé et qui le précède. C’est à partir de cet Autre que doit se comprendre la liberté de l’homme. Dieu a voulu l’homme libre « pour qu’il puisse de lui- même chercher son Créateur et, en adhérant librement à Lui, s’achever ainsi dans une bienheureuse plénitude » (Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, 135). La liberté dont l’homme est dotée en fait un « signe privilégié de l’image divine » (Gaudium et spes, 17). Alors que pour Karl Marx la liberté peut s’entendre comme « faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de m’occuper d’élevage le soir et de m’adonner à la critique après le repas, selon que j’en ai envie » (L’Idéologie allemande, 1845-1846), la liberté de l’homme comporte en fait une exigence et une orientation, elle n’est pas la soumission aux caprices individuels ou aux opinions majoritaires du moment. La liberté bien comprise est un chemin, qui poursuit un but. Le chemin est la quête de Dieu, qui se fait dans le respect des lois de la création et des normes morales et le bien est la Vie éternelle elle-même, l’union avec Dieu. La liberté que Dieu a donnée à l’homme et qui le distingue des autres créatures lui permet d’agir sur sa propre destinée et de s’engendrer lui-même. L’homme a été créé libre pour qu’il soit acteur de sa vie. Si l’homme est avant tout une créature de Dieu, il est également le fruit d’un père et d’une mère, qu’il est amené à quitter pour s’attacher à sa femme. Ensemble, ils sont appelés à se multiplier et à se répandre sur la terre (Gn 9, 7). Le magistère reconnaît que « l’homme, de par sa nature profonde, est un être social, et, sans relations avec autrui, il ne peut vivre ni épanouir ses qualités. » (Gaudium et spes, 12). La liberté confiée à l’homme n’est donc pas centrée sur son individualité, elle est nécessairement sociale. La famille constituant la première « société » humaine, selon l’expression de saint Jean-Paul II dans sa Lettre aux Familles (1994). La liberté de l’homme implique une responsabilité et s’exerce au sein d’une communauté. Pour indiquer aux hommes un chemin permettant de construire des relations morales, respectueuses la dignité humaine et de la vraie liberté, Dieu a donné le Décalogue. Ces dix paroles furent d’ailleurs données durant l’Exode, après l’esclavage en Egypte, pour accompagner les hommes vers leur liberté. Sur ces dix paroles, deux concernent le respect du mariage et de la famille (6 e et 9 e ) et deux la propriété privée (7 e et 10 e ). Nous voyons déjà des premières conditions nécessaires à l’existence du bien commun. L’homme doit assurer un développement économique Lorsque qu’après avoir créé l’homme et la femme, Dieu les bénit et leur dit « Soyez féconds et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la. » (Gn 1, 28), il a confié une liberté créatrice à l’homme et à la femme. La nature doit être cultivée pour être à leur service et les faire vivre. Elle n’a pas pour vocation d’être laissée stérile et idolâtrée dans sa virginité. Elle est à la disposition du travail de l’homme, qui doit s’en servir pour ses besoins productifs, avec responsabilité, sans évidemment la détruire. Il est de la nature de l’homme de chercher à améliorer son sort et celui de sa famille. L’économie de marché, que l’on peut également appeler économie d’entreprise ou économie libre, se caractérise par le fait que les hommes sont libres d’entreprendre, d’entrer ou de sortir d’un marché, pour échanger avec des partenaires économiques afin que chacun puisse satisfaire au mieux ses besoins. Il est important de rappeler que l’échange libre est non seulement indispensable, car nous utilisons tous les jours des produits et services que nous serions incapables de produire par nous-mêmes, mais qu’il est créateur de richesses pour les deux échangeurs, sans quoi l’échange ne se ferait pas. Concrètement, chaque échangeur évalue ce qu’il achète comme ayant plus de valeur que ce qu’il vend. Dans une économie libre, le succès d’une entreprise dépend de sa capacité à répondre aux besoins d’une demande solvable. L’entrepreneur qui réussit est celui qui sait mobiliser des facteurs de production de manière rentable en répondant aux besoins des hommes. En cela l’économie libre est vertueuse. Elle récompense ceux qui contribuent aux besoins des hommes. Sans monopole artificiel imposé par un Etat, tout producteur qui ne répond pas à une vraie demande, ou qui y répond mal, en gaspillant des moyens de production, est mis hors marché par la ... Lire la suite
Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus (y compris économiquement)
Article Laurent Barthélémy Il est bien sûr fait allusion dans le titre à l’ouvrage de Rod Dreher: «Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus- Le pari bénédictin» (Artège 2017) Egredere : Sors ! (Gen XII,1) – Panégyrique de saint Benoît prononcé par Bossuet dans une église de bénédictins, à Paris, un 21 mars, vers 1665. Cet exergue n’est pas celui du livre de Rod Dreher (qui, logiquement, emprunte le sien à la Règle de saint Benoît). Il nous a paru cependant bien refléter l’esprit de l’ouvrage. Au lecteur de juger. Le livre de Rod Dreher, qui s’adresse à des Américains, ne peut cependant pas laisser indifférent un lecteur chrétien européen. Il peut même le laisser perplexe. Non seulement il traite du conflit consubstantiel et irréductible entre l’Eglise et le monde, énoncé par Jésus-Christ lui-même, et dont Rome, puis la Chrétienté, puis l’Europe de plus en plus déchristianisée ont été le théâtre souvent tragique. Mais aussi il en appelle à saint Benoît, de facto père de l’Europe chrétienne depuis plus de 1500 ans et saint patron de l’Europe depuis Paul VI (bref Pacis Nuntius, 24 octobre 1964), bien qu’il n’y ait très probablement pas songé un seul instant à une telle postérité. Saint Benoît et ses disciples peuvent-ils faire pour l’Europe déchristianisée du XXIème siècle, d’une façon nouvelle, ce qu’ils ont fait (sans nécessairement le rechercher) pour les âges chaotiques qui succédèrent à la chute de l’ordre romain ? La réponse est peut-être dans une phrase de Valéry, qu’on trouve dans le livre de Dom Gérard (fondateur du Barroux), Demain la Chrétienté (Dismas 2008) livre qui traite exactement du même sujet que celui de Dreher. Paul Valéry (dans Tel Quel): «La véritable tradition dans les grandes choses n’est point de refaire ce que les autres ont fait, mais de retrouver l’esprit qui a fait ces choses et qui en ferait de tout autres en d’autres temps.» Ce premier article est suivi d’un autre, qui approfondit certains points: comment-etre-chretien-dans-un-monde-qui-ne-l-est-plus-rod-dreher-suite et enfin d’un troisième qui tente de récapituler les orientations contemporaines de l’Eglise sur la vie monastique et la vie des laïcs . Le sujet de Dreher est : «Quelles dispositions pratiques les chrétiens doivent-ils prendre dans l’organisation de leur existence, pour pouvoir transmettre à leurs enfants une vision du monde et des pratiques chrétiennes, sans qu’ils soient submergés par le relativisme athée et le matérialisme ambiants, voire l’anti-christianisme agressivement militant ? Et pour eux-mêmes pouvoir vivre en chrétiens dans un monde qui non seulement ne l’est plus mais multiplie les obstacles à une vie conforme à la foi chrétienne, notamment à la doctrine catholique.» La vie dans la Cité étant intimement liée à la vie économique, il n’est pas impertinent de proposer une recension de ce livre dans les colonnes de l’Association des Economistes Catholiques. Le titre original est «The benedict option : a strategy for christian in a post-christian nation» (Sentinel- Penguin Random House 2017). Dreher, chrétien étiqueté comme «journaliste conservateur engagé»[1], traite clairement des Etats-Unis et rien que des Etats-Unis. «Ce livre a été écrit par un chrétien américain pour un public américain», annonce-t-il. Il a cependant fait dernièrement une tournée en France pour la promotion de son livre et annoncer de vive voix ses recommandations et mises en garde : http://leparibenedictin.fr/?page_id=43 . En effet, si tout est loin d’être transposable, nombre de constats sont valables en Europe notamment en France, ou peuvent avoir valeur prophétique (concernant la poursuite de la déchristianisation active de la société, le durcissement et la multiplication des lois incompatibles avec la foi chrétienne par exemple). Le livre est préfacé par un journaliste indépendant, Yriex Denis, proche des «écologistes intégraux» (http://revuelimite.fr/accueil) qui écrit aussi dans L’incorrect, La Nef etc.) Le préfacier affirme qu’on trouve sans difficulté des résonances ou des correspondances entre les préoccupations étatsuniennes de Dreher et la situation du christianisme en Europe notamment en France. Nous serons un peu plus réservé, ayant dû faire des efforts d’immersion mentale dans la société américaine pour transposer certaines problématiques (celle des artisans pâtissiers qui refusent de faire des gâteaux de mariage pour des homosexuels par exemple, et les conséquences qu’ils en subissent ; ou, de façon plus classique, la vision américaine de la vie associative). Pour bien faire et éviter des contresens trop massifs, il faudrait relire au préalable Tocqueville, Sorman, Kagan, Revel, Howard Steven Friedman et quelques autres pour se replonger dans l’ambiance d’Outre-Atlantique. Encore une fois, il est possible que certaines situations actuelles aux USA soient des signes avant-coureurs pour la France. Un autre point peut être déroutant pour un catholique «monochromatique» (autrement dit fixé depuis longtemps dans tel ou tel courant de l’Eglise catholique) surtout s’il est plutôt «conservateur» (au sens de la sociologie du catholicisme) : l’éclectisme de Dreher. Non seulement son parcours personnel (qu’il n’est pas question de critiquer) l’a mis en contact avec de nombreuses variantes du christianisme, mais dans sa position actuelle il puise sans hésiter à toutes les sources qui lui semblent bonnes. La sagesse bénédictine en est une. Pour faire simple, on aurait attendu un tel livre d’un oblat bénédictin plus que d’un orthodoxe (russe en l’occurrence). Comme quoi la tunique du Christ a beau être divisée, elle n’en reste pas moins l’unique tunique du Christ. Tout chrétien européen, peut se sentir concerné et en mesure de commenter ce livre. C’est ce que nous allons tenter de faire. Se pose également la question de savoir si la référence à l’ordre de saint Benoît comme modèle analogique de survie chrétienne dans le monde paganisé d’aujourd’hui, est pertinente dans le cadre de ce livre. Autrement dit, si Rod Dreher a raison d’enrôler saint Benoît au service de sa cause, quelque noble qu’elle soit. A cela, seul un bénédictin peut répondre. N’étant pas bénédictin mais simple sympathisant, nous nous contenterons de renvoyer plus loin à quelques ouvrages de bénédictins ou déclarations pontificales sur le monachisme occidental. Présentons d’abord l’auteur (clé indispensable pour comprendre le livre), puis l’ouvrage, pour terminer par quelques commentaires, en passant par quelques considérations sur les aspects économiques des problèmes soulevés par Dreher. 1/ L’auteur Né ... Lire la suite
Le préjugé du déterminant universel des chertés
Ajrticle Dominique Michaut Toute théorie qui suppose l’existence d’un déterminant universel des valeurs d’échange marchand est par construction non scientifique. C’est le cas du marginalisme, fondateur de l’économie politique néoclassique avec des conséquences à long terme que nous avons sous les yeux. « L’alpha et l’oméga en économie, c’est l’offre et la demande. Cela vaut pour les prix, pour tous les prix quand ce mot désigne les valeurs d’échange marchand. Sur ce point, tout le reste est subsidiaire. » Cette opinion à la fois très populaire et surabondamment confortée par un grand nombre de discours savants exprime la croyance en un déterminant des chertés sinon universel au moins dominant. Du côté des discours savants cette conviction fait écrire à Dani Rodrik, professeur d’économie à Harvard, que « la bête de somme des modèles de science économique est celui de l’offre et de la demande, connu de quiconque a suivi un cours d’introduction à l’économie » – version néoclassique. Historiquement, c’est dans La Richesse des Nations (1776) qu’Adam Smith a introduit en analyse économique la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange d’un objet. La première des quatre pages web auquel je renvoie à la fin de la version complète du présent article cite le passage dans lequel il le fait. Son refus d’attribuer systématiquement la cherté à l’utilité est incontestablement conforme à un grand nombre de faits. Pour l’illustrer par un exemple frappant, Smith compare les utilités et les chertés respectives de l’eau et du diamant. À peine un siècle plus tard, ce qui allait devenir la révolution marginaliste avance son explication qu’elle fait passer à la postérité comme étant, dit-elle, le paradoxe de l’eau et du diamant. Les bons professeurs d’économie résument très clairement cette explication, comme dans la même page web le rappelle la citation reprise après celle de Smith. La méthode, l’échec qu’elle évite, ses implications Seule l’habitude prise de longue date autorise à croire d’emblée en l’existence d’un déterminant omniprésent des chertés. Ce n’est toutefois qu’au terme de l’étude de la formation de la valeur d’échange dans chaque catégorie homogène de marchandise qu’il devient de bonne méthode de se prononcer sur cette existence, sous peine de commettre une pétition de principe, cette faute qui consiste à tenir pour vrai ce qui est à démontrer. La recevabilité scientifique tant du marginalisme que de tout autre monisme avancé de la même manière sur le même sujet est en trompe l’œil. Et avec de lourds dommages collatéraux. L’esprit scientifique remplit son rôle lorsqu’il incline à chercher par la méthode qui vient d’être dite s’il y a des lois objectives qui ont des fonctions homéostatiques plus omniprésentes et importantes que « la bête de somme des modèles économiques ». Oui, il y en a, avec notamment une dont la relégation des déclinaisons macro, méso et micro économique est hautement calamiteuse, voir dans ma thèse la première occurrence de l’abréviation RPP’. Tout le milieu de l’enseignement et de la recherche économiques est encore loin d’admettre ces réalités. Le marginalisme se prête à l’application immédiate de techniques mathématiques formellement élégantes et scolairement sélectives. Par qui que ce soit et en quelque circonstance que ce soit, avoir accrédité une théorie initialement moniste de la cherté rend pénible à confesser la raison pour laquelle ce dogme n’est pas scientifique. De toute façon, la profession des économistes universitaires est beaucoup plus sensible aux critiques et reconstructions développées en son sein qu’ailleurs, sans doute en grande partie de façon inévitable. Cette profession sait que lorsque dans ses membres il s’en trouvera de plus en plus qui travailleront au remplacement de la théorisation marginaliste, en cadrage des formations supérieures à l’économie, alors le déclassement académique de l’appareillage néoclassique sera engagé et il s’ensuivra en peu de générations le déclassement politique du néolibéralisme et des financiarisations dangereuses auxquelles il expose. Mais qui peut prédire si cette refondation percera et, à plus forte raison, quand ? Aucune certitude à cet égard n’est indispensable à la collecte et la publication de vérités rigoureusement articulées, en préparation à leur sélection par des économistes universitaires agissant en tant que tels. Des vérités contournées par l’orthodoxie néoclassique
Présentation
Article de Pierre de Lauzun Actuellement (depuis 2002) Délégué général de l’Association Française des Marchés Financiers AMAFI, qui regroupe les professionnels de la Bourse et de la Finance. Ancien élève de l’École Polytechnique (1969) et l’École Nationale d’Administration (1975), j’ai travaillé principalement dans la banque et la finance. Quelques points de repère : 2001 – 2014 : Directeur général délégué de la Fédération Bancaire Française – FBF, l’organisation professionnelle des banques en France. 1998 – 2000 : Groupe Goldman Sachs : Président d’Archon Group France (suite au rachat de l’UIC ci-après) 1994 – 1998 : Union Industrielle de Crédit (UIC, Groupe GAN) : Président du directoire. 1987 – 1994 : BANQUE DE L’UNION EUROPÉENNE – UECIC- Groupe GAN-CIC Directeur général adjoint (BUE devenue Union Européenne de CIC en 1990). 1981 – 1987 : Direction du Trésor au Ministère de l’Économie et des Finances. Conseiller Financier à New York (1986 – 1987) Chef du Bureau des Banques (1984 – 1986) . Secrétaire Général du Club de Paris (1981-1984) 1975-1981 : Services du Premier Ministre. Ardéchois (du Sud), né en 1949, marié, 3 enfants, 10 petits-enfants (compte provisoire). Une activité professionnelle peu populaire mais essentielle (la finance). Et une recherche personnelle qui va de l’économie à la philosophie et à la politique. D’où ces livres. Quelques repères : la foi chrétienne, catholique. Le goût de la diversité internationale et des langues, notamment Asie (Japon). L’intuition de l’unité au fond de la multiplicité. L’exigence de vérité et de qualité (le beau et le bien). L’insertion dans le temps et dans l’histoire, et hors du temps. On trouve ces réflexions dans mes livres : Le Ciel et la Forêt Tome I Au-delà du pluralisme ; Tome II Le christianisme et les autres religions, Dominique Martin Morin 2000. Chrétienté et Démocratie, Pierre Téqui 2003. L’Évangile, le Chrétien et l’Argent, Éditions du Cerf 2004. Les Nations et leur Destin, F.-X. de Guibert 2005. Temps, Histoire, Éternité, Parole et Silence 2006. Christianisme et Croissance économique, Parole et Silence 2008. L’économie et le christianisme, F.-X. de Guibert 2010. L’avenir de la démocratie (Politique I), F.-X. de Guibert 2011. Finance : un regard chrétien, Embrasure 2013. Philosophie de la foi Arjalas Editions 2015. Guide de survie dans un monde instable, hétérogène, non régulé TerraMare 2017. L’euro : vers la fin de la monnaie unique ? TerraMare 2017. La Révélation chrétienne, ou l’éternité dans le temps Artège Lethielleux 2018. Principales associations et assimilables : Président d’Alba Cultura (rendre l’art présent dans les prisons et autres lieux clos) ; Vice-président puis Trésorier de la Fondation pour l’École (soutien à l’enseignement libre hors contrat) ; Président de la Commission Éthique financière des Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens (EDC) ; Président de l’Amicale des Ardéchois de Paris ; Membre de l’Académie catholique ; Commandeur de l’Ordre équestre du Saint-Sépulcre de Jérusalem (soutien aux Chrétiens de Terre Sainte). Association des économistes catholiques. Association des écrivains catholiques ; Association des écrivains croyants. Blog personnel : http://www.pierredelauzun.com
Jacques Bichot : “Les retraites ont besoin d’une réforme systémique, mais laquelle ?”
Article de Jacques Bichot publié le 21/04/2018 sur Économie-Matin De retour du colloque organisé au Sénat sur la réforme des retraites, où l’on m’avait demandé d’intervenir, je suis frappé par le peu de place que les intervenants, dans leur majorité, accordèrent à la démographie et à l’investissement dans la jeunesse. Il me semble donc utile de rappeler, comme je l’ai fait au Sénat, mais de façon plus organisée qu’au cours d’une table ronde, la façon dont fonctionnent les retraites par répartition, au-delà des artefacts juridiques, et la nécessité pour le législateur de comprendre et respecter ces réalités économiques finalement assez simples. L’utilisation du mot « réforme » La loi a été utilisée à diverses reprises pour modifier des paramètres de gestion des régimes, tels que les âges de la retraite et le nombre de trimestres nécessaires pour accéder au taux plein. C’est une erreur. La gestion doit être laissée aux gestionnaires, qui doivent être responsables, et donc sanctionnables. Le Législateur, lui, n’étant pas sanctionnable, ne doit pas prendre des mesures qui relèvent de la gestion courante. Les partenaires sociaux n’ont heureusement pas besoin de la loi pour modifier la valeur de service du point ou son prix d’achat, c’est-à-dire accomplir des actes de gestion courante. La loi devrait être réservée aux réformes dites « structurelles », comme le remplacement de plusieurs régimes par un seul. Une absence de taille dans le projet de réforme actuel Ce projet prévoit à terme un seul régime par répartition, le même pour tous les Français, au lieu de 3 douzaines. Dans ce régime unique, disons France-retraite, les droits à pension seraient représentés par des points : soit des points analogues aux points ARRCO, soit des euros notionnels, forme particulière de points, dont le prix d’achat sera invariant : un euro de contribution donne un euro sur le compte notionnel. Mais le mode d’attribution des droits à pension envisagé n’est pas correct. Il semble en effet que l’attribution des points restera basée sur les cotisations vieillesse, lesquelles servent à payer les pensions actuelles conformément à la formule « pay-as-you-go », alors qu’elle devrait être rendue cohérente avec le théorème de Sauvy : « nous ne préparons pas nos pensions par nos cotisations, mais par nos enfants ». Un seul régime par répartition Un régime unique implique que la même formule de calcul des points soit utilisée pour tous les assurés sociaux. Cela ne veut pas dire que tous seront clients de la même institution : chacun pourra choisir celle qu’il préfère, par exemple parce qu’elle s’occupe aussi de produits complémentaires : retraite par capitalisation, fourniture de rente viagère contre un versement monétaire ou un bien immobilier, assurance dépendance, complémentaire santé, épargne salariale, et différentes formules de prévoyance. Le régime France-retraite sera moins généreux que beaucoup de régimes spéciaux. Cela ne veut pas dire que les cheminots, par exemple, n’auront rien de plus que les salariés du privé, mais que ce qu’ils auront en plus relèvera de la capitalisation. N’importe quelle entreprise ou administration pourra de même organiser pour ses salariés une retraite complémentaire fonctionnant en capitalisation. Choisir plutôt des points de type ARRCO-AGIRC que des comptes notionnels Pourquoi importer une formule suédoise alors que les partenaires sociaux français ont adopté une formule qui marche bien et qui est familière à 80 % des Français ? D’autant que le compte notionnel présente un grave inconvénient : il supprime une variable de commande, à savoir le prix d’achat du point (un euro-point est toujours payé un euro-monnaie). La gestion de l’AGIRC-ARRCO a montré qu’il est très utile de pouvoir modifier ce paramètre. La répartition actuelle est un monstre économique. Il faut rendre le droit des retraites par répartition cohérent avec la réalité économique La formule de Sauvy déjà citée, « nous ne préparons pas nos retraites par nos cotisations, mais par nos enfants », est irréfutable. Dans le courant des années 1970, quand au baby-boom a succédé une fécondité inférieure à 2 enfants par femmes, Sauvy a poussé un cri d’alarme signifiant : « aïe, aïe, aïe pour nos retraites ». Claude Sarraute, dans Le Monde, a écrit en substance : « Cet illustre démographe radote, je paie mes cotisations, j’aurai droit à ma pension ». Sauvy, qui venait de liquider sa pension, lui a répondu à peu près ceci dans le même quotidien : « Madame, vous cotisez, je vous en remercie, car on me donne votre cotisation, ainsi que quelques autres, ce qui me permet de bien vivre. Mais quand vous serez vieille, moi je serai mort, et je ne vous rembourserai rien ! En revanche, les enfants qui naissent aujourd’hui cotiseront pour que vous ayez une pension. Et ça marchera mieux si ces enfants sont nombreux et bien formés que s’il y en a peu et qu’on ne leur apprend pas grand-chose. » Le président de la République, dans son interview au JT de TF1 il y a quelques jours, a repris (sans le citer) la première moitié du théorème de Sauvy : il a reconnu que les cotisations vieillesse ne préparent pas, économiquement, les pensions de ceux qui les versent. Malheureusement, il n’a pas abordé la seconde moitié du théorème : celle qui dit que les pensions futures, en répartition, sont préparées par la mise au monde et l’éducation des enfants. Cette lacune est très regrettable, car ce que le Législateur devrait faire, c’est transposer sous forme juridique cette réalité économique. S’il le fait, la France aura adopté pour elle-même et apporté au monde entier la bonne formule de retraite par répartition. S’il ne le fait pas, ce sera une belle occasion manquée. Concrètement, comment faire pour que le droit des retraites par répartition devienne cohérent avec leur fonctionnement économique réel ? Comme la capitalisation, la répartition se prépare en accumulant du capital. La différence est simple : dans un cas il s’agit du capital physique et technologique (des infrastructures, des bâtiments, des machines, des brevets), et dans l’autre cas il s’agit du capital humain. Il n’y a aucune opposition entre capitalisation et répartition, mais complémentarité comme entre les machines et les hommes. Il serait donc juste d’accorder les droits à pension dans un régime par répartition au prorata de ce que chacun ... Lire la suite
Jacques Bichot – La réforme des retraites : quelle réforme ? – Interview vidéo
Article Jacques Bichot Interview de Jacques Bichot par Hugues de Jouvenel, en marge de la table ronde de Futuribles International du 6 mars 2018.
Le Quotient familial, cet incompris
Article Jacques Bichot À l’initiative du député Guillaume Chiche, la commission des affaires sociales de l’Assemblée a publié un projet de rapport proposant la suppression du quotient familial (QF), mode de calcul de l’impôt sur le revenu (IR) adopté quasiment à l’unanimité par le Législateur le 31 décembre 1945. Initiative individuelle d’un député agissant de son propre chef ou en service commandé depuis l’Élysée, le projet a heureusement été enterré. Pour l’instant. Le co-rapporteur républicain, Gilles Lurton, a refusé de signer ce rapport, qui n’a donc pas été adopté, mais qui semble devoir être repris par la majorité LREM. Si le dispositif proposé, à savoir le remplacement du QF par une prestation intitulée « protection sociale des familles », est adopté par les prochaines lois de finance et de financement de la sécurité sociale, un dispositif intelligent et juste aura été supprimé, après des mutilations successives, victimes de préjugés devenus en quelque sorte des dogmes « politiquement correct ». Une erreur grossière Le sort funeste du quotient familial est la conséquence, comme bien d’autres erreurs politiques, d’une incompréhension de sa raison d’être. Ce dispositif fiscal correspond à deux principes de philosophie politique d’importance majeure : 1/ Le contribuable n’est pas une personne, mais un « foyer fiscal », lequel peut évidement être réduit à un seul individu, mais en comporte souvent plusieurs, unis par des liens familiaux qui font de cette « cellule de base de la société », comme on dit parfois, le plus petit des corps intermédiaires constitués par des citoyens. Les membres d’un même foyer fiscal sont réputés mettre en commun leurs revenus, s’il en existe plusieurs, et bénéficier ainsi chacun du même niveau de vie. 2/ L’IR a pour objectif de mettre en œuvre le principe constitutionnel énoncé à l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contribution commune est indispensable ; elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. » La traduction concrète du principe énoncé à la dernière ligne de cet article 13 est la formule : « à niveau de vie égal, taux d’imposition égal ». Lire aussi : la difficile mesure des inégalités Malheureusement, ces principes ont été perdus de vue. Certains les haïssent, parce qu’ils correspondent à une conception de la famille et de la société qui n’est pas individualiste. D’autres, qui en théorie font l’éloge de la famille, se rallient en pratique aux manières de pensée antifamiliales parce qu’elles sont reprises un peu partout et ne requièrent pas de faire le petit effort intellectuel nécessaire pour imaginer que ce que perçoit un adulte père ou mère de famille n’est pas son revenu à lui, mais le revenu, ou une partie du revenu, de la famille toute entière. La conception individualiste du revenu est plus facile, parce que l’employeur verse un salaire à Mr Dupont, ou à Mme, mais pas à la famille Dupont. Le titulaire d’un revenu est une personne, le bénéficiaire de ce revenu est, dans bien des cas, une entité composée de plusieurs individus – la famille à laquelle appartient cette personne. Ce que perçoit un adulte père ou mère de famille n’est pas son revenu à lui, mais le revenu, ou une partie du revenu, de la famille toute entière. Une fois confondu titulaire et bénéficiaire du revenu, il est naturel de considérer l’IR comme un prélèvement sur l’individu titulaire, et non pas sur le ménage bénéficiaire. La notion de foyer fiscal passe aux oubliettes : le fisc, dans l’esprit de ceux qui ne réfléchissent pas plus loin que le bout de leur fiche de paie, ou qui souffrent d’un complexe antifamilial, ne doit connaître que l’individu titulaire du revenu. Tout mode d’imposition qui a pour effet de fournir au fisc moins que ce qui lui reviendrait si la personne considérée était célibataire sans enfant à charge est dès lors réputé produire une réduction d’impôt. Ainsi s’instaure le mythe des réductions d’impôt procurées par le QF. Dès lors que ce mythe est reçu comme une évidence, une vérité de simple bon sens, le discours sur la croissance des réductions d’impôt avec le revenu se met en route. De « bonnes âmes », les unes simplement dupes de présentations fallacieuses mais faciles à assimiler, les autres par militantisme antifamilial, vont multiplier les démonstrations chiffrées démontrant la croissance de la « réduction d’impôt due au QF » avec le revenu du contribuable. Ces calculs ont beau n’avoir aucun sens, ils sont d’une efficacité redoutable pour convaincre les personnes, majoritaires, qui n’ont pas l’habitude d’analyser les concepts sur lesquels se basent ceux qui leur proposent des résultats chiffrés. La magie du numérique opère, et le citoyen non averti avale l’hameçon avec le leurre qui le dissimule. L’aveuglement de la Droite J’ai compris il y a longtemps à quel point beaucoup d’hommes politiques dits de droite font l’erreur de prendre le QF pour une réduction d’impôt. C’était en 1980, peu avant l’arrivée au pouvoir de l’Union de la gauche. Madame Pelletier, ministre de la famille, voulut faire quelque chose en faveur des familles nombreuses. Redoutant qu’une augmentation des prestations familiales ne soit pas votée par le Parlement, elle proposa – et obtint – l’attribution d’une part complète, au lieu d’une demie-part, pour les enfants à partir du troisième. Lire aussi : impôt sur le revenu : l’effet ignoré de la retenue à la source Consulté, je lui ai fait valoir que le QF ne devait pas être manipulé pour procurer des réductions d’impôt. Elle comprit, me sembla-t-il, mais ne voulut pas renoncer à cette mesure qui passa, en effet, comme une lettre à la poste. Cela montre que, dès cette époque, la droite était dans un état de confusion intellectuelle sur le sujet des rapports entre famille et IR. Elle voulait faire des cadeaux aux familles, dans la lignée paternaliste la plus classique, et non pas établir des règles conformes au principe d’équité fiscale « à niveau de vie égal, taux d’imposition égal ». Si la droite veut reprendre la main en matière de politique familiale, il faut absolument qu’elle ... Lire la suite
L’étude des réalités économiques élémentaires
Article Dominique Michaut En étude des réalités économiques élémentaires, une première précaution évite une erreur initiale de méthode, une deuxième rend possible de rester conceptuellement rigoureux Le prologue auquel je vais renvoyer cite deux Français. Le premier est Paul Valéry. En 1896, une revue lui demanda un compte-rendu de lecture des Éléments d’économie politique pure de Léon Walras, devenu en histoire des idées l’auteur de la magna carta de la pensée économique moderne. Dans ce compte-rendu, Valéry reproche à Walras l’insuffisance de « l’analyse primitive des faits qui doit précéder l’analyse mathématique ». Dans les années 1970, ce qui en sélection d’idées directrices vient peu après la percée de la mathématisation marginaliste en théorie des prix, Paul Fabra, sans alors savoir qu’il reprenait presque mot à mot un verdict de Paul Valéry, prévient : « [en économie politique] l’usage des mathématiques doit être précédé d’une analyse serrée des concepts utilisés. Si ceux qu’on emploie sont inconsistants, on aura beau développer toutes les équations qu’on voudra, on aboutira à des résultats incohérents. » On s’éloignera de la deuxième précaution à prendre : extraire des concepts recevables en logique des ensembles finis à partir des notions de marchandise, de capital, de travail, de rentabilité et de productivité, entre autres. On entretiendra l’incapacité de professeurs et de chercheurs à voir pourquoi le traitement marginaliste du problème de la cherté est scientifiquement irrecevable. Suite, dont nota bene sur régulation et réglementation
La première société de ce genre
Article Dominique Michaut La Société d’Économie Définie (SED) tire son nom d’une particularité méthodologique de l’économie politique qu’elle promeut. La SED, énonce le premier article de ses statuts, a pour objet de contribuer à l’articulation et la diffusion d’une économie politique : a) conçue de façon aussi objective que possible ; b) par emploi de définitions recevables en logique des ensembles finis. À cette fin, poursuit ce premier article, selon le contexte la contribution de la SED met en avant tantôt la notion d’économie objective ou d’économie politique objective, tantôt le concept d’économie définie ou d’économie politique définie, étant entendu que le plus possible d’objectivité passe par des définitions recevables en logique des ensembles finis là où la chose étudiée forme ou tend à former de tels ensembles. Sur le forum des grandes options civilisationnelles, deux conceptions de l’économie ou davantage deviennent frontalement concurrentes lorsque chacune se prête à l’énoncé d’une économie politique de base, à savoir d’un ensemble constitué par un jeu 1) de propositions premières de théorie économique, 2) d’orientations majeures de politique économique. Le devoir civique de l’objectivité économique
Le jeûne économique
Article Bernard Largillier Le jeûne, donc le carême, peut avoir des effets économiques considérables… Ce n’est pas banal ! Voilà cinq jours entiers que je n’ai rien mangé, et je suis en pleine forme. Etonnant ! J’ai encore davantage travaillé aujourd’hui que les autres jours, travail physique, travail manuel, et intellectuel, rédaction d’un texte sur un enjeu important et cet article. Mon épouse avait déjà fait ce jeûne prôné et expérimenté par des naturopathes pour améliorer notre santé. Je ne le croyais pas possible, je n’y croyais pas vraiment. Nous l’avons fait ensemble cette fois-ci, et c’est très simple : boire, et bouillon de légumes à chaque repas. J’avoue ne l’avoir fait qu’après avoir découvert qu’un aïeul mort en 1714 sur les bords du Mississipi, Jacques Largillier, avait gagné sept ans de vie après un jeûne de quarante jours sévère et sans aucune viande : il venait de recevoir le viatique et l’extrême onction en début de carême ! C’était probablement un solide gaillard, marchand de peaux entreprenant, il était surnommé « Le Castor ». Le père Jacques Marquette, dont la statue est au Capitole, panthéon des grands hommes des USA, est mort dans ses bras. Il s’est senti miraculeusement guéri de la même typhoïde que celle qui a emporté Marquette. Du coup il a vendu tous ses biens, est devenu frère jésuite et s’est consacré durant plus de quarante ans à l’oeuvre de Marquette : évangéliser les populations indiennes en leur apportant notre culture. Cette expérience mérite réflexion. Tout d’abord comment se fait-il qu’on connaisse une excellente recette pour la santé depuis des siècles et qu’elle n’ait pas été transmise ? Comment se fait-il que notre médecine si avancée en fasse abstraction et continue à faire croitre les piluliers si coûteux ? Abstinence de toute viande, de sucre, même de légumes et de fruits. D’abord on n’a pas à les acheter, on consomme et dépense moins. Mais c’est aussi une réduction drastique des risques de diabètes dont les désagréments et le coût peuvent s’effondrer. C’est toute la santé qui est remise en cause. Il semble bien que nous ayons beaucoup à découvrir en nous rapprochant de la nature. On pratique déjà le jeûne en oncologie. Toute la santé, c’est moins de rhumes, moins d’allergies, moins de consommation médicale, quasiment pas de médicaments sauf applications très précises, et, meilleur moral pour tout le monde. Que voulez-vous de plus ? Economiquement parlant, c’est aussi moins de dépressions dont le coût considérable n’est pas évalué ! Faire la promotion du jeûne (… et donc du carême) et de ses vertus n’est-il pas puissamment économique ? Assurément le jeûne a une incidence économique réelle au niveau personnel et familial. Il peut donc en avoir une carrément exponentielle pour la population et pour un pays. Finalement, il apparaît de plus en plus clair que le développement économique est absolument inséparable de l’évangélisation. L’histoire le montre et le prouve depuis des siècles et on l’oublierait ? La mission Jolliet-Marquette de 1773 était de dire si le Mississipi coulait vers le sud ou vers les Indes, mission économique par nature. La mission est revenue avec la réponse. Mais c’est le père Jacques Marquette qui en a été l’âme et qui est resté dans l’Histoire comme l’un des pionniers fondateur des USA. Il a joint l’évangélisation au développement économique, condition du développement de notre civilisation. Alors prônons activement le jeûne, si ce n’est par foi, au moins par amour de la vie pour la prolonger et prendre soin de soi, et… par souci économique. Bernard Largillier Le-santenaire.com AEC – EDC Ancien administrateur d’hôpitaux publics et privés Ancien administrateur de CPAM, CARSAT et CAF
Le discernement des équités économiques réalisables
Article Dominique Michaut C’est d’abord par des évitements que l’économie politique strictement définie conduit au discernement des principales normes d’équité des échanges marchands. Les échanges marchands auraient en commun une fatalité qui les rendrait toujours inéquitables. Au contraire, les échanges marchands seraient régis par une loi économique qui les rendrait toujours équitables. L’économie politique strictement définie se garde de ces généralités et d’autres trop hâtives. Elle attend d’avoir accumulé de quoi démontrer ce que sont et ne sont pas les équités que le système des échanges marchands peut établir. L’air du temps n’incline pas jusqu’à présent à cette patience. Dans notre héritage culturel, il y a la croyance encore très répandue en un unique déterminant des valeurs d’échange marchand, voir ce qui se dit le plus spontanément dès qu’il est question de prix. Il y a également la conviction, elle aussi très répandue, que les marchés ne produisent pas la cohésion sociale dont l’économie a pourtant besoin pour bien fonctionner. N’excluons pas qu’il faille en arriver à rompre complètement tant avec le monisme de la valeur d’échange marchand qu’avec la déploration sur la cohésion sociale pour dégager quelles sont les principales normes d’équité dont la pratique concurrentielle des échanges marchands est grosse. Cherchons à la lumière de conditions concrètement réalisables, sans préjuger qu’une définition abstraite de l’équité économique soit à placer au point de départ de cette recherche. Suite
Les 80-20 appliqués au système économique
Article Dominique Michaut La distribution statistique des 80-20 a été théorisée par le sociologue et économiste italien Vilfredo Pareto, dans les années 1890, à partir d’investigations sur la fiscalité. Le plus gros du produit des impôts, typiquement 80 %, provient d’une petite partie des contribuables, typiquement 20 %. Pour beaucoup d’entreprises, il est très fréquent que le plus gros du chiffre d’affaires provienne d’une petite partie des produits vendus et d’une petite partie des clients. Originellement en gestion des stocks et désormais en brassages de données d’une grande variété de sortes, il y a dans ce qui a été tiré de la distribution statistique théorisée par le successeur de Léon Walras à la chaire d’économie politique de l’Université de Lausanne l’analyse ABC. Le principe empirique aussi fréquemment dit des 80-20 que des 20-80 sert également à étayer une conception de l’efficacité, aux origines bien plus anciennes que beaucoup de ceux qui la prescrivent le croient comme en atteste l’adage latin De minimis non curat praetor – le chef ne s’occupe pas de l’accessoire, sous-entendu : parce qu’il se concentre sur l’essentiel. L’essentiel, à la lumière de cette généralité, réside partout dans le petit nombre d’idées qui produisent le plus gros des résultats. L’étude et le pilotage du système économique ne font pas exception. Les considérations premières dont ils procèdent sont particulièrement critiques puisque ce sont elles qui l’orientent dans le domaine qui leur est propre. C’est pourquoi aussitôt que ce propre est défini, il est bon de donner une vue d’ensemble sur le résultat pouvant être obtenu, ainsi que sur la méthode à utiliser. Mon introduction à l’économie définie le fait dans un chapitre où il est question d’abord de huit questions principales puis de l’avenue du plein échange. Les huit questions proviennent du repérage des quatre points cardinaux que se fixe l’économie définie : par ordre alphabétique, la concurrence, l’emploi, la monnaie, les revenus. Dans chacune de ses directions, deux questions principales se posent. Concernant les revenus, la première question est la tendance normale de leur répartition en économie de marché et la seconde l’existence ou non du réglage naturel par le corps social des inégalités de rémunération du travail. Suite
La voie prioritaire de l’économie définie
Article Dominique Michaut Des réalités économiques de base sont reconnues pour ce qu’elles ont d’indispensable lorsqu’autant d’attention est portée à l’existence d’échanges marchands qu’à l’existence conjointe de transferts de termes de ces échanges. Partant de cette reconnaissance, une voie s’ouvre. Primo, de la monnaie sert à exprimer la valeur d’échange de services et de biens ; c’est un fait. Secundo, toute marchandise – désignation générique attribuable aux services et aux biens dont la valeur d’échange est exprimée, même en cas de troc, dans une unité monétaire – toute marchandise est échangeable contre de la monnaie ou de la marchandise ; c’est un fait. Tertio, les avoirs en monnaie et un grand nombre d’autres termes d’échange marchand sont transférables de gré ou de force ; c’est un fait. Prendre prioritairement la voie de l’économie définie consiste à placer ces trois faits au commencement logique de la science économique. Le véritable objet de cette science serait la façon dont les hommes se comportent. Les manuels actuellement en usage ajoutent à cette opinion, qu’ils délivrent au présent de l’indicatif, une considération générale dont ils omettent souvent d’indiquer qu’elle provient de la très subjective théorie hédoniste de la valeur d’échange qu’ils propagent. Dans leurs quêtes de davantage de conforts, les hommes seraient sous l’empire de la rareté, laquelle serait le fin mot de la cherté. Cette théorisation est méthodologiquement insensée. Elle enclenche la faute de raisonnement que constitue une pétition de principe (Économie Matin du 16 février 17). À ce titre, elle est rationnellement irrecevable. Toute approche indéfinie de l’économie n’est qu’apparemment scientifique. Suite
L’astreinte de l’économie politique à la rigueur conceptuelle
Article Dominique Michaut Dès l’école primaire et secondaire comme dans beaucoup de familles, la transmission de la rigueur conceptuelle en économie va bon train, devrait-on pouvoir constater. Les indices du contraire pullulent dans notre culture générale, doit-on hélas constater. L’un de ces indices est le sens qui tend à être attribué à l’appellation « économie politique ». Voir par exemple ce qu’en dit Thomas Piketty en conclusion de son très acheté Capital au vingt-et-unième siècle (Seuil, 2013). Soyons au moins conscients qu’il s’agit d’une déconstruction par de la science en trompe l’œil. Des préceptes de théorie économique d’où découlent des principes de politique économique, c’est cela qu’a été l’économie politique, fort explicitement à partir de la seconde moitié du dix-septième siècle et jusque dans les dernières décennies du vingtième. Et c’est cela dont nous avons encore besoin pour nous adonner en meilleure connaissance de cause à l’art de faire société au moins mal. Ce besoin est d’abord celui d’une économie politique de base, à savoir celle dont les préceptes d’analyse économique qui l’établissent et les principes de politique économique qui en découlent sont assimilables par le plus grand nombre d’électrices et d’électeurs. Voyons que des couperets tombent au nom de la rentabilité et de la productivité, pour n’évoquer que ces deux grands mots du vocabulaire économique. On peut penser que ces instruments sont devenus mieux affûtés. Mais cela ne se peut qu’à force de rigueur conceptuelle alors qu’il est plutôt bien porté de faire comme si elle ne pouvait que rester hors de portée de la plupart des citoyens. Ce qui n’a jamais été démontré et ne le sera jamais ! Suite
Dépense publique : ces (instructives) leçons que pourraient retenir le gouvernement du dernier rapport de la Cour des comptes
Article de Jacques Bichot publié le 8 février 2017 sur Atlantico Le rapport de la Cour des comptes pointe du doigt les fragilités de la loi de programmation des finances publiques. Toutefois, plus que le budget, c’est la gestion qui importera. Atlantico : Le rapport annuel de la Cour des comptes, publié ce 7 février met en cause la stratégie budgétaire du gouvernement actuel en indiquant : « La trajectoire de finances publiques présentée dans la loi de programmation des finances publiques est affectée de nombreuses fragilités », notamment en raison du manque d’efforts consentis à la réduction de la dépense publique. Cette remise en question de la vertu budgétaire, qui a pu être mise en avant par Emmanuel Macron pendant ses premiers mois à l’Elysée, est-elle justifiée ? Peut-on constater un décalage entre le discours volontariste et la réalité des faits ? Jacques Bichot : Il faut se rendre compte que la réduction de la dépense publique dépend moins d’une stratégie budgétaire que d’une stratégie gestionnaire. Le budget, c’est-à-dire les quantités de chiffres fixés par la loi de finances (LF) et la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) est une abstraction ; en exagérant un peu, ces textes multiplient les « Faut qu’on… » et « Y a qu’à … ». La vraie question est celle de la gestion concrète de chaque entité. La Cour ne l’ignore d’ailleurs pas. Parmi les centaines de pages de son énorme rapport, il y en quelques-unes qui concernent un petit établissement médico-social de la région de Saumur, l’hôpital de Longué-Jumelles, qui est principalement un EPADH (établissement pour personnes âgées dépendantes) et secondairement un centre de soins de suite et de soins de longue durée. La Cour régionale des comptes s’y est intéressée la première, ce qui est bien normal pour une structure dont le chiffre d’affaires annuel est seulement de 9 millions d’euros environ, et la Cour (nationale) a repris son diagnostic en détail, probablement parce qu’elle estime que c’est à ce niveau, celui du terrain, que l’on peut vraiment faire avancer les choses. Qu’est-ce qui a été détecté ? Le fait qu’une reconstruction complète entre 2013 et 2016, pour un coût de 26 M€ (quasiment 3 années de frais de fonctionnement), n’a pas diminué mais amplifié le déficit de gestion. Les problèmes avaient été mal diagnostiqués, on a cru les résoudre en faisant un gros investissement, et le but n’a pas été atteint. La Cour relève aussi une comptabilité mal tenue, peu fiable (par exemple, les charges de personnel figurant dans les comptes ne correspondent pas aux emplois effectivement pourvus et aux rémunérations affichées pour chacun d’eux), et des retards de paiement systématiques. Bref, cet établissement semble bien être géré en dépit du bon sens, et l’Agence régionale de santé (ARS) qui devrait veiller au grain, puisque son rôle est notamment de taper sur les doigt des gestionnaires incompétents ou négligents, n’a apparemment pas fait son travail. C’est cela qui est vraiment intéressant dans le rapport de la Cour, parce qu’il s’agit de la vraie vie, de l’un de ces innombrables petits ruisseaux de la mauvaise gestion qui, en définitive, alimentent le fleuve du déficit public. Que les thuriféraires de la présidence de la République et du Gouvernement s’attribuent le mérite d’une légère infériorité du déficit constaté par rapport au défit prévu par la LF 2017, c’est de bonne guerre, et personne n’est dupe : les hommes politiques de tout crin et de tout poil disent toujours, si quelque chose va un peu mieux, que c’est grâce à eux. À cet égard, rappelons-nous la fable de La Fontaine, la mouche du coche qui s’attribue le mérite d’avoir fait repartir le véhicule en bourdonnant aux oreilles des chevaux. Ce dont nous avons besoin, c’est moins de mesures législatives et réglementaires que d’une action de terrain pour redresser ce qui ne va pas, et gérer correctement ce qui était géré à la va-comme-je-te-pousse. En indiquant que l’effort structurel du gouvernement ne se résume qu’à 0.1%, la Cour des Comptes pointe la trop grande dépendance de la stratégie budgétaire à la croissance du pays. Quel est le risque pris par le gouvernement en agissant de la sorte ? Les notions d’effort structurel et de déficit structurel ne sont pas inutiles, mais elles sont difficiles à manier correctement. En effet, comment dire si une meilleure rentrée de tel impôt, grâce à une amélioration des méthodes de recouvrement et à un renforcement des contrôles, relève de l’effort structurel ? Des spécialistes, parfaitement au courant de ce que l’on met sous le terme « structurel », et capable de dire si c’est bien la même chose au niveau européen qu’au niveau de Bercy, peuvent se servir utilement de ces notions. Pour le grand public, pour la majorité des hommes politiques, et même pour la majorité des économistes — tous ceux qui n’ont pas accès aux modalités exactes de calcul de ces agrégats « structurels », ou qui estiment avoir mieux à faire que de passer beaucoup de temps à examiner cette mécanique comptable passablement compliquée sans être forcément pertinente — je crois qu’il n’y a pas grande utilité à ergoter sur un chiffre de 0,1 % relatif à un objet budgétaire difficilement identifiable. Que la Cour des comptes fasse joujou avec ces 0,1 %, libre à elle, mais nous ne sommes pas obligés de considérer cela comme une donnée sûre, significative et importante. Il est autrement utile de savoir quelles mesures prendre pour éviter que se reproduisent de graves erreurs, comme le recours aux emprunts toxiques effectué à grande échelle par un bon nombre de grosses collectivités territoriales et certains hôpitaux — un gâchis dont la Cour nous annonce que, fort heureusement, on commence à voir la fin. La Cour formule également des doutes concernant les résultats à attendre du contrat entre gouvernement et collectivités locales en vue de la réduction des dépenses. Quelles sont les failles de l’entreprise du gouvernement en la matière ? Premièrement, il faudrait que les collectivités territoriales aient comme recettes quasiment exclusives des impôts dûment identifiables par les contribuables : ceux-ci éviteraient de réélire les ... Lire la suite
“Gouverner, c’est aussi sanctionner”, par Jacques Bichot
Article de Jacques Bichot publié le 22 janvier 2018 sur L’Incorrect et le 23 janvier sur Économie-Matin L’affaire de Notre-Dame des Landes restera dans les annales comme un exemples navrant de mauvaise gouvernance. Des centaines de millions d’euros ont été gaspillés, des affrontements ridicules ont eu lieu, des tribunaux ont été stupidement engorgés (plus de 100 procès perdus par les opposants, qui au final ont gagné politiquement), et l’impunité des hors-la-loi s’est étalée au grand jour, contribution supplémentaire à la déshérence de l’autorité dont souffre notre pays, et particulièrement ses banlieues. Je ne suis pas compétent pour dire si ce nouvel aéroport aurait été ou non vraiment utile et rentable, mais que la réponse soit oui ou non il est un fait certain : la conduite de projet a été lamentable. Alors, quels sont les responsables de ce fiasco, et comment les a-t-on sanctionnés ? Une longue liste de fautes politique et administrative jamais sanctionnées Il n’a pas été donné de réponse à la première question, et il est probable que les pouvoirs publics n’en chercheront pas, ce qui signifie qu’il n’y aura pas de sanction. Si les choses se passent effectivement ainsi, ce sera un pas de plus dans une mauvaise direction – une direction dans laquelle la France est hélas très engagée, et cela depuis fort longtemps. Hommes politiques et hauts fonctionnaires peuvent jeter l’argent par les fenêtres, c’est-à-dire gaspiller le travail des Français, en faisant mal le leur, ils n’en supportent que rarement les conséquences. Une soi-disant faute, montée médiatiquement en épingle, comme employer son conjoint en tant qu’assistant parlementaire, ce qui n’a causé de tort à personne, a valu à François Fillon de perdre tout son capital politique, mais de véritables et graves erreurs professionnelles, lourdes de conséquences, sont purement et simplement passées par pertes et profits, sans donner lieu à la moindre sanction : comment croire, dans de telles conditions, que notre pays sera un jour convenablement dirigé et administré ? Rappelons quelques-unes des bévues administratives et politiques dont les responsables n’ont jamais été inquiétés : L’affaire des portiques destinés à faire contribuer les entreprises de transport routier au financement de l’usure des routes nationales par leurs poids-lourds. Le gaspillage s’élève là aussi à plusieurs centaines de millions d’euros, et aucune sanction, semble-t-il, n’a été prononcée. Le fiasco du logiciel Louvois, qui a pourri la vie à beaucoup de familles de militaires, victimes d’erreurs relatives aux traitements et autres éléments de rémunération de nos soldats. Certains n’ont rien touché pendant des mois, d’autres ont trop perçu et, s’ils avaient cru pouvoir dépenser une solde plus généreuse que d’ordinaire, ont dû ensuite rembourser dans la douleur. Là encore, à notre connaissance, ce fut l’impunité pour les responsables de cette monstruosité informatique. L’incurie informatique dont ont été victimes les artisans et commerçants lors de la fusion de leurs régimes de retraite dans le RSI a elle aussi été laissée impunie. La Cour des Comptes avait pourtant mis à jour les responsabilités, ou du moins la principale d’entre elles, une querelle de chefs. Des magistrats, greffiers, avocats et justiciables sont actuellement victimes des box vitrés, ces cages destinées aux prévenus qui ont commencé à être installées dans les salles d’audience de certains tribunaux et que l’on a tout simplement oublié de sonoriser, si bien que la communication entre les prévenus dans leur enceinte de verre renforcé, leurs avocats et les magistrats, est devenue très problématique. Le garde des sceaux est certes un peu sur la sellette, mais cette bévue va-t-elle avoir des conséquences pour ceux qui en sont responsables ? Plus généralement, va-t-on enfin s’occuper de ceux qui, au gouvernement, au ministère mais aussi dans les juridictions et dans les lieux de détention, portent en partie la responsabilité des lenteurs et des dysfonctionnements de la justice, de l’insuffisance des places de prison, et d’une bonne partie de la pénibilité du travail des surveillants ? Bien d’autres erreurs et fautes non sanctionnées pourraient être mises à jour par une étude exhaustive du fonctionnement des administrations, de la haute fonction publique et des instances tant législatives qu’exécutives. Certes, il existe des décisions qui ne peuvent avoir d’autre sanction que le vote des électeurs, mais dans la fonction publique sanctionner par des rétrogradations ou des mises à pied, voire des licenciements pour faute lourde, devrait devenir concevable et, quand ce ne l’est pas, légalement possible. Récompenser ceux qui performent et faire progresser ou sanctionner ceux qui font des erreurs La Chambre régionale des comptes a par exemple découvert qu’à l’hôpital de Quimperlé un médecin chef de service, jugé incompétent et dangereux pour les patients, a depuis 30 ans simplement été dispensé d’exercer ses fonctions, continuant à percevoir ses émoluments, soit 130 000 € de coût annuel pour l’hôpital (Capital du 22 décembre 2017). Quid des directeurs de cet établissement qui ont ainsi gaspillé l’argent des assurés sociaux ? Pour les élus et les dirigeants politiques potentiels — particulièrement les hommes politiques qui exercent certaines responsabilités au sein de partis — des préparations sont souhaitables et réalisables. Il faut en effet que les personnes qui arriveront dans des postes de responsabilité dans des mairies, des départements, des régions, au parlement ou au gouvernement, soient intellectuellement et psychologiquement préparés non seulement à impulser des projets, mais aussi à sévir lorsque cela est nécessaire. Il est agréable de lancer l’étude puis la réalisation d’un nouvel aménagement, d’un nouveau service ; il l’est moins, mais il est tout aussi utile, d’élaguer le bois mort, qu’il s’agisse de projets, de réalisations ou de collaborateurs. Les lois de finances et les lois de financement de la sécurité sociale ne suffisent pas, loin s’en faut, pour redresser les finances publiques ; il faut à tous les niveaux avoir le souci du travail bien fait et de la productivité, c’est-à-dire de la gestion au quotidien et du management des hommes. Ceux-ci n’étant pas des anges, il est utile de récompenser ceux qui performent, de chercher à faire progresser ceux qui font des erreurs ou pas grand-chose, et de les sanctionner si la manière douce ne ... Lire la suite
Disparition du “Courrier d’Aix”: un cas emblématique
Article Laurent Barthélémy Disparition d’un petit journal aixois d’annonces légales, d’articles de fond et de nouvelles locales : l’événement est bien trop mince pour intéresser les économistes et figurer dans les colonnes d’un journal de grande audience. On peut pourtant y voir un effet collatéral caractéristique du matérialisme mondialisé et de la dictature de la finance. Le Courrier d’Aix assurait non seulement la publication d’annonces légales, mais aussi celle d’articles de fond, souvent courts mais toujours denses et de bonne tenue. Ainsi que des actualités locales où chacun pouvait trouver quelque chose d’intéressant en cherchant un peu, sur fond d’ancestrale et picrocholine rivalité entre Marseille et Aix (ou entre Aix et Marseille, allez savoir si vous n’êtes pas né ici). Sans oublier un éditorial en provençal rédigé par le vicaire général de l’Archevêché d’Aix-Arles. Bref, une feuille de chou locale, ancrée dans la vie hebdomadaire de personnes elles-mêmes plus ou moins enracinées dans la vie locale («enracinées» : relire L’enracinement, de Simone Weil : fait partie des œuvres qui méritent d’être lues au moins deux fois). Racines plus ou moins anciennes, notamment celles des transfuges (dont l’auteur de ces lignes fait partie), venant du Nord (de la Loire, ou simplement d’Avignon), qui ont déferlé sur la Provence, avant ou après le TGV Sud-Est. L’initiative du Courrier d’Aix en 1944 revient à un imprimeur local (on en trouve de moins en moins, ce qui révèle également une certaine régression de notre société) dont la descendance a vaillamment pris le relais. Selon le journal, l’arrêt des publications est dû aux difficultés financières engendrées par la baisse de chalandise pour les annonces légales (trustées de plus en plus par les éléphants). Le Courrier d’Aix a mis la clef sous la porte en ce mois de janvier, après l’avoir annoncé à ses lecteurs et abonnés. Minuscule événement à l’échelle de la planète voire à l’échelle nationale (même si ce dernier qualificatif a un sens économique de moins en moins clair). Evénement sans doute dérisoire eu égard aux malheurs et aux difficultés dans lequel notre monde est enlisé. Et pourtant… Quelles que soient les causes, le fait est là. On est probablement en présence du résultat direct des effets conjugués de la pression concurrentielle, des charges croissantes pesant sur les entreprises et du désert que crée progressivement dans le tissu économique et social la course au gigantisme et à la standardisation : pour survivre il faut être de plus en plus gros et conforme à un modèle de «business» (pardon pour le mot) bien précis, d’inspiration anglo-saxonne. Pour prendre trois éminents représentants du versant méridional de la France, il y a là de quoi faire se retourner dans leur tombe Jaurès l’occitan (un coup à gauche), Maurras le martégal et félibre (un coup à droite), et Mistral (pour l’éditorial en provençal). Par ricochet, destruction continue d’un certain art de vivre, que reflétait fidèlement ce journal. Gageons que cette destruction du tissu social et économique est en cours, de façon similaire en d’autres lieux dans l’Hexagone, pas que pour des journaux du type du Courrier d’Aix. La main invisible de Smith et des libéraux extrêmes est à l’œuvre, la «destruction créatrice» chère à Schumpeter aussi, mais le résultat dans ce cas précis est bien inquiétant. Même si, d’après les sources administratives il subsiste encore quelques journaux locaux plus ou moins comparables, au moins pour les annonces légales: L’Agriculteur provençal (Aix), L’Homme de Bronze (Arles). Comme toute science, la science économique se nourrit de faits, et non d’idées. Celui-ci rejoint la cohorte des statistiques. Plutôt que se lamenter il faut se retrousser les manches. Sans doute, mais il n’est pas défendu de faire les deux, si de saluer au passage un témoin d’une époque où le «vivre ensemble» (comme on dit) était sans doute une réalité (pas nécessairement toujours rose) et non une incantation.
“Attaques policières : les conséquences économiques”, par Jacques Bichot
Article publié le 5 janvier 2018 sur Économie-Matin Les récentes agressions de policiers à Champigny, diffusées sur les réseaux sociaux par des « observateurs » qui filmèrent, notamment, les brutalités infligées à une policière jetée à terre, ont attiré l’attention sur un phénomène qui a depuis des années une ampleur effrayante : les outrages et violences à dépositaires de l’autorité. Aux raisons invoquées couramment pour sévir plus sévèrement contre ces crimes et délits, l’économiste peut en ajouter une : les dégâts économiques provoqués par ces actes sont considérables, et engager des moyens accrus pour en diminuer la fréquence et la gravité constituerait en quelque sorte un investissement très rentable. Je m’appuierai pour le montrer sur la partie ad hoc d’une étude sur le coût du crime et de la délinquance réalisée par mes soins en 2016 à la demande de l’Institut pour la justice, et actualisée sur ce point pour tenir compte des dernières données disponibles. Les statistiques officielles Le document dit « état 4001 » qui répertorie mois par mois les crimes et délits commis en France et transmis à la justice par la police ou la gendarmerie (« faits constatés ») comporte deux « index » consacrés à notre sujet : l’index 72 pour les « outrages à dépositaires de l’autorité », et l’index 73 pour les « violences à dépositaires de l’autorité ». Le mois le plus récent pour lequel nous disposons des données, novembre 2017, comporte 2 112 outrages recensés et 2 625 violences recensées. Ces chiffres sont assez représentatifs de ceux dont on dispose depuis plusieurs années, qui correspondent à des ordres de grandeur annuels d’environ 25 000 outrages et 30 000 violences. Le nombre réel de ces méfaits est certainement supérieur, car la justice n’est pas saisie chaque fois qu’un policier se fait insulter par un « jeune » ou reçoit une pierre qui ne lui fait qu’un bleu. La réalité dépasse probablement davantage la fiction statistique en ce qui concerne les outrages, car à quoi bon déranger pour quelques insultes un procureur qui, ayant à poursuivre de nombreux faits nettement plus graves, classera évidemment le dossier ? La théorie de la vitre cassée On sait pourtant, à partir de ce qui s’est passé à New-York et dans d’autres agglomérations américaines, que le bon moyen pour faire baisser la délinquance est de ne rien laisser passer – c’est-à-dire, selon l’image devenue classique, de sanctionner tout délit, y compris un simple bris de vitre. La délinquance diminue quand le sentiment d’impunité s’estompe ; or ce sentiment s’instaure et devient une seconde nature dès lors que de petits délits, de simples « bêtises », sont en pratique admis par les autorités policières et judiciaires. Le montant du préjudice Nous avons estimé en 2016, « à la louche », que les dommages infligés aux policiers, gendarmes et magistrats par ces outrages et violences s’élèvent à environ 130 M€ par an. Ce n’est pas rien, mais c’est très peu au regard des dégâts produits par l’atteinte à l’état de droit que représentent ces agressions verbales et physiques contre les représentants de la loi. En effet, la fréquence de ces agressions dans certains quartiers et certaines circonstances (manifestations, notamment) cause un tort important à l’ensemble des citoyens. Cette gabegie, jointe aux attentats terroristes, entraîne par exemple, selon certaines estimations, un million de séjours touristiques en moins ; ce sont ipso facto 750 M€ qui manquent au PIB. Mais ceci est bien peu au regard des conséquences qu’ont sur une partie importante de la population le comportement de certains « caïds » et de leurs séides qui se moquent éperdument (et visiblement) des forces de l’ordre. Combien de millions de personnes donneraient volontiers 1 000 € par an pour ne pas vivre dans la peur de ces délinquants auxquels les représentants de la loi ne font absolument pas peur ? Un résident sur dix paraît une estimation raisonnable. Cela signifie que le sentiment d’insécurité engendré par la déliquescence de l’état de droit que manifestent l’irrespect et l’agressivité à l’égard des forces de l’ordre nous coûte au moins 6 Md€ par an. Augmenter le budget des forces de l’ordre et la justice pourrait être très rentable Je me méfie un peu du concept de bonheur national brut, mais il est quand même intéressant pour étudier ce genre de problèmes. Une reprise en main des voyous qui humilient les défenseurs de l’état de droit produirait certainement une augmentation du bonheur national brut de plusieurs milliards d’euros chaque année. Si nous devions pour cela dépenser un ou deux milliards de plus annuellement pour nos gendarmes, policiers, magistrats et gardiens de prison, l’opération aurait un taux de rentabilité tout-à-fait sympathique. Bien entendu, il ne s’agit pas seulement d’augmenter les budgets, cela serait un gaspillage si l’on ne donnait pas « en même temps » aux forces de l’ordre les conditions juridiques et psychologiques requises pour exercer plus efficacement leur métier. Si les « dépositaires de l’autorité » qui sont au contact des malfrats ne sont pas complètement soutenus par les autres dépositaires de l’autorité, ceux qui ne reçoivent ni insultes ni crachats ni coups de boule, ni pavés ni cocktails Molotov, les milliards dépensés en plus ne serviront à rien. Powered By EmbedPress
PACTE : 5/1/2018, Une heureuse initiative du gouvernement, concernant l’objet social des entreprises. Pourquoi pas la SOSE ou la SCS
Article Laurent Barthélémy Le gouvernement Philippe vient de terminer la consultation préalable sur le Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (PACTE) et lance les initiatives nécessaires, en vue d’un projet de loi au printemps 2018: PACTE 2018. Une consultation publique en ligne est prévue à partir du 15 janvier. Les travaux préparatoires incluent une mission « Entreprise et intérêt général » confiée le 5 janvier dernier à Nicole Notat (fondatrice de Vigeo désormais Vigeo-Eris) et Jean-Dominique Sénard président du groupe Michelin: mission Notat-Sénard. Cette mission s’inscrit dans le thème n°2 du PACTE : «Partage de la valeur et engagement sociétal des entreprises». On ne peut que saluer cette attention portée au rôle sociétal de l’entreprise. Ce n’est pas le lieu de gloser sur la différence entre rôle et responsabilité (RSE), même si elle est grande, ni entre bien commun et intérêt général (même si elle est abyssale : l’intérêt général est toujours le résultat d’un calcul d’optimisation et d’un compromis, même s’il suppose de sacrifier des intérêts particuliers audit intérêt général ; le bien commun est un ensemble de conditions permettant à chacun d’atteindre son bien particulier (matériel, moral, spirituel). Le bien commun est supérieur aux biens particuliers (individu, famille, entreprise, autres corps intermédiaires) sans s’y opposer ; ils sont reliés par une causalité réciproque.) Ne pas confondre non plus avec les biens communs, qui sont des biens matériels publics et non privés (pour faire simple). La mission ne semble pas faire l’unanimité entre les ministères concernés ni avec les parties prenantes notamment patronales (Pierre Gattaz aurait qualifié une évolution de la notion d’objet social de : «boîte de Pandore juridique»). On risque bien de voir ressurgir le vieil antagonisme « shareholder/stakeholder », en d’autres termes la thèse de Friedman (« La responsabilité sociale de l’entreprise est d’augmenter son profit etc. », célèbre article du NYT Magazine du 13/09/1970) contre celle de la RSE (responsabilités sociétales et environnementales, pas qu’économiques) des entreprises. Ou, sous une autre forme, la difficile conciliation entre liberté économique (au sens libéral du terme) et bien commun: cf le colloque 2016 de l’AEC https://presses-universitaires.univ-amu.fr/liberte-economique-bien-commun Cette initiative est d’autant plus intéressante qu’elle saisit quelque chose qui est dans l’air du temps. En effet, nous allons voir que la réflexion sur l’objet social et le rôle de l’entreprise a produit des résultats intéressants ces dernières années. D’autant plus intéressant que ce ne sont pas la simple répétition psittacique (pour le sens de ce mot voir Tintin et Milou) en français de doctrines (excellentes au demeurant) venues d’Outre-Atlantique. C’est l’occasion de pousser les idées (concrétisées de façon assez limitée jusqu’à présent) de SOSE (société à objet social étendu) et de SCS (société de capitalisme solidaire), dues respectivement à Segrestin-Hatchuel-alii et à Villechenon, dont j’ai proposé une recension dans mon article AEC de novembre: Une évolution du droit des entreprises vers le bien commun ou la RSE?
Jacques Bichot : Comment réussir le prolongement de la vie active ?
Article de Jacques Bichot publié le 4 décembre 2017 sur Économie-Matin Un professeur à l’université de Turin, Pietro Garibaldi, a fait le 30 novembre, au colloque du COR (Conseil d’orientation des retraites), une communication remarquable, mais déprimante, sur un effet pervers du relèvement de l’âge de la retraite en Italie : tenues de garder leurs « seniors », les entreprises italiennes embauchent beaucoup moins de jeunes, si bien que malgré leur nombre plus que modeste, ceux-ci souffrent d’un chômage épouvantable. La démographie italienne est catastrophique depuis le milieu des années 1980 : pour un pays dont la population est approximativement aussi nombreuse que celle de la France, moins de 600 000 naissances par an depuis 1985 (contre un million en 1965 !) et seulement 474 000 (face à 608 000 décès) en 2016. Nés dans les années 1990, les jeunes Italiens se présentent aujourd’hui et depuis plus d’une dizaine d’années sur le marché du travail à raison de 550 000 par an environ, au lieu d’à peu près 750 000 en France. Quant aux Italiens qui arrivent à l’âge de la retraite, nés dans les années 1950 ils appartiennent à des classes d’âge de 850 000 approximativement : l’Italie, comme la France, a connu son baby-boom. Dans ces conditions, les jeunes devraient être accueillis à bras ouverts par les employeurs, comme étant rares et donc précieux ! Or, ce n’est pas du tout ce qui se passe. 37 % des personnes de moins de 25 ans sont au chômage en Italie contre 24 % en France, 19 % en moyenne européenne, et 7 % en Allemagne. Pourquoi ce chômage incroyable de la jeunesse ? Une première raison peut être cherchée du côté de l’immigration, nettement plus importante qu’en France : le nombre d’étrangers présents en Italie est passé d’un peu moins de 2 millions en 1990 à un peu plus de 5 millions en 2016, en dépit de très nombreuses naturalisations (jusqu’à 178 000 en 2015). Mais la concurrence des entrées d’immigrés sur le marché de l’emploi italien n’explique pas tout : Pietro Garibaldi montre que la prolongation des carrières professionnelles constitue un facteur statistique très important. Essayons de décrypter ce phénomène. Il résulte vraisemblablement d’une conjonction de facteurs. Citons en premier lieu l’atonie économique d’un pays vieillissant, dont les entreprises veulent bien conserver leurs travailleurs âgés, parce qu’elles les connaissent et parce qu’ils ne sont plus là pour très longtemps, alors qu’un jeune, en cas de diminution des commandes, devrait être licencié. Deuxièmement, garder un « vieux » une année de plus, c’est comme embaucher en CDD d’un an, avec l’avantage de bien connaître celui dont on s’assure ainsi les services. Troisièmement, les immigrés, quel que soit leur âge, sont souvent moins exigeants. Quatrièmement, les femmes étant peu mobilisées par des grossesses et des responsabilités parentales se portent davantage sur le marché du travail. Cinquièmement, et nous arrêterons là une liste qui pourrait évidemment être prolongée dans une étude plus détaillée, les jeunes les mieux formés n’ont pas tous envie de rester en Italie, loin s’en faut : une forte proportion d’entre eux prend la direction de l’étranger, laissant derrière eux des contemporains moins employables. Ainsi le recul de l’âge de la retraite est-il dramatique dans un pays où la démographie est en berne, où l’économie est peu dynamique et où l’immigration est forte. De plus la situation risque d’empirer, ou du moins de ne pas s’améliorer, en raison d’effets cumulatifs : moins l’emploi sera bon, plus les jeunes convenablement formés s’expatrieront, moins la production progressera, moins les couples auront le cœur à mettre des enfants au monde, plus il faudra relever l’âge de la retraite et donc moins les jeunes restés au pays trouveront du travail. Que faire ? Pour sortir de ce cercle vicieux il convient probablement de ne pas exagérer la vitesse de relèvement de l’âge de la retraite, de freiner le plus possible l’immigration, d’agir énergiquement en faveur de la natalité, et d’améliorer au maximum l’employabilité des jeunes – à cet égard, le système italien de formation initiale, comme son homologue français, a sans doute bien des progrès à accomplir. La France diffère de l’Italie surtout sur un point : la natalité, bien que décroissante depuis 3 ans – nous activons régulièrement la sonnette d’alarme à ce sujet – n’y est pas aussi catastrophique qu’au sud des Alpes. Il sera un peu moins difficile chez nous de réaliser le maintien au travail des seniors sans sacrifier l’emploi des jeunes, mais cela ne veut pas dire que ce sera facile. L’amélioration de la formation, initiale et continue, le freinage de l’immigration et le renforcement de la politique familiale sont des directions à emprunter dans notre pays comme en Italie. Si nous n’agissons pas sur ces trois leviers avant que la situation ne se dégrade trop, le maintien des seniors au travail en moyenne quelques années de plus, qui devrait être une des grandes évolutions des dix ou 20 prochaines années, débouchera sur des drames analogues à ceux que vivent nos voisins du sud, et particulièrement ceux d’entre eux qui devraient faire leur entrée dans la vie active et se heurtent à une porte, sinon verrouillée, du moins à peine entrouverte. Powered By EmbedPress
Les trois sources occidentales de la RSE (responsabilité sociétale de l’entreprise): DD, CSR, DSE
Article a été publié initialement sur mon blog Hyperion LBC_ les trois sources occidentales de la RSE Henri Bergson publiait en 1932 «Les deux sources de la morale et de la religion», où il opérait quelques distinctions restées célèbres, reprises depuis par d’autres penseurs : appel et obligation, société ouverte et société fermée, etc. Notre sujet n’est pas totalement déconnecté de ce monumental ouvrage, notamment via la morale, entre-temps rebaptisée «éthique». Quoi faire pour bien faire ? Morale (ou éthique) de responsabilité en l’occurrence, par opposition au conséquentialisme/utilitarisme ou à la déontologie/morale de conformité. Nous éviterons cependant de paraphraser l’auguste maître ; nous nous contenterons ici, par l’observation, de nous pencher sur ce qui apparaît bel et bien comme trois sources principales et nettement distinctes de la notion de «responsabilité sociétale de l’ entreprise» : le développement durable, l’éthique anglo-saxonne des affaires (business ethics) et, last but not least, la doctrine sociale de l’Eglise catholique. Les trois fleuves majestueux issus de ces sources se mélangent-ils vraiment à leur confluent, qui est l’entreprise ? Au fait : pourquoi «occidentales» dans le titre ? Parce que la RSE traite de la place et de l’influence de l’entreprise dans la société, et la vision japonaise ou indienne de l’entreprise ou de la société n’est pas la même que la vision occidentale, même si à tort ou à raison celle-ci a largement influencé le reste du monde. La RSE est avant tout un produit (ou un contre-poison) du capitalisme libéral financier. Qu’est-ce que la RSE (responsabilité sociétale de l’entreprise) ? Selon le Livre vert RSE de l’Union Européenne (2001 légèrement reformulé en 2011) il s’agit d’un «concept dans lequel les entreprises intègrent les préoccupations sociales, environnementales, et économiques dans leurs activités et dans leurs interactions avec leurs parties prenantes sur une base volontaire.» Selon la recommandation ISO 26 000: c’est la «responsabilité d’une organisation vis-à-vis des impacts de ses décisions et de ses activités sur la société et sur l’environnement, se traduisant par un comportement transparent et éthique qui : – contribue au développement durable, y compris à la santé et au bien-être de la société, – prend en compte les attentes des parties prenantes, – respecte les lois en vigueur et est compatible avec les normes internationales, – est intégré dans l’ensemble de l’organisation et mis en œuvre dans ses relations.» L’ISO 26 000 aborde la question de la RSE selon sept axes principaux : – la gouvernance de la structure – les droits de l’humain – les conditions et relations de travail – la responsabilité environnementale – la loyauté des pratiques – les questions relatives au consommateur et à la protection du consommateur – les communautés et le développement local. Quant à l’investisseur socialement responsable (ISR), il investit par définition dans des entreprises ayant des pratiques et des ambitions RSE (triple bottom line), en général en se référant à des critères d’évaluation ESG (environnemental- sociétal- gouvernance). On discerne d’entrée de jeu les clivages qui traversent les différentes approches de la RSE : – déontologie et conformité à des standards (par exemple aux attentes du développement durable et à des normes qui se veulent universelles), dans une démarche de progrès continu ; – responsabilité et valeurs, avec la notion d’entreprise responsable sur une base volontaire et selon des critères qui ne sont pas nécessairement universels et explicites ; – utilitarisme et conséquentialisme (évaluer ses comportements et ses actes en fonction des conséquences). Les trois éclairages ne s’excluent pas mutuellement, mais selon les approches l’un prévaut sur les deux autres. Mercure, messager des dieux, dieu du commerce (© musée Vivant Denon de Chalon sur Saône) 1/ La source «Développement durable» (DD) L’idée selon laquelle nous avons des devoirs vis-à-vis des générations futures est tout sauf nouvelle ; de même que celle selon laquelle nous héritons d’une Terre occupée et travaillée, pour le meilleur et pour le pire, par les générations qui nous ont précédés. Le lien entre les deux s’appelle la Tradition (tradere = transmettre). Il suffit pour s’en convaincre de contempler un paysage, dont pas un mètre carré n’a échappé au travail humain (haies, restanques etc.), ou bien des monuments ayant résisté aux outrages du temps. Aujourd’hui encore, éviter de faire peser (en vivant à crédit) sur la tête d’un nouveau-né, dès son premier souffle, un endettement qu’une vie entière ne suffira pas à éponger, reste une préoccupation majeure, sinon de nos gouvernants ou des puissances financières dont ils subissent l’influence croissante, du moins de la plupart d’entre nous. Mais cette notion de responsabilité envers les générations futures a été formalisée magistralement par Hans Jonas dans son «Principe Responsabilité », 1979, qui, soit dit en passant, voulait faire pièce au «Principe Espérance» d’Ernst Bloch (paru en RDA entre 1954 et 1959). Le célèbre Rapport Bruntland 1987 reprend cette idée et commence à la transformer en action politique : «Le développement durable doit permettre de satisfaire aux besoins du présent sans remettre en cause la capacité des générations futures à satisfaire les leurs» (Gro Harlem Brundtland, rapport à l’Assemblée Générale des Nations Unies, 1987). Transposé dans le contexte de l’entreprise, le concept de développement durable se réfère à la façon dont celle-ci intègre les préoccupations environnementales, sociales/sociétales et économiques à ses valeurs, à sa culture, à sa stratégie et à ses activités par un comportement transparent et responsable. Noter que la notion de développement durable est lourde de présupposés : elle remplace la notion de progrès, désormais suspecte, par celle de développement, et estime que l’espèce humaine est capable d’organiser durablement son futur. On peut y voir aussi une réaction forte à l’inversion perverse du capitalisme financier, où l’argent va aux entreprises potentiellement rentables, qui stimulent l’appétit de consommation sans nécessairement satisfaire correctement les besoins fondamentaux. De là, l’image des trois cercles harmonieusement intersécants. Un coup d’œil sur quatre représentations différentes du même concept montre, même sans être un expert en psychologie cognitive, comment elles peuvent nous influencer : les présupposés véhiculés par ces quatre schémas (et il y en a bien d’autres) ne sont pas du tout les mêmes ! Nous avons traité ce sujet plus en profondeur dans un ... Lire la suite
Jacques Garello : “Quel gouvernement aura le courage de réformer les retraites ?”
Qui osera réformer la retraite pour passer de la répartition à la capitalisation ? La retraite par points proposée par Emmanuel Macron va-t-elle dans le bon sens ? Article publié sur Contrepoints le 31 mai 2017. Durant la campagne présidentielle, la question des retraites n’a été abordée que de façon fragmentaire et imprécise. Deux positions ont été avancées : repousser l’âge de la retraite (Fillon), mettre en place une retraite par points (Macron). L’une et l’autre ne règlent rien à terme. Quel gouvernement en viendra-t-il à la seule solution : amorcer la transition vers la capitalisation ? Retraités pendant trente ans Au début du mois, l’INSEE présentait une projection sur l’évolution de la démographie française et en concluait que l’écart se creuserait dramatiquement entre le nombre de ceux qui payent et alimentent les caisses de leurs cotisations et le nombre de pensionnés que lesdites caisses doivent prendre en charge. Le lendemain, le COR en tirait les conséquences financières : augmenter les cotisations, ou diminuer les pensions, ou les deux. En France, le recul de l’âge de la retraite est considéré comme la meilleure façon d’ajuster un système par répartition : l’individu est plus longtemps cotisant, et moins longtemps retraité. On oublie seulement une chose : on se fait plus vieux. L’espérance de vie d’un homme de 60 ans sera en 2060 de 30 ans (29,7) alors qu’on l’estimait à seulement 28 ans en 2010. La population des plus de 70 ans va croître de 8,4 millions d’individus d’ici à 2070. Du côté des cotisants, les choses ne s’arrangent pas. Même si la durée de vie active se prolonge parce qu’on retarde l’âge de la retraite, le nombre d’actifs ne cesse de diminuer. D’une part, la fécondité s’essouffle, d’autre part, l’immigration se ralentit. De la sorte, la proportion actifs / retraités ne cesse de diminuer. Autour de 4 actifs pour un retraité il y a 40 ans, nous voici maintenant à 1,9 actif et dès 2060 on en sera à 1,5 actif pour 1 retraité. Paradoxalement le taux d’activité des Français de 15 à 64 ans sera plus élevé mais comme ils seront moins nombreux la charge des cotisations sera plus lourde car les retraités, eux, seront encore plus nombreux. Les faux semblants de la retraite par points Avec beaucoup de discrétion, le Président s’est déclaré en faveur de la « retraite par points ». Il a évoqué une première réforme : « un euro cotisé sera un euro de retraite pour tous les salariés », quel que soit leur régime. Voici la promesse, assez audacieuse, de mettre fin à des régimes spéciaux qui font que certains versent un euro pour en recevoir deux (cheminots par exemple) tandis que d’autres versent un euro pour en recevoir un demi. Mais comment faire avaler la pilule aux millions de privilégiés ? Une autre réforme est « systémique » : la retraite par points (adoptée par les Allemands en particulier) qui permet de capitaliser des points sur un compte retraite et d’acquérir ainsi des droits à pension. Mais quelle sera la valeur du point au moment du départ à la retraite ? Nul ne le sait a priori, même si ladite valeur peut être connue à chaque instant, et décider le futur pensionné à accélérer ou ralentir ses versements en fonction de sa situation et de sa position. En fait, on est toujours dans la logique de la répartition : les cotisants paient pour les retraités. La capitalisation : efficace à tous niveaux Dans un système par capitalisation, géré par des fonds de pension ou des compagnies d’assurance, l’argent des cotisants ne se perd pas dans la masse des pensions versée aux retraités et gérée au jour le jour par des caisses publiques. Cet argent est placé, au lieu d’être englouti. Voilà une source de financement inespéré pour l’économie, créatrice d’emplois et de croissance. Et le jeu des intérêts composés fait qu’un simple taux de rendement de 4% permet de doubler le capital constitué en 14 ans. Les « cotisations » peuvent alors baisser d’un tiers et le taux de remplacement brut (proportion au dernier revenu d’activité touché) pourrait atteindre voire dépasser 100 % (alors qu’il est aujourd’hui de 60% en moyenne pour les salariés du privé). Il faut deux générations pour réaliser la transition de la répartition vers la capitalisation, et 51 pays au monde sont actuellement en transition.
L’héritage culturel de l’inflation par décret, par G. Hülsmann
Jörg Guido Hülsmann propose, dans « L’éthique de la production de monnaie », une intéressante synthèse entre l’économie politique de la monnaie, la philosophie réaliste et la théologie catholique. Il aborde la compatibilité entre les préceptes moraux chrétiens et diverses constitutions monétaires, les conséquences de l’inflation permanente sur le plan de la spiritualité, les causes des crises monétaires et financières ainsi que l’utilité de la politique monétaire. Ce chapitre a été publié dans l’AGEFI le 8/10/2010 ainsi que, sous le titre « L’héritage culturel et spirituel de l’inflation forcée » et dans une traduction légèrement différente, dans la revue Kephas (avril-juin 2006). Powered By EmbedPress
“Vous avez dit écologie ?”, par François Schwerer
Voici un article de François Schwerer (sous le pseudonyme de François Reloujac) paru dans le n° 142 (juillet/août 2015) de “Politique Magazine“
Michel Lelart : Pourquoi Benoît XVI parle-t-il de la microfinance dans Caritas in Veritate ?
Résumé :Au mois de juin 2009, le pape Benoît XVI a publié une encyclique Caritas in Veritate, dans laquelle il évoque à deux reprises le microcrédit et la microfinance. Ces références peuvent étonner. C’est la première fois qu’elles apparaissent dans une encyclique. Nous avons cherché à en comprendre les raisons. D’une part, la microfinance permet de réduire la pauvreté, ce qui est un souci de l’Eglise depuis toujours, comme de développer l’activité à travers l’initiative économique, ce qui est devenue pour elle une préoccupation. D’autre part, la microfinance est un secteur qui respecte la subsidiarité, qui n’est pas étranger au bien commun, et qui s’ouvre à la solidarité, trois des grands principes de la doctrine sociale de l’Eglise. Elle est aussi une finance de proximité, et en cela elle respecte la diversité des cultures comme le Pape le souhaite. Mots clés : Code JEL : M14 – O17 – Z12 ——————— Abstract : “Microfinance” in the papal encyclical Caritas in Veritate : Why ? In June 2009, Pope Benedict XVI published an encyclical entitled Caritas in Veritate in which he twice mentions “microcredit” and “microfinance”. These references may appear surprising since this is the first time that they are introduced in a papal encyclical. This paper provides an explanation for the introduction of these two references. Firstly, microfinance has a goal of reducing poverty, which has always been a major concern of the Church, as well as the goal of developing individual action by way of economic initiative, which recently has become a major preoccupation of the Church. Secondly, microfinance is based on the principles of common good, subsidiarity and solidarity, three major principles in the Church’s social doctrine. Moreover, microfinance is based on the principle of proximity, which is in line with the notion of cultural diversity, which, in turn, is in conformity with the Pope’s desideratum. Key words : Social doctrine of the Church, Caritas in Veritate, microfinance, micro-credit Code JEL : M 14 – O 17 – Z 12 La dernière lettre encyclique du Pape Benoît XVI publiée le 29 juin 2009 « Caritas in Veritate » était annoncée comme une encyclique sociale. Plusieurs encycliques du même genre l’avaient précédée. La première est celle de Léon XIII sur la condition des ouvriers Rerum Novarum en 1891, alors que la révolution industrielle bat son plein et que Marx l’analyse à sa façon. La deuxième est celle de Pie XI sur le capitalisme Quadragesimo Anno en 1931, alors que le capitalisme connaît sa première grande crise que Keynes va s’efforcer d’expliquer quelques années plus tard. Viennent ensuite de Jean XXIII Mater et Magistra en 1961 sur les récents développements de la question sociale et Pacem in Terris en 1963 sur la paix entre les nations, puis en 1967 Popularum Progressio de Paul VI qui affirme que la question sociale est devenue mondiale et qui plaide pour un développement intégral de l’homme et un développement solidaire de l’humanité. Ce sont enfin trois encycliques de Jean-Paul II : Laborem Exercens en 1981 sur l’homme au travail, Sollicitudo Rei Socialis en 1987 sur les conditions et la nature d’un vrai développement, Centesimus Annus en 1991 qui marque le centième anniversaire de Rerum Novarum et qui plaide pour une société digne de l’homme. Ces textes constituent la doctrine sociale de l’Église catholique 2 . Elle repose sur quelques principes essentiels que Léon XIII a posés dès Rerum Novarum et qui n’ont jamais varié depuis. Le premier est sans conteste l’intangible dignité de la personne humaine, qui entraîne, nous le verrons, la subsidiarité, la solidarité et le bien commun (Compendium, n°160)3. D’autres principes s’en déduisent, en particulier la destination universelle des biens et l’option préférentielle pour les pauvres. Mais ce sont les quatre premiers qui sont les véritables fondements d’une doctrine qui s’est sans cesse adaptée aux problèmes contemporains… et les problèmes ont changé depuis la fin du XIXe siècle. L’encyclique de Benoît XVI s’inscrit parfaitement dans cette évolution. C’est toujours la même doctrine sociale, mais deux choses ont changé. La première est que cette encyclique n’est pas que sociale. Elle est aussi théologique, philosophique, voire même anthropologique. C’est pourquoi elle est si difficile à lire – au fil des pages on y rencontre le prix, le marché, les matières premières, l’entreprise, les syndicats… en même temps que la charité, la justice, la vérité, le bien commun, la liberté et, bien sûr, l’amour de Dieu… C’est aussi pourquoi elle est considérée comme un texte majeur dont la portée apparaît considérable à certains. Le second changement, plus naturel celui-là, concerne l’adaptation de l’encyclique à l’actualité. Le passage à l’international s’est fait avec Populorum Progressio, la mondialisation a été prise en compte avec Centesimus Annus, la nouveauté cette fois concerne l’environnement et, du fait de la crise, la finance… et tout particulièrement la microfinance. On peut s’étonner de cette dernière intrusion dans une encyclique consacrée à l’Amour dans la Vérité ! A vrai dire, ce qu’en dit Benoît XVI n’est pas très original. Il parle de la microfinance à deux occasions. – Dans le chapitre 4 intitulé « Développement des peuples, droits et devoirs… », le Pape affirme que « pour fonctionner correctement, l’économie a besoin de l’éthique » (n° 45). Et il pense que cela est également vrai de la finance qui peut plus facilement s’ouvrir à l’éthique à travers le microcrédit et, plus généralement, la microfinance. Il ne s’agit pas là de n’importe quelle éthique, mais d’une éthique « amie de la personne », qui repose sur « la dignité inviolable de la personne humaine, de même que sur la valeur transcendante des 2 normes morales naturelles » (n°45). L’économie – et la finance – ont donc besoin de morale et la microfinance apparaît comme une voie privilégiée. C’est pourquoi, ajoute Benoît XVI, « ces processus sont appréciables et méritent un large soutien ». – Dans le chapitre suivant consacré à la collaboration de la famille humaine, le Pape passe en revue les domaines où pourrait s’exercer une plus grande solidarité, et il aborde ... Lire la suite
Jacques Garello – Comment lire l’encyclique de Benoît XVI ?
La lettre encyclique « Caritas in Veritate » peut se lire de deux façons, ce qui explique la diversité des commentaires parus à ce jour. Les uns ont été intéressés par l’analyse de l’économie mondialisée et des perspectives qu’elle offre pour les pays pauvres, les autres ont retenu avant tout un message d’éthique économique. Je crois que les uns et les autres ont raison. D’après ma mesure, le texte de Benoît XVI fait une part égale aux deux versions. L’introduction, le chapitre premier, ainsi que le chapitre six et la conclusion sont surtout œuvres d’évangélisation, les quatre chapitres au cœur de la lettre traitent principalement de la mondialisation et du développement. La référence permanente à Popularum Progressio ferait plutôt pencher vers une lecture très actualisée du texte, mais le propos essentiel n’est-il pas de proposer aux catholiques et aux hommes et femmes de bonne volonté les lumières de la foi et de la raison ? C’est d’ailleurs l’un des mérites – mais aussi l’une des difficultés – de la doctrine sociale de l’Église que de rappeler les permanences spirituelles et théologiques lorsque le monde est confronté aux « choses nouvelles » : Léon XIII s’exprimait sur la « question ouvrière », Paul VI sur le drame du sous-développement, Jean Paul II sur la fin du communisme. Cette mission du magistère est d’ailleurs rappelée avec insistance par Benoît XVI : La doctrine sociale de l’Église éclaire d’une lumière qui ne change pas les problèmes toujours nouveaux qui surgissent (§12). Le Pape parle d’une fidélité dynamique. Le problème nouveau : la mondialisation en crise ? Les économistes et autres experts en sciences sociales sont plutôt portés à s’interroger sur le tableau du monde présent, sur les enseignements de la crise qu’il traverse et sur la suite à donner. Le texte est ici d’une grande prudence, parfois même d’une extrême difficulté d’appréciation. Voilà pourquoi partisans et adversaires du libéralisme peuvent tirer argument de quelques phrases sorties de leur contexte. Les dirigistes et sociaux démocrates crient victoire lorsque l’encyclique appelle l’État à intervenir de façon plus pressante (§ 24 et 41), et appelle de ses vœux une organisation mondiale de l’économie (§57), mais ils en oublient que le rôle de la société civile est aussitôt souligné (§24) et que les erreurs, abus des institutions internationales sont dénoncés (§43 et 47) et qu’une gouvernance mondiale devrait être de nature subsidiaire (§57). Les libéraux se réjouissent de voir le contrat et le marché totalement réhabilités (§ 35 et 36) sur la base de la justice commutative (§6) et le protectionnisme condamné (§42), mais ils peuvent s’inquiéter d’une irruption de la gratuité dans les échanges marchands (§36) ou de l’évocation d’entreprises à but non lucratif (§46). Si l’encyclique reprend quelques idées à la mode sur les sources d’énergie et l’épuisement des ressources naturelles, allant même jusqu’à prôner une planification de leur usage (§49), le néo-paganisme des écologistes est ouvertement condamné (§48), ainsi que leur néo-malthusianisme (§50). Pour ramener les passages du texte à leur juste valeur il serait utile de tenir compte de trois éléments 1° L’observation d’un monde en mutation n’est pas facile, parce que les eaux sont mêlées. Par exemple, si la crise actuelle est due à l’imprudence de certains financiers trop pressés de réaliser des opérations très profitables, les responsabilités des institutions publiques, y compris des banques centrales, sont considérables. Si le libre échange est réalisé pour beaucoup de produits et services, il ne l’est pas pour les produits agricoles. Si les gouvernants dénoncent le dumping fiscal, le dumping social et les délocalisations, c’est parce que leurs législations et leurs impôts ont rendu la vie impossible aux entrepreneurs, et parce qu’ils ne veulent pas renoncer à des dépenses qui représentent souvent gaspillages et prébendes. Si le chômage s’accroît, c’est sous l’effet des rigidités du marché du travail, et de l’assistanat dans lequel on entretient les chômeurs (qui très vite vont pâtir financièrement et psychologiquement des subsides de l’État providence). 2° L’encyclique n’a pas voulu revenir à ce qui est définitivement acquis dans la doctrine sociale de l’Église, en particulier le principe de la propriété privée et la condamnation du socialisme, la liberté d’entreprendre et le droit à l‘initiative, l’articulation de la justice commutative et de la justice distributive. Benoît XVI rappelle la cohérence du corpus doctrinal (§12), hérité des Apôtres, des Pères de l’Église et des Grands Docteurs. 3° Globalement, le diagnostic de l’encyclique est clair : la mondialisation est favorable au développement des pays pauvres, elle est l’occasion de réunir la famille humaine dans la fraternité, pour peu que les hommes veuillent bien accompagner cette mondialisation d’un supplément d’âme, pour peu que l’on accepte la vérité de l’amour du Christ dans la société. C’est précisément ce dernier message qui, à mes yeux, constitue le corps de l’encyclique, tout le reste n’étant que constats prudents, pistes de recherche et parfois même vœux pieux. Je pense que l’important est d’aller à l’essentiel et de retrouver le lien qui fait remonter la mondialisation et le développement à l’éthique et à l’Évangile. Responsabilité personnelle et carences institutionnelles Reprenant le thème de Paul VI, Benoît XVI place l’homme au cœur du processus de développement économique, dont il est à la fois l’acteur et le bénéficiaire. Bénéficiaire dans la mesure où le développement signifie l’élimination de la faim, de la maladie et de l’analphabétisme (§21), mais aussi le développement intégral de l’homme (§11). Acteur parce que le développement exige que tous prennent leurs responsabilités de manière libre et solidaire (§11) ; il n’est pas simplement offert au titre d’un droit au développement (§11). Citant Paul VI : Chacun demeure, quelles que soient les influences qui s’exercent sur lui, l’artisan principal de sa réussite ou de son échec (§17) Benoît XVI conçoit le développement comme la réponse à une vocation, qui demande à l’être humain de se hisser à la hauteur de sa personnalité et de l’amour du Christ. Comme Jean Paul II l’avait déjà souligné, la ressource humaine est le véritable capital qu’il faut faire grandir afin d’assurer ... Lire la suite